SCÈNE IV

LE ROI D’ESPAGNE, LE CHAMBELLAN, LE CHANCELIER, L’ACTRICE.

Une salle dans le Palais flottant du Roi d’Espagne. C’est une grande pièce dorée soutenue par des colonnes torses et éclairée par une large verrière à petits vitraux à demi ouverte. Une sombre lumière dorée vient d’en bas par la réflexion de la mer.

Le Roi d’Espagne est un homme au teint pâle, aux yeux profondément enfoncés sous d’épais sourcils, aux grands traits osseux que n’éclaire jamais un sourire, massif et la tête dans les épaules. Il ressemble au Roi de pique, tandis que son prédécesseur des deux premières journées ressemblait plutôt au Roi de cœur.

Il a les yeux attentivement fixés sur une tête de mort, faite d’un seul morceau de cristal de roche, qui est posée sur un coussin de velours noir au milieu de la table, éclairée par le rayon du soleil couchant.

LE ROI

Quel pouvoir m’empêche de lancer incontinent par la fenêtre ce caillou maudit, cet appareil à savoir que Rodrigue est allé déterrer pour moi au fond d’une tombe mexicaine, ce crâne translucide dont il m’a fait présent par moquerie ?

Éponge spirituelle, entre ma pensée et ces choses que la courbure de la terre m’empêche de voir, il est un intermédiaire inique.

Une seconde… et rien. Une seconde… et tout s’efface et l’affreuse diaprure dont on ne sait si c’est ce cristal ou ma pensée qu’elle colore s’est effacée.

À l’instant, dans dix lieues de tempête, dans un nœud de vagues furibondes qu’éclairait un soleil de folie, n’ai-je pas vu le Rosario en flammes s’enfoncer la poupe en l’air et le pavillon royal s’évanouir dans l’écume ?

Maintenant c’est une nuit mortuaire où flottent des plaques de neige et de tous côtés fuient de petites lumières éperdues.

J’ai sous les yeux une côte couverte d’épaves, des équipages tout petits qu’on passe au fil de l’épée.

Et ce cadavre obstiné, qui dans les eaux de ce néant prophétique remonte sans cesse et se replonge, je n’ai pas besoin de voir autre chose que son épaule et sa nuque entourée d’un fil d’or et d’un chiffon de dentelle,

Pour reconnaître l’Amiral lui-même, le beau Duc de Medina Sidonia. Est-ce toi, Felipe ?

Qui m’empêche de jeter ce caillou par la fenêtre, ce crâne sculpté dans de l’esprit ? si ce n’est l’avidité d’un cœur qu’aucun désastre n’est capable de rassasier et qui n’ouvre

Ses portes qu’à la sommation de la catastrophe.

Tout ce qui arrive pour moi est-il inattendu ? ai-je nourri quelque illusion jamais ?

Ai-je été assez fou jamais pour croire que j’allais conquérir l’Angleterre avec vingt mille hommes et cette Armada toute encombrée de convois et de servitudes ?

Toutes ces complications, les révoltes en cent points divers à supporter à jour dit, l’Écosse, l’Irlande, toutes ces ambitions, rivalités et intérêts divers à accorder, les troupes de Parme en Flandre à embarquer sous le canon des Pays-Bas,

N’étaient-ce pas autant de portes ouvertes à la mauvaise fortune ? Qui se confie au hasard, qu’a-t-il le droit d’attendre ?

Comment appeler le Roi qui bâtit sur la mer mouvante et qui confie aux vents ses trésors et ses soldats ?

Et cependant je n’avais pas le choix. Il fallait faire absolument quelque chose. Il n’y a pas besoin d’espérer pour entreprendre.

L’hérésie est pour la chrétienté une telle souillure, elle est pour un cœur universel une chose tellement abominable et hideuse,

Que n’aurais-je eu qu’une chance, le devoir du Roi Très Catholique était de l’essayer et d’écraser Cranmer et Knox et de clouer sur son rocher cette cruelle Sylla, cette harpye à la face humaine, la sanguinaire Élisabeth.

J’ai fait ma tâche, j’ai bouché ce trou par où l’Accusateur contre moi eût pu passer, j’adore Dieu maintenant de toutes parts autour de ma foi une parfaite enceinte.

Il couvre la tête de mort avec un coin du tapis de velours noir sur lequel elle est posée. Entre précipitamment le Chambellan. Il a une belle fraise, une belle petite barbe blonde, de belles culottes noires bien rembourrées, et tous ses membres et articulations sont de guingois à des angles différents comme les parties d’un mètre de charpentier.

LE CHAMBELLAN, entrant gauchement et rapidement.

Sire ! de bonnes nouvelles, Sire ! d’excellentes nouvelles ! de glorieuses nouvelles !

Loué soit Dieu qui protège l’Espagne ! Qui aurait pu douter qu’une expédition si bien combinée et pour un but si honorable sous un chef si distingué pût avoir une fin autre qu’excellemment parfaitement satisfaisante ?

LE ROI, le regardant d’un œil de plomb.

Apaisez-vous, Monsieur, et reprenez vos esprits et veuillez me dire en ordre et posément ce que vous avez à me marquer.

LE CHAMBELLAN

Je demande humblement pardon à Votre Majesté ! En un jour si beau pour l’Espagne, qui pourrait contenir sa joie ? La mer même s’agite sourdement sous mes pieds et ce palais avec ses miroirs et ses peintures se soulève et craque,

Comme si la vague irrésistible qui vient de s’abattre sur les falaises de Douvres et de Southampton

Intéressait les racines de la profonde volute qui, de sous la quille même de votre bâtiment monarchique,

S’épanouit en une triple corolle autour de l’Espagne Dieubénite.

LE ROI

Abandonnez ce langage poétique et éclairez-moi.

LE CHAMBELLAN

Sans aucune espèce de difficultés, la glorieuse Armada favorisée par le souffle des Anges

Est parvenue aux rivages de Calais et de Gravelines,

Et là, sur les bateaux préparés, elle a embarqué les troupes de Parme.

LE ROI

Où se trouvaient cependant les flottes de Frobisher et de Drake ?

LE CHAMBELLAN

Leurs débris jonchent les côtes de la Manche, de l’Irlande, des Hébrides et du canal de Bristol.

LE ROI

Ce n’est pas la même chose sur la carte.

LE CHAMBELLAN

Il n’y a pas le moins du monde à douter.

LE ROI

Sont-ce là des nouvelles de l’Amiral qui sont directement parvenues ?

LE CHAMBELLAN

Non pas, mais on ne parle pas d’autre chose à Bayonne.

LE ROI

Et qui vous a donné des nouvelles de Bayonne ?

LE CHAMBELLAN

Un marchand juif de ce matin arrivé, que la police a interrogé.

LE ROI

Il n’y a qu’à remercier Dieu d’un si grand succès.

LE CHAMBELLAN

Et déjà notre flotte remontant à pleines voiles la Tamise foudroie la Tour de Londres !

LE ROI

Il nous faut célébrer un Te Deum et tenir conseil sur ce que nous allons faire de la Grande-Bretagne.

LE CHAMBELLAN

Il n’y a qu’une ombre à votre victoire, je dois tout dire.

LE ROI

Parlez.

LE CHAMBELLAN

Le pauvre Duc de Medina Sidonia s’est noyé, on n’explique pas comment.

LE ROI

Dieu ait son âme, ainsi soit-il ! (On entend le bruit d’une discussion au dehors.) Quel est ce bruit ?

Entre un Huissier.

L’HUISSIER

Sire, il y a là une femme qui dit que Votre Majesté lui a fixé audience et qui veut absolument être introduite auprès de Votre Majesté.

LE ROI

Un moment. (Au Chambellan :) Êtes-vous allé trouver Don Rodrigue comme je vous avais fait suffisamment comprendre que tel était notre désir ?

LE CHAMBELLAN

C’est Don Mendez Leal qui s’est chargé de cette mission.

LE ROI

Eh bien, qu’a-t-il répondu ?

LE CHAMBELLAN

Il n’a rien répondu mais il lui a épinglé dans le dos le portrait de l’Ange Gabriel et il lui a attaché le nez avec un cordon de soulier pour l’empêcher de mentir.

Le pauvre gentilhomme est encore tout frémissant de cette injure !

LE ROI

C’est bien. – Je vous demanderai, Monsieur, de me faire la faveur pour un moment de ne plus exister.

(Le Chambellan n’existe plus.

À l’Huissier :)

Faites entrer Madame.

L’Huissier sort. Entre l’Actrice.

L’ACTRICE

Sire ! Sire ! je me jette aux genoux de Votre Majesté !

Elle fait comme elle le dit, en excellent style.

LE ROI

Relevez-vous, Madame !

L’ACTRICE

Sire, mon Roi ! Que dire ? Par où commencer ? Ah ! je sens quelle est mon audace ! Mais la miséricorde des Rois n’est-elle pas comme cette grande coupe, dans les jardins de l’Escurial, alimentée à de lointaines cimes dont on ne sait jamais l’heure qu’elle afflue mais où les rossignols toujours ont la permission de se désaltérer.

Elle se relève.

LE ROI

Parlez sans crainte, Madame, je vous écoute. Ne faisons-nous pas le même métier, vous et moi, chacun sur son propre théâtre ?

L’ACTRICE, d’une voix éclatante.

Ah ! si jamais, ô mon Roi, ma voix a su porter jusqu’à votre cœur les accents de Lope et de Calderon,

Si jamais votre cœur s’est ému de voir l’Espagne en ma personne à grands plis se jeter aux genoux de Sertorius,

Prêtez à ma pauvre supplication de femme une oreille favorable !

Car s’il est vrai que j’ai nourri de mes simples affections ces grandes paroles que j’avais charge de rendre sensibles,

Il est bien juste qu’à leur tour toutes ces créatures sur la scène que je fus et qu’il ne dépend que de moi d’animer, comme de grandes colonnes

M’entourent et me prêtent appui !

LE ROI

Je vous écoute.

L’ACTRICE

Don Felipe de Medina Sidonia…

LE ROI

Je m’attendais à ce nom.

L’ACTRICE

Sire, Don Felipe, mon petit Felipe,

Ah ! il n’y a personne autant que moi qui sache qu’il n’est pas fait pour gouverner l’Angleterre !

LE ROI

Et qui vous a dit, Madame, que j’avais une Angleterre à ma disposition pour lui en faire cadeau ?

L’ACTRICE

Tout le monde sait que Votre Majesté vient de conquérir l’Angleterre et que Dieu a dissipé ses ennemis.

Le bruit en un instant s’est répandu partout comme le feu dans l’herbe sèche.

Entendez de toutes parts ces chants et ces acclamations.

LE ROI

Il est vrai, c’est un grand jour pour l’Espagne. En ce jour est accordée à l’Espagne une grande et mémorable journée.

L’ACTRICE

Sire, rendez-moi Felipe. Il n’y a personne autant que moi qui sache qu’il n’est pas fait pour gouverner l’Angleterre !

Ah ! je l’ai trop bien vaincu pour qu’il soit capable désormais d’embrasser autre chose que moi. Je vaux mieux que l’Angleterre !

Quand il était dans mes bras ce n’était pas le bruit des vagues sans repos là-bas, déferlant contre ce repaire d’hérétiques, qui l’empêchait de dormir !

Ce n’est pas l’odeur des algues et de la fumée de tourbe et des feuilles de chêne dans la pluie qui lui fera oublier jamais ce parfum brûlant de roses et de jasmin qui l’a conduit jusqu’à moi !

LE ROI

De quoi donc as-tu peur si tu es sûre de lui ?

L’ACTRICE

J’ai peur de cette Reine Marie que l’Usurpatrice a mise au fond d’une prison.

Mon beau Felipe la délivre et aussitôt elle lui accorde sa main. Le voilà Roi d’Angleterre au milieu du brouillard et de la glace.

C’est ainsi que les choses se passent dans toutes les histoires que j’ai jouées. Pauvre Felipe ! c’est fini, je ne suis plus rien pour lui.

LE ROI

La Reine Marie n’est plus présentement en Angleterre.

L’ACTRICE

Où est-elle donc ?

LE ROI

Ici même à mes pieds, je ne la croyais pas si belle.

L’ACTRICE

Sire, je ne vous entends pas.

LE ROI

Aucune Marie jamais ne fut si belle et si touchante, c’est ainsi que j’aime à me la représenter.

L’ACTRICE

Sire, j’ai peur de vous ! Qu’il vous plaise de m’ouvrir votre pensée !

LE ROI

Don Felipe est à toi, ma fille ! Prends-le, je te le donne. Quelle joie de vous retrouver !

L’ACTRICE

Ô Sire, vous êtes bon et je vous baise les mains ! Quoi, vous allez lui dire de revenir en Espagne ?

LE ROI

Comment lutter contre le mouvement de mon cœur ?

Je vous donnerai Felipe si vous me donnez quelqu’un à sa place pour gouverner l’Angleterre.

L’ACTRICE

Sire, ne vous moquez pas de moi ! Ces grands et ces capitaines qui vous entourent, vous n’avez qu’à choisir parmi eux.

LE ROI

Celui que j’ai choisi me défie et refuse d’aller où je veux.

L’ACTRICE

Eh quoi, il est quelqu’un à vos ordres qui ose désobéir ?

LE ROI

Je n’ai donné aucun ordre. Celui qui m’obéit il n’y a besoin d’aucun ordre, c’est ma volonté de toutes parts qui l’entoure et l’entraîne comme un torrent. Mais lui s’est placé en tel lieu que je n’aie sur lui prise.

L’ACTRICE

Ah ! que ne suis-je votre Chancelier ? Je saurais trouver des arguments en un moment qui lui feraient perdre pied !

LE ROI

Vous êtes plus forte que mon Chancelier !

L’ACTRICE

Est-ce que l’homme est jeune encore ?

LE ROI

Il est vieux et n’a qu’une jambe.

L’ACTRICE

C’est Don Rodrigue que vous dites ?

LE ROI

Lui-même.

L’ACTRICE

C’est Rodrigue, le marchand d’images, qui refuse d’être Roi d’Angleterre ?

LE ROI

Il ne refusera pas quand il verra Marie en larmes à ses pieds.

L’ACTRICE

C’est moi qui suis Marie ?

LE ROI

Je ne sais par quelle perversité vous vous obstinez à vouloir être autre chose.

L’ACTRICE

Échappée aux prisons d’Élisabeth ?

LE ROI

Et recueillie en grand secret par le Roi d’Espagne.

L’ACTRICE

Que fera-t-il quand il s’apercevra de la duperie ?

LE ROI

Que fait le rat quand il est pris au piège ? Le devoir sera à ce moment une cage autour de lui dont il ne peut s’échapper.

L’ACTRICE

Et c’est vraiment Rodrigue entre tous vos serviteurs dont vous avez besoin ?

LE ROI

Tout ce que je tiens de l’Angleterre il n’y a pas d’autre que lui qui soit fait pour le posséder.

L’ACTRICE

Et il faut que je le supplie qu’il accepte l’Angleterre ?

LE ROI

Je n’attends que sa demande pour la lui accorder.

L’ACTRICE

Et vous me rendrez Felipe ?

LE ROI

Tout ce qui mêlé à la mer et à mon armée répond en ce moment au nom de Felipe, je t’en fais présent.

L’ACTRICE

Et moi je vous amènerai Rodrigue !

Elle sort après une dernière révérence. Cependant la salle s’est remplie des différents fonctionnaires, militaires, dignitaires et plénipotentiaires, nécessaires à constituer une espèce de tableau vivant qu’on pourrait appeler « la Cour du Roi d’Espagne », quelque chose dans le goût de la « Ronde de nuit  ». Cette difficile composition une fois achevée, ils demeurent tous parfaitement immobiles.

LE ROI, frappant dans ses mains.

Messieurs, j’ai besoin de vous. Veuillez me prêter attention.

TOUS répondent d’une seule voix :

Nous sommes aux ordres de Votre Majesté.

et se mettent à imiter l’attention de la manière la plus fausse et conventionnelle que l’on puisse imaginer.

LE ROI

Je suppose que vous avez tous entendu déjà cette grande nouvelle qui nous est parvenue,

Nos ennemis par la tempête dissipés, nos forces ralliées et rassemblées, les hérétiques divisés en armes l’un contre l’autre, et notre puissante armée, de concert avec notre flotte, marchant sur Londres.

LE CHANCELIER

Il faut remercier Dieu qui a merveilleusement accompli son œuvre par nous au rebours de toute sagesse humaine.

LE ROI

À lui seul soit l’honneur comme au grand astre invisible qui des affaires temporelles conduit la montée et le reflux

Et qui fait qu’aux nations qu’il aime la défaite ne soit pas moins avantageuse que la victoire et recevoir que de donner.

LE CHANCELIER

Le bruit est parvenu jusqu’à moi que Don Felipe de Medina Sidonia est mort.

LE ROI

Il est vrai. C’est une nouvelle qu’il convient de garder encore secrète.

LE CHANCELIER

Qui va gouverner l’Angleterre à la place de notre beau Duc ?

LE ROI

Vous-même, Monsieur le Chancelier, si cela vous convient.

LE CHANCELIER

Ma place est la censure et non point de gouverner.

LE ROI, aux courtisans.

Si quelqu’un de vous me demande l’Angleterre, je la lui donne.

(Ils demeurent tous immobiles et muets.)

Eh quoi, aucun de vous ne veut de l’Angleterre ?

LE CHANCELIER

C’est de Votre Majesté qu’ils ont peur et de ces desseins qu’Elle cache au fond de son cœur impénétrable.

LE ROI

Eh bien, je sais, j’ai désigné déjà à qui je donnerai ces Îles dans la brume, ces terres sombres et mouillées,

Qu’au travers de la tempête vient de toucher enfin un rayon de notre Soleil catholique.

LE CHANCELIER

Nous attendons son nom.

LE ROI

J’attends que lui-même vienne se proposer à Nous.

Il y a trop longtemps qu’il fuit jusqu’aux extrémités de la terre Notre présence, se vantant de faire, où Nous n’étions pas, Notre œuvre et de gagner pour Nous la longueur de son ombre par les moyens que lui-même a inventés et combinés.

C’est ainsi que vous l’avez vu tour à tour se meurtrir aux portes du Couchant et de l’Est.

Et maintenant la ride qui l’avait porté jusqu’aux extrémités de la terre le ramène irrésistiblement jusqu’à Nous,

Alors que de ses flottes sombrées il ne reste plus sous ses pieds que ce bateau fendu,

Sur lequel il a l’insolence de défier encore notre Vaisseau Royal.

Eh bien, je jure que si au lieu de s’amuser avec le reflet à l’envers sur l’eau de mes enseignes, il vient directement à moi, et moi tout ce qu’il demande, je le lui donnerai et je m’apercevrai de lui.

LE CHANCELIER

Pourquoi l’avoir abandonné quand il était jeune et puissant, pour le reprendre maintenant qu’il est infirme et vieux ?

LE ROI

Ce n’est pas moi, ce sont les choses qui l’ont abandonné, il n’était plus d’accord avec elles ;

On aurait dit qu’ils n’étaient plus animés de la même vie et qu’ils ne s’attendaient pas, qu’ils ne s’entendaient pas.

Mon devoir n’était-il pas d’enlever aussitôt le rouage qui grippe et qui grince ?

Ce n’est pas la même chose d’imposer sa volonté, de donner une forme à la matière plastique comme il a fait jadis de l’Amérique,

Ou de s’arranger avec les choses qui existent et d’intervenir à point nommé avec une oreille infaillible,

Car ce sont elles qui fournissent le mouvement et nous l’intelligence.

Toutes ces choses qui semblent disparates cependant elles vont naturellement vers l’accord.

Et maintenant qu’il est vieux, je suppose qu’il a compris que le moment est venu pour lui moins d’agir que d’écouter.

Et de conduire les intérêts et les passions humaines à ce mariage politique auquel ils sont prédestinés.

LE CHANCELIER

Ainsi, ce colporteur à la jambe de bois, c’est à lui que vous allez décerner l’héritage des léopards et de la harpe ?

LE ROI

Je n’attends pour cela qu’un signe.

LE CHANCELIER

Quel signe ?

LE ROI

Je n’irai pas le chercher, je ne lui donnerai aucun ordre. Mais qu’il me demande l’Angleterre et je la lui donnerai. Vous n’osez jamais me demander rien, ou bien alors ce sont des titres, quelques bouts de ruban, quelques sacs d’écus, quelques arpents de terre,

Mais ce mendiant qui n’a plus d’autre asile que trois planches sur la mer,

Qu’il me demande l’Angleterre et je la lui donnerai !

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