SCÈNE X

DOÑA SEPT-ÉPÉES, LA BOUCHÈRE.

En pleine mer, sous la pleine lune.

Doña Sept-Épées et la Bouchère à la nage. Pas d’autre musique que quelques coups espacés de grosse caisse. On pourra employer le cinéma.

DOÑA SEPT-ÉPÉES

En avant ! Courage, la Bouchère !

LA BOUCHÈRE

Oh ! ce n’est pas le cœur qui me manque ! Partout où vous allez, Mademoiselle, je sais bien que je n’ai pas autre chose à faire que d’aller avec vous.

SEPT-ÉPÉES

Si tu es fatiguée, il n’y a qu’à se mettre sur le dos, comme ça, en croix, les bras écartés.

On ne sort que la bouche et le nez et quand on enfonce une grande respiration vous retire en l’air aussitôt.

Un tout petit mouvement, comme ça, avec les pieds et la moitié des mains.

Il n’y a pas de danger de se fatiguer.

LA BOUCHÈRE

Ce n’est pas tant que je sois fatiguée, mais quelqu’un m’a dit qu’il avait vu des requins. Oh ! j’ai peur qu’il y ait un requin qui vienne me tirer en bas par les pieds !

SEPT-ÉPÉES

Ce n’est pas des requins, je les ai vus ! Ce sont les pourpoises qui s’amusent. Elles n’ont pas le droit de s’amuser ? Ce n’est pas amusant peut-être d’être une jolie pourpoise ?

Elle fait sauter de l’eau à grand bruit avec ses pieds.

LA BOUCHÈRE

Oh ! j’ai peur qu’ils me sautent dessus !

SEPT-ÉPÉES

N’aie pas peur, qu’ils y viennent, s’il y en a un qui veut te faire du mal je te défendrai contre eux, les fils de garce !

Elle rit aux éclats.

LA BOUCHÈRE

Mademoiselle, j’ai beau regarder partout, je ne vois plus la lanterne rouge.

SEPT-ÉPÉES

Tes amies de Majorque nous auront oubliées, hourra, tralala !

LA BOUCHÈRE

Oh ! non, ne dites pas cela, je vous en prie, Mademoiselle, vous me faites si peur !

Oh ! non, je suis bien sûre de Rosalie et de Carmen et de Douleurs, qu’elles ne m’ont pas oubliée et qu’elles nous attendent quelque part avec des vêtements tout prêts comme je leur ai dit.

Quelque chose leur aura fait peur.

SEPT-ÉPÉES

Tu as peur, elles ont peur, on te fait peur ! Peur, peur, peur, peur, tu n’as que ce mot-là à la bouche !

Je ne comprends pas pourquoi tu es si pressée d’arriver, il fait si bon dans la mer jolie !

Regarde devant nous la lune dans l’eau toute plate comme une assiette d’or ! Il me semble que je pourrais l’attraper avec les dents.

LA BOUCHÈRE

Dites, Mademoiselle, si nous revenions vers le bateau de votre père, nous ne sommes pas encore très loin.

SEPT-ÉPÉES

Nous sommes parties, c’est fini, je ne veux pas revenir.

LA BOUCHÈRE

Ça lui fera tant de peine de voir que vous êtes partie comme ça !

SEPT-ÉPÉES

Ça ne lui fera pas de peine du tout. Le Roi lui a donné l’Angleterre, le voilà Roi d’Angleterre. Il a déjà trente-six idées sur l’Angleterre, il ne pense plus à moi.

Il va peindre toute l’Angleterre bleu ciel.

LA BOUCHÈRE

Si vous expliquiez tout à votre père comme il faut, peut-être qu’il viendrait avec nous.

SEPT-ÉPÉES

Non, il ne viendra pas. Il a autre chose à faire. On lui a donné la terre à élargir.

LA BOUCHÈRE

Mais vous-même, cela ne vous fait pas de la peine de le quitter ?

SEPT-ÉPÉES

Si, ça me fait de la peine ! Pauvre père, il est si bête ! Cela me fait pleurer rien que d’y penser. Il m’aime bien dans le fond.

LA BOUCHÈRE

Que dirait Madame votre mère si elle vous voyait le quitter ainsi ?

SEPT-ÉPÉES

C’est elle qui m’appelle.

LA BOUCHÈRE

Elle vous appelle à quoi ?

SEPT-ÉPÉES

Ce que mon père ne veut pas faire, c’est moi qui le ferai toute seule à sa place.

LA BOUCHÈRE

Ne dites pas que votre père ne veut rien faire, regardez toutes les choses autour de lui qu’il a faites.

SEPT-ÉPÉES

Il n’y en a qu’une de nécessaire.

LA BOUCHÈRE

C’est d’aller avec Jean d’Autriche ?

SEPT-ÉPÉES

Oui, c’est d’aller avec Jean d’Autriche, tu sais que c’est demain qu’on part, il n’y a pas de temps à perdre ! en avant !

Mon père n’a pas besoin de moi, il est parti me laissant ce petit mot, le voilà comme un vieux brochet qui s’enfonce sous l’eau, dégageant de dessous lui, derrière lui, quelques bulles d’air, on ne le voit plus.

Et moi aussi je lui ai laissé un petit mot.

LA BOUCHÈRE

Oh ! je voudrais bien être poisson !

SEPT-ÉPÉES

Courage ! la voilà ! la voilà ! je la vois de nouveau ! il y a la lanterne rouge de nouveau ! je suis sûre qu’elles nous voient, il fait clair comme en plein jour ! on doit voir nos deux têtes très bien et le blanc que nous faisons en nageant !

— Il n’y a qu’une chose de nécessaire, c’est les gens à qui nous sommes nécessaires. En avant !

— Oh ! si je pouvais ramasser cette espèce de chapeau plat qui flotte là devant moi à trois pieds devant ma bouche et l’agiter au-dessus de moi pour leur faire signe !

LA BOUCHÈRE

Sept-Épées, vous étiez si belle et c’était si amusant de vous entendre parler, je suis allée avec vous.

Quand vous êtes là et que vous parlez, quel bonheur ! je n’existe plus, ce n’est pas la peine pour moi d’exister.

SEPT-ÉPÉES

Tu verras si ce n’est pas la peine d’exister, le joli mari que je te donnerai à bord du bateau de Jean d’Autriche, tout en fer et tout en or !

LA BOUCHÈRE

Quand vous lui expliquerez, jamais il ne se consolera de ne m’avoir jamais vue.

SEPT-ÉPÉES

Mais c’est idiot, ce que tu dis ! La mer vous porte, c’est délicieux ! Il n’y a presque aucun effort à faire, l’eau est chaude. Qui est-ce qui peut se fatiguer ? Il n’y a pas moyen de se fatiguer. Ne va pas me dire que tu es fatiguée.

LA BOUCHÈRE

Non, je ne suis pas fatiguée.

SEPT-ÉPÉES

Il n’y a qu’une chose de nécessaire et pas à s’occuper de tout le reste.

À quoi cela sert-il de tant regarder et de se promener éternellement en amateur avec un pot de couleur à la main, faisant une retouche ici et là ?

Et quand une chose est finie de remballer son petit fourniment de rétameur pour aller ailleurs bricoler ?

Il n’y a qu’une chose nécessaire, c’est quelqu’un qui vous demande tout et à qui on est capable de tout donner. En avant !

Que dirait mon petit Jean d’Autriche, ce soir, s’il ne me voyait pas rejoindre les couleurs ! On a besoin de moi !

Puisque mon père ne veut pas se battre, et moi je me battrai à sa place.

Tu as bien entendu que toute l’Asie encore une fois est en train de se lever contre Jésus-Christ, il y a une odeur de chameau sur toute l’Europe !

Il y a une armée turque autour de Vienne, il y a une grande flotte à Lépante.

Il est temps que la chrétienté, une fois de plus, se jette sur Mahomet à plein corps, il va voir ce que nous allons lui faire prendre, lui et le Roi de France, son allié !

J’espère que tu n’es pas fatiguée ?

LA BOUCHÈRE, presque épuisée.

Non, non, je ne suis pas fatiguée.

SEPT-ÉPÉES

Si tu es fatiguée, c’est fini, je ne t’emmènerai plus jamais avec moi.

LA BOUCHÈRE

Je vous demande pardon de savoir si mal nager.

SEPT-ÉPÉES

Allons tout doucement à notre aise. C’est délicieux de tremper dans cette espèce de lumière liquide qui fait de nous des êtres divins et suspendus, (Pensé :) des corps glorieux.

Il n’y a plus besoin de mains pour saisir et de pieds pour vous porter.

On avance comme les anémones de mer, en respirant, par le seul épanouissement de son corps et la secousse de sa volonté.

Tout le corps ne fait plus qu’un seul sens, une planète attentive aux autres planètes suspendues.

(Tout haut :) Je sens directement avec mon cœur chaque battement de ton cœur.

(Ici la Bouchère se noie.)

L’eau porte tout. C’est délicieux, l’oreille au ras de l’eau, de percevoir toutes ces musiques confuses, (Pensé :) les danseurs autour de la guitare,

La vie, les chants, les paroles d’amour, l’innombrable craquement de toutes ces paroles imperceptibles !

Et tout cela n’est plus dehors, on est dedans, il y a quelque chose qui vous réunit bienheureusement à tout, une goutte d’eau associée à la mer ! La communion des Saints !

(Tout haut :) Quel malheur ! Je vois que la barque nous a vues, elle se dirige sur nous !

Courage, la Bouchère, encore un petit effort, la feignante ! En avant ! tu n’as qu’à me suivre.

Elle nage vigoureusement.

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