SCÈNE IX

LE ROI D’ESPAGNE ET SA COUR, DON RODRIGUE.

La Cour du Roi d’Espagne sur son Palais flottant telle que ci-dessus décrite. Il est fait de plusieurs pontons accolés et mal joints, toujours craquant, montant, descendant et changeant de niveau, de sorte que pas un des acteurs n’a le pied sûr et que l’architecture de ce beau lieu varie de la plus étrange façon.

Pantomime des courtisans qui font de leur mieux ; on voit bien qu’ils font tout leur possible pour être là, et qui, à l’aide de force hochements de tête, mains jointes, bras croisés, les yeux levés au ciel ou fichés en terre et gestes attestateurs, expriment (en mesure sur un petit air à la fois guilleret et funèbre) leur profonde consternation. Le sol mouvant les oblige d’ailleurs à des flexions de jarret et inclinations de corps pour rester en place et les lance parfois de la manière la plus inopinée dans de surprenants zigzags.

UN

Mon cousin est au nombre des disparus.

DEUX

Mon oncle également. Il me laisse toute sa fortune. Je vais être très riche. Oh là là ! Hélas ! hélas !

TROIS

Hélas ! hélas ! hélas !

QUATRE

Et penser que je venais d’obtenir le monopole du haddock fumé en Écosse pour soixante-dix ans ! Que vont dire mes créanciers ?

CINQ

Le Duc de Medina Sidonia a eu la tête prise entre les deux battants d’une huître énorme.

On le voit quand il fait soleil qui s’agite mollement dans une espèce de courant d’air au fond de l’eau,

Terminé par d’élégants petits souliers aux boucles de diamant.

LE CHANCELIER, d’une voix caverneuse.

Quel étrange revirement des choses humaines !

Il n’a pas achevé qu’un coup de roulis l’envoie à toute vitesse à travers la salle dans les bras d’un insignifiant hidalgo, fort embarrassé de cet honneur.

UN

Hier encore, sur la foi de cet absurde sous-préfet de Bayonne…

DEUX

Hier, et aujourd’hui !

TROIS

Tout a péri ! Cette fois il n’y a pas à douter. Rien ne reviendra en Espagne.

QUATRE

Hélas ! hélas ! notre armée !

CINQ

Hélas ! hélas ! nos bateaux !

SIX

Hélas ! nos bateaux ! Le Lion-de-Castille, le Soleil-Royal, l’Éléphant-des-Asturies, le Rempart-des-Pyrénées et le Grand-Blanc-d’Espagne.

UN

Le Stationnaire de la Bidassoa !

DEUX

Le Saint-Fernand, le Saint-Ferdinand.

TROIS

Le Saint-Ponce, le Saint-Alphonse, le Saint-Ildefonse…

QUATRE

Le Saint-Marc-Girardin, le Sainte-Marie-Perrin, le Saint-René-Taillandier, et le Barthélemy-Saint-Hilaire

CINQ

Tout cela est allé par le fond, de profundis, ça ne fait rien, n’y pensons plus !

UN

Ce qui est le plus merveilleux est l’attitude de Sa Majesté. Son visage n’a pas changé.

DEUX

Elle n’a décommandé aucune fête.

TROIS

Aucune audience.

QUATRE

Quoi ! l’audience avec Don Rodrigue tient encore ?

LE CHANCELIER

Ordre exprès de Sa Majesté. Rien n’est changé. Don Rodrigue va être solennellement investi de son commandement d’Angleterre.

CINQ

Eh quoi ! il ne sait rien ?

LE CHANCELIER

On l’a mis à part depuis deux jours sur un bateau. Ordre sévère de tout lui cacher. Ordre à vous tous, Messieurs, de vous conduire avec lui respectueusement, comme il convient avec le Vice-Roi d’Angleterre, l’Élu de Sa Majesté.

UN

Ça va être amusant !

DEUX

Ainsi s’expliquait donc ce choix étrange de Don Rodrigue !

LE CHANCELIER

Nous avons un grand souverain. Dès qu’il apprit le désastre de l’Armada, au moment même où la fausse nouvelle à nous nous parvenait de notre victoire,

Il eut la pensée de Don Rodrigue.

TROIS

Le voici.

Entre Don Rodrigue en superbes vêtements noirs, une chaîne d’or autour du cou, appuyé sur un page et flanqué de deux estafiers. Tous s’inclinent respectueusement avec les variantes que le mouvement de la mer introduit. Un rideau s’ouvre au fond de la scène et le Roi paraît sur son trône. Toute la cour fait la révérence. Comme il est sur un ponton différent de celui où se trouvent Rodrigue et les courtisans, tantôt il s’élève au-dessus d’eux à une hauteur prodigieuse, tantôt il disparaît par-dessous et l’on ne voit plus que sa tête ceinte d’une couronne d’or à grandes dents au niveau du plancher. L’orchestre se désintéresse de tout ce qui va suivre et s’occupe pour se désennuyer à imiter les plongeons et ascensions de la mer et les sentiments des gens qui ont mal au cœur.

LE ROI

Approchez-vous, Don Rodrigue, et laissez-moi enfin contempler ce visage qu’on m’a si souvent dépeint,

Ce front d’où ont jailli tant de nobles pensées, ce bras qui a su imposer ses lois à la fortune.

On m’a montré sur la carte cette coupure que vous avez eu l’idée de pratiquer entre les deux Amériques :

Ingénieuse petite chose dont les talents de Don Ramire ont su tirer de merveilleuses conséquences.

Car c’est par elle désormais, l’auriez-vous cru, Monsieur ? que la paix règne sur tout ce vaste empire et qu’à l’abri de la sédition nous étendons à l’un et à l’autre continent les bienfaits de la religion et de l’impôt.

Et plus tard c’est vous qui, au milieu de l’Océan, au flanc même de la Chine et du Japon,

Avez rivé ces espèces d’anneaux, les Philippines éparses, où cet antique vaisseau l’Espagne a porté son ancre la plus lointaine,

Non sans dépenses, dont nos esprits, plus lourds et lents que le vôtre, arriveront cependant quelque jour, j’en suis sûr, à reconnaître l’utilité.

Tant de services méritaient une récompense. Mais quelle position trouver pour vous où vous ne fussiez pas à l’étroit ?

Les grands esprits n’ont pas de besoins. Ils se rient des titres et de l’argent. Quelle récompense plus grande que d’ouvrir libre carrière à votre génie et de vous laisser croiser en long et en large dans le soleil de notre bénignité ?

C’est alors que nous avons admiré votre esprit chrétien, quand libéré de tout souci mercenaire

Vous vous êtes entièrement consacré au bien-être moral de nos laborieuses populations maritimes, si étroitement uni à leur développement matériel.

Quoi de plus méritoire que de faire pénétrer dans les classes déshéritées par des moyens appropriés à leur esprit naïf et rude

Quelque rayon d’idéal et le reflet d’une beauté supérieure, le sentiment des Beaux-Arts en un mot ?

Item quel plus noble sujet d’inspiration que ces grands hommes qui, pendant toute leur vie, n’ont fait autre chose qu’enseigner le mépris des richesses et le respect de l’État

Et qui maintenant au ciel, fonctionnaires perpétuels, partagent avec le soleil et la lune les honneurs du calendrier ?

Pardonnez-moi, Don Rodrigue, si la considération de vos efforts artistiques a quelquefois amené sur mes lèvres un sourire bienveillant.

J’ai rencontré en feuilletant ces humbles gravures d’heureuses saillies, les trouvailles d’une imagination généreuse malheureusement desservie par des moyens insuffisants et par l’ignorance de toutes les règles.

Vous m’avez fait admirer une fois de plus combien la nature à elle seule ne saurait suppléer à l’absence de bonnes institutions.

Croyez, Monsieur, que nos académies sont pleines d’imaginations débordantes, de sensibilités frémissantes, de passions volcaniques,

Mais tous ces beaux génies n’auraient pu arriver à leur claire et harmonieuse expression, à leur véritable utilité sociale, ils n’auraient pu exploiter avec économie leur petit domaine, ils ne jouiraient pas sans fatigue pour nos yeux et notre cerveau de cet éclat tempéré que nous admirons,

Si, effrayés de leurs propres transports, ils ne s’étaient jetés avidement sur tous les freins que la sagesse de nos aïeux a préparés, et ils ne s’étaient sévèrement imposé cette règle ascétique :

Celui qui fait ce qu’un autre a fait avant lui ne risque pas de se tromper.

Pardonnez-moi de m’étendre si longuement sur ce sujet frivole :

Peut-être estimerez-vous que je ne suis pas dénué de toutes lumières sur ces questions, ayant reçu autrefois les leçons de Raphaël,

Je veux dire de Raphaël Colin et de Cormon.

Mais je m’arrête. Je sais qu’en vous amusant à ces naïves compositions, vous n’avez pas eu pour but d’augmenter le patrimoine artistique de la nation espagnole,

Mais que l’esprit qui vous a guidé est celui de la vulgarisation, de l’édification et de la philanthropie.

DON RODRIGUE

Rien ne saurait échapper au regard pénétrant de Votre Majesté. Quel honneur et quelle confusion à la fois d’avoir retenu pour un moment l’attention de cet œil d’aigle,

Habitué aussi bien à prendre les dimensions d’un empire qu’à suivre le pauvre lapin qui essaye de se dissimuler entre deux touffes de bruyère.

Tel le grand Napoléon autrefois, d’un seul regard, enfantant Luce de Lancival !

Ces dessins que Votre Majesté vient de juger m’ont coûté à moi qui ne suis qu’un pauvre ouvrier bien des peines, bien des années d’études, d’expériences et de réflexions,

Mais il a suffi à Votre Majesté, d’un seul regard, de quelques minutes d’attention, pour en reconnaître les défauts.

Hélas ! je ne les connais que trop ! Defuit mihi symmetria prisca ,

Et pour m’orienter sur mes véritables directions (mettant la main sur son cœur) les paroles de Votre Majesté seront mon plus précieux trésor ! Oui, je veux qu’elles fassent désormais la règle de mon art et de ma vie,

Qui sera consacrée tout entière non seulement au relèvement du tonus moral de nos travailleurs du thon

Mais à la gloire et illustration de son règne.

Il s’incline.

LE ROI

J’approuve vos intentions aussi bien que votre modestie.

(Murmure flatteur de l’assistance, commenté délicatement par l’orchestre. Petits coups de grosse caisse.)

Mais je parlais pour vous éprouver. La sérénité et la déférence avec lesquelles vous m’avez répondu

Me prouvent que l’artiste en vous n’a pas tout gagné et corrompu.

Ce n’est pas d’un artiste que j’ai besoin en Angleterre.

Ce n’est pas de ces mains qui étalent de la couleur sur du papier que j’ai besoin, mais de celles qui autrefois ont façonné l’Amérique.

Je vous donne congé de parler, Monsieur le Chancelier.

LE CHANCELIER, les jambes écartées, en vieux loup de mer, chevauchant sur les mouvements du tangage et du roulis.

Trop longtemps, Don Rodrigue, vous vous êtes dérobé à l’appréciation de votre souverain et à l’expectation de vos compagnons d’entreprises.

Et s’il est trop vrai, comme il est naturel aux choses humaines, que l’envie et la fureur des faibles et des sots se soient donné carrière contre vous,

Cependant ce ne fut pas un acte charitable et juste et pieux de votre part de ne faire aucun effort là-contre et de céder la place en silence.

Aujourd’hui, l’Espagne et le monde avouent qu’ils ne peuvent plus se passer de votre secours.

Il n’est pas vrai que c’est dans l’adversité que nous avons le plus besoin de conseil, car alors la nécessité s’impose à nous.

C’est quand la prospérité comme aujourd’hui nous accable,

Quand une entreprise, comme aujourd’hui réussit au delà de notre attente, quand de démesurées responsabilités nous échoient, et que s’ouvrent en tous sens autour de nous des avenues pleines d’intérêt et de péril,

C’est alors qu’on reconnaît un cœur vraiment magnanime, c’est alors s’il est pour cet empire surchargé quelque colonne,

Qu’elle s’avance et dise : Je peux ! et vienne au support de son souverain qui craque et qui gémit !

Et comme jadis les trois femmes qui vinrent trouver Coriolan,

Ce n’est pas seulement l’Angleterre aujourd’hui qui est venue se jeter à nos pieds, Marie que la fille de la prostituée dépossède de son héritage,

C’est l’Espagne, c’est la chrétienté, c’est l’Église, qui supplient que pas plus longtemps Rodrigue ne leur fasse défaut !

Silence. – Sensation.

DON RODRIGUE

Je ne demande pas de troupes ni d’argent. Je demande que le Roi aussitôt que possible

Retire ses soldats et ses bateaux. Je suffirai.

LE CHANCELIER

Vous allez au-devant des désirs de Sa Majesté qui a besoin de toutes ses forces en Allemagne.

LE MINISTRE DES FINANCES

Et comment ferez-vous tout seul sans soldats et sans bateaux pour tirer de l’argent aux Britanniques ?

Qui nous remboursera les frais de notre expédition ?

DON RODRIGUE

Le bon vin chrétien d’Espagne et de Portugal, Monsieur le Ministre,

Que nous boirons dans nos brouillards à votre santé,

C’est cela qui se chargera de vous payer.

La paix pour toujours. La route sûre vers les Indes.

LE CHANCELIER

Point de troupes ni d’argent, c’est entendu. Mais soyez tranquille, nous vous fournirons largement d’auxiliaires et de conseillers.

DON RODRIGUE, mettant ses lunettes et tirant un papier de sa poche.

Je vois là, écrit sur un papier que je me suis amusé à gribouiller cette nuit,

Que Rodrigue vaut un sou s’il est entier et qu’il ne vaut plus rien du tout si on le coupe en deux.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE

Quoi ? pas d’hommes de loi pour vous accompagner ?

DON RODRIGUE

C’est écrit sur mon papier.

LE CHANCELIER

Vous voulez que nous ayons en vous une confiance absolue ?

DON RODRIGUE

Je vois écrit sur mon papier que c’est nécessaire.

Il est plus facile d’avoir confiance dans un seul homme que dans deux.

LE MINISTRE DE LA GUERRE

Et quels sont les engagements que vous prenez en retour ?

Qu’est-ce que vous êtes disposé à faire en matière de contingent militaire et de tribut ?

DON RODRIGUE

Le contingent militaire ce sera ces troupes que vous consacriez jusqu’ici à nous faire du mal,

Et quant au tribut, j’ai beau chercher je ne trouve pas ce mot dans mon rôlet.

LE MINISTRE DE LA GUERRE

Est-ce dans l’intérêt de l’Angleterre ou de l’Espagne que le Roi vous envoie là-bas conseiller et gouverner ?

DON RODRIGUE

Je serais un bien mauvais tuteur si je ne prenais en mains les intérêts de mon pupille.

LE MINISTRE DE LA GUERRE

Faut-il sacrifier pour eux ceux de votre mandant ?

DON RODRIGUE

À Dieu ne plaise ! Je veux épargner à Monsieur le Ministre des Finances la dépense d’une nouvelle Armada.

Oui, pendant que nous y sommes, profitons pleinement de notre victoire !

Je veux que l’Angleterre et l’Espagne après tant de combats bénissent à jamais le jour où elles ont eu l’idée de s’embrasser !

Ah ! nous nous sommes bien battus mais pas plus qu’il ne fallait !

Nous nous sommes tiré l’un de l’autre tout ce qui pouvait s’en tirer.

Le baiser n’aurait pas tant de goût si ce n’était pas un ennemi vaincu en cette personne défaillante que nous tenons entre nos bras.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE

Je supplie Votre Majesté de faire attention aux propos inquiétants de Don Rodrigue.

LE ROI, qui occupe à ce moment une position périlleusement oblique pendant que les courtisans, sur l’autre bateau, affectent l’oblique opposée.

Ce qu’il dit n’est pas privé de sens. Moi-même je ne regarde pas l’Angleterre autrement qu’avec des intentions pacifiques et matrimoniales.

Je crois à l’amour ! Ce que la politique ne peut faire, c’est à l’amour de l’achever.

Quel exemple des ménagements délicats de la Providence, à travers tant de batailles, meilleur

Qu’un arrangement qui pourvoirait à la fois à la paix de l’univers et à l’établissement de mes fils ?

Où cette reine abandonnée pourrait-elle se trouver mieux qu’entre les bras de Don Udolphe et de Don Valentin ?

DON RODRIGUE

Le problème de la tolérance entre les peuples est déjà suffisamment difficile

Sans qu’on y ajoute celui d’un accord entre les époux.

LE ROI

J’ai remarqué cependant que la Reine Marie considérait notre Don Ernesto d’un œil clément.

DON RODRIGUE

Non. Si quelqu’un connaît la Reine Marie, j’ose dire que c’est moi. C’est une âme réservée et ombrageuse. Elle sort à peine de prison. On voit bien qu’elle a passé sa vie dans la retraite loin des regards publics.

Il a fallu l’admiration ingénue que je lui inspirais pour qu’elle m’ouvre son cœur ; j’ai pénétré jusqu’au fond ce cœur de vierge, ce mélange de hardiesse et de timidité.

Je crois que si un homme peut quelque chose sur son esprit, c’est moi.

LE ROI

Je remets donc la cause de mon fils entre vos mains.

DON RODRIGUE

Il ne faut point de hâte.

Votre Majesté pèsera tout et jugera tout s’il convient de donner plus tard à un étranger

Titre sur la succession d’Espagne.

LE ROI

J’y penserai.

LE MINISTRE DE LA GUERRE

Don Rodrigue a omis de nous dire jusqu’à présent ce secret pour quoi lui seul suffit et comment

Sans troupes, sans argent et sans mariage,

Il maintiendra l’Angleterre et fera d’elle pour toujours l’amie et l’associée de l’Espagne.

DON RODRIGUE

Donnez à manger à vos ennemis, ils ne viendront pas vous déranger dans votre repas et vous arracher le pain de la bouche.

LE CHANCELIER

Je n’entends pas cette parabole.

DON RODRIGUE

Les Indes, là-bas dans le soleil couchant, je dis qu’elles sont au-dessus de l’appétit d’un homme seul.

LE CHANCELIER

Je commence à comprendre.

DON RODRIGUE

Il y a là dedans de quoi faire pour tout le monde pendant des siècles un repas énorme !

Pourquoi faire tant d’affaires de ce monde-ci, quand l’autre est là où nous n’avons qu’à prendre et dont Sa Majesté Catholique pour toujours, grâce à moi, tient l’artère principale ?

LE ROI

Vous voulez donc que nous donnions à l’Angleterre franchise et liberté de nos deux Amériques ?

DON RODRIGUE

Non pas à l’Angleterre seulement ! Ce n’est pas pour rien que le Bon Dieu, à la suite du Christophore, nous a invités à passer la mer ! Je veux que tous les peuples célèbrent la Pâque à cette table énorme entre les deux Océans qu’Il nous avait préparée !

Quand Dieu a donné l’Amérique à ce Ferdinand qui est appelé excellemment le Catholique, c’était trop grand, ce n’était pas pour lui seul, mais pour que tous les peuples y communient.

Que l’Angleterre bénisse à jamais le jour de sa réunion où en échange de sa liberté pareille à celle de mutins sur un bateau volé vous lui avez donné un monde nouveau !

Donnez à tous ces petits peuples d’Europe trop serrés qui se rentrent l’un dans l’autre la place de remuer !

Unissez toute l’Europe en un seul courant ! Et tous ces peuples travaillés par l’hérésie, puisqu’ils ne peuvent se retrouver par leurs sources, qu’ils s’unissent par leurs embouchures !

LE ROI

Dois-je comprendre que pour accepter cette Légation que je suis prêt à vous donner sur l’Angleterre,

Vous exigez que j’ouvre l’Amérique à vos nouveaux sujets qui sont mes récents ennemis ? C’est votre condition ?

DON RODRIGUE

Je ne vois pas ce que je peux faire là-bas d’utile autrement.

Murmure de réprobation dans l’assistance auquel l’orchestre s’associe après avoir pris le temps de la réflexion.

LE MINISTRE DE LA GUERRE

Quelle insolence !

LE MINISTRE DE L’HYGIÈNE

Quelle impudence !

LE MINISTRE DE LA JUSTICE

Quelle exigence !

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE

Quelle extravagance ! Sire, nous vous supplions tous que vous n’ob… (coup de roulis)… tempériez pas !

Nous vous supplions tous que vous n’obtempériez pas aux impudentes et insolentes exigences et extravagances de cet exorbitant gentilhomme !

L’orchestre ajoute péremptoirement : « C’est ça ! » et après une petite pause se met à imiter les efforts de quelqu’un qui vomit.

LE MINISTRE DE L’OLTRAMAR

Nous ne pouvons pourtant pas faire de l’Amérique que le génie et la vertu de votre inoubliable grand-père ont fait sortir du sein des Indes

La pâture banale de toute l’Europe !

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE

Il ne faut pas obtempérer ! Il ne faut pas obtempérer !

LE ROI

Qu’en dites-vous, Monsieur le Chancelier ?

LE CHANCELIER

Excusez-moi. Je ne sais que penser. Vous me voyez tout ému et frémissant.

LE ROI

Voyez-vous un moyen quelconque de nous passer de Don Rodrigue en Angleterre ?

LE CHANCELIER, la tête baissée et fronçant les sourcils comme s’il faisait un grand effort de réflexion, puis avec un geste de résignation désespérée.

Hélas ! j’ai beau chercher ! nous n’avons pas d’autre choix !

LE ROI, à ses ministres.

Quelqu’un de vous veut-il recevoir de mes mains l’Angleterre à la place de Don Rodrigue ?

LE MINISTRE DE L’HYGIÈNE

Que Votre Majesté m’excuse !

LE ROI

Avez-vous un autre nom à suggérer ?

LE MINISTRE DES EXERCICES PHYSIQUES, avec éclat et désespoir.

Il n’y en a point d’autres ! Il n’y en a point d’autres !

Là-dessus un coup de roulis l’oblige à rétablir son équilibre par une série de figures compliquées.

LE CHANCELIER, pathétique et chevrotant.

Don Rodrigue, laissez-moi vous supplier d’être conciliant ! Écoutez les conseils d’un vieillard.

Vous voyez le cruel embarras où se trouve votre souverain ! Soyez magnanime ! N’abusez pas de la situation ! Vous voyez que nous ne pouvons pas nous passer de vous !

Je vous supplie de ne pas demander plus qu’il n’est possible d’accorder.

DON RODRIGUE

Je ne puis assurer la paix si vous ne me donnez le monde entier.

LE ROI

Le monde entier est peu de chose pour moi, Don Rodrigue, s’il peut m’assurer de votre amour et de votre fidélité.

Retournez sur votre bateau. Vous connaîtrez ma décision dans un moment. Vous vous êtes donné en spectacle à tous. Chacun a pu vous regarder à son aise.

Gardes, accompagnez Son Altesse et veillez à chacun de ses pas.

Je ne puis vous priver plus longtemps de la place que vous vous êtes à vous-même assignée.

Il sort majestueusement avec des arrêts en accord avec les mouvements de la mer. Don Rodrigue sort de son côté. Tous les personnages de la cour se placent sur trois rangs, face au public, et sur un claquement de mains ils sortent sur deux files à droite et à gauche après s’être livrés à quelques démonstrations de gymnastique rythmique.

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