DON RODRIGUE, DOÑA SEPT-ÉPÉES.
Le bateau de Don Rodrigue.
Doña Sept-Épées est assise devant la table, la tête dans ses mains.
DON RODRIGUE, s’approchant doucement par derrière et posant sa joue sur la tête de Sept-Épées.
À quoi pense mon petit agneau ?
(Sept-Épées ne répond rien et ne change pas de position, mais elle passe son bras autour du corps de son père.)
Eh bien ! on a du chagrin ? On ne veut rien dire à son pauvre papa ?
SEPT-ÉPÉES
Si je vous dis ce que je pense, je suis sûre que vous ne me répondrez pas comme je veux.
DON RODRIGUE
Et qu’est-ce que tu veux ?
SEPT-ÉPÉES
Je ne veux pas que vous fréquentiez cette femme que vous appelez la Reine d’Angleterre.
DON RODRIGUE
Sa Majesté la Reine d’Angleterre. N’est-elle pas Marie, la Reine d’Angleterre ? N’as-tu pas vu notre propre Sire, le Roi d’Espagne, la traiter comme telle ?
Elle est venue se jeter à mes pieds. Pouvais-je la repousser ? Suis-je libre de refuser cette tâche où personne ne pourrait me remplacer ?
Ma conscience m’imposait de l’écouter.
Pour moi seul elle veut être une élève docile. Tout ce que nos armées ont conquis, elle le met à ma disposition.
Il y a en elle je ne sais quoi d’attentif et de soumis qui m’a touché le cœur.
C’est intéressant d’écrire royalement son nom au travers de cette page toute blanche.
SEPT-ÉPÉES
Je ne suis plus rien et c’est elle qui fait de vous ce qu’elle veut.
DON RODRIGUE
Petite fille, êtes-vous jalouse ?
SEPT-ÉPÉES
C’est une autre qui est jalouse.
DON RODRIGUE
Oui, je sais celle dont tu veux parler et je la regarde dans tes yeux.
SEPT-ÉPÉES
Ma mère qui m’a donnée à vous afin que vous ne cessiez pas d’être à elle.
DON RODRIGUE
Oui, je sais que tu n’as pas cessé d’être à elle et d’en faire partie.
SEPT-ÉPÉES
Si elle n’était avec moi je ne vous sentirais pas autant
DON RODRIGUE
Ainsi il n’y a pas moyen de s’en aller sans aucun bruit et sur la pointe du pied ?
SEPT-ÉPÉES
Je ne suis pas elle seulement, je suis de vous aussi, il y a quelque chose dans mon âme qui est vous et qui épie vos mouvements.
Vous n’échapperez pas à votre petite Sept-Épées.
DON RODRIGUE
Ta mère, quand elle n’était pas là, c’est alors que j’avais l’habitude de lui parler.
Quand elle n’était pas là, c’est alors que je lui disais le meilleur.
SEPT-ÉPÉES
Parlez, père chéri. Elle est morte, elle n’est pas là.
DON RODRIGUE
Mais son Ange gardien peut-être est là qui nous écoute ?
SEPT-ÉPÉES
Il s’est trop fatigué à vous suivre. Il dort, il ne vous entend pas. Il est là qui dort amèrement comme un piéton désespéré à l’auberge qui s’endort parce qu’il ne peut plus bouger.
DON RODRIGUE
Je suis seul avec mon enfant chérie ?
SEPT-ÉPÉES
Oui, père !
Il remue les lèvres sans faire entendre aucune parole. Elle le regarde tendrement et attentivement, puis détourne le visage en lui mettant la main sur les yeux.
DON RODRIGUE, à voix basse et posant sa main sur son autre main.
Les larmes que contient mon cœur, la mer ne serait pas assez grande…
SEPT-ÉPÉES
Eh quoi, vous n’êtes pas consolé ?
DON RODRIGUE
Mon âme est vide. À cause de celle qui n’est pas là, de lourdes larmes, mes larmes pourraient nourrir la mer.
SEPT-ÉPÉES
Mais elle va être là tout à l’heure. Bientôt. Celle que vous aimiez, bientôt, celle que vous aimiez, vous allez la retrouver bientôt.
DON RODRIGUE
Et moi, je pense que ce sera jamais ! Cette absence essentielle, oui, ma chérie, et même quand vous étiez vivante et que je vous
Possédais entre mes bras en cette
Étreinte qui tarit l’espoir,
Qui sait si elle était autre chose qu’un
Commencement et apprentissage de ce
Besoin sans fond et sans espoir à quoi je suis
Prédestiné, pur et sans contrepartie ?
SEPT-ÉPÉES
Mais c’est l’enfer que vous dites ! Ce sont là des pensées coupables nées de ne rien faire.
Tant qu’on aime il y a quelque chose à faire.
Au lieu de penser à vous, pourquoi ne pas penser à elle ?
Elle-même, qui sait si elle n’a pas besoin de vous ? Qui sait si elle ne dit pas Rodrigue ! Qui sait si elle n’est pas en un lieu que nous ignorons attachée de liens que vous êtes capable de défaire ?
DON RODRIGUE
Plus audacieux que Colomb pour arriver jusqu’à elle
Suis-je puissant à franchir le seuil entre ce monde et l’autre ?
SEPT-ÉPÉES
Il y a ce qu’on doit faire et non pas à s’inquiéter si l’on est puissant ou pas puissant, rien n’est plus simple.
Pourquoi parlez-vous de seuil comme s’il y avait une séparation ? Il n’y a pas de séparation lorsque les choses sont unies comme le sang avec les veines.
L’âme des morts comme une respiration pénètre notre cœur et notre cervelle.
J’entends ma mère la nuit qui me parle, si doucement, si tendrement ! Si substantiellement. Il n’y a pas besoin de paroles entre nous pour nous comprendre.
DON RODRIGUE
Dis-moi ce qu’elle dit, Sept-Épées.
SEPT-ÉPÉES
Pas un mot qui soit capable de résonner dans cet air extérieur que nous respirons.
DON RODRIGUE
Comment faire en ce cas pour la comprendre ?
SEPT-ÉPÉES
Que peut demander un captif ? Cela déchire le cœur !
DON RODRIGUE
Avec quelles mains jusqu’à elle faire passer la libération ?
SEPT-ÉPÉES
Où le corps ne passe pas, la charité peut passer qui est plus forte que tout.
DON RODRIGUE
Quel pain et quelle eau qui aille jusqu’à sa bouche dans la tombe ?
SEPT-ÉPÉES
Elle n’a pas de mains ni de bouche, mais il ne manque pas de gens à sa place en Afrique qui ont tout ce qu’il faut jour et nuit pour hurler de désespoir vers l’Espagne qui les oublie !
Est-ce que tout ne tient pas ensemble ? est-ce que ce n’est pas la même privation et la même gêne ?
Cependant que les dames et les cavaliers dansent au son du flageolet et du luth, cependant que les seigneurs dans les tournois se piquent avec de grands bâtons…
DON RODRIGUE
Cependant que certain vieux fou s’amuse à dessiner des images avec le moignon qui lui reste de son esprit…
SEPT-ÉPÉES
Cependant que nos marchands vont jusqu’au bout de la terre pour en rapporter une poignée de perles, quelques tonneaux d’huile, quelques sacs d’épices,
On oublie une huile plus grasse,
Un vin plus généreux, cette eau, la vraie, qui nous régénère,
Les larmes sur nos mains des captifs que nous avons délivrés et que nous ramenons à leurs femmes et à leurs mères.
DON RODRIGUE
Vive Dieu, Sept-Épées, tu as raison, en avant ! Que faisons-nous ici ? Que ne sommes-nous déjà en route vers la Barbarie ?
Pourquoi chercher une autre Afrique que celle-là même
À qui j’ai été habitué depuis si longtemps à demander l’impossible ?
SEPT-ÉPÉES
C’est vrai ? vous voulez que nous partions ? Et moi j’ai déjà un petit soldat avec moi, une bouchère que j’ai rapportée de Majorque.
DON RODRIGUE
Ça fait trois ! Laisse-moi encore trouver quarante gaillards du même poil !
SEPT-ÉPÉES
Ce n’est pas quarante que nous trouverons, c’est dix mille si vous le voulez !
On peut tout demander à des chrétiens ; si on n’obtient rien d’eux, c’est qu’on n’ose pas, c’est qu’on ne leur demande pas assez !
Si on essayait un peu de leur demander quelque chose ?
Croyez-vous qu’ils s’amusent tant que ça en Espagne au milieu de leurs petites occupations ?
Dites-leur que c’est fini.
Dites-leur que vous allez en Afrique et qu’ils viennent avec vous, et qu’ils mourront tous, il n’en reviendra pas un seul !
Ce n’est pas dix mille que nous trouverons, c’est cent mille, nous n’aurons jamais assez de bateaux ! Mais nous n’accepterons pas tout le monde !
Le Roi d’Espagne lui-même, avec ça que ça doit être drôle d’être le Roi d’Espagne !
Quand il nous verra partir, bravo ! je suis sûre qu’il voudra venir aussi et se battre avec nous pour une si noble cause comme un bon petit homme !
DON RODRIGUE
Et c’est Don Rodrigue le premier qui pilonnera en avant à la tête de toute cette armée !
SEPT-ÉPÉES
Vous vous moquez de moi !
DON RODRIGUE
Que mon pilon prenne racine si je me moque de toi, et que le greffage d’un vieux sacripant sur ce pied de ronce l’aide à produire assez de cubleds tout rouges chaque hiver pour pourvoir à l’existence de deux pinsons !
SEPT-ÉPÉES
Alors quand est-ce que nous commençons ?
DON RODRIGUE
C’est les larmes sur mes mains qui m’embêtent. Je n’aime pas qu’on me pleure dessus.
Comme ce serait plus amusant si on pouvait faire le bien sans que personne s’en aperçoive,
En silence, comme Dieu, et sans aucune espèce de chance d’être remercié ou reconnu et enduit des pieds à la tête de gratitude !
Au lieu de démolir les portes à coups de hache,
Comme ce serait plus drôle d’arriver par derrière en tapinois, comme un poisson, et de faire aux prisonniers et à leurs gardiens la blague d’ouvrir tout sans qu’ils s’en aperçoivent !
Et de donner naissance quelque part à une liberté irrésistible comme le soleil peu à peu qui triomphe de tous les voiles sans qu’on ait l’idée de dire merci !
SEPT-ÉPÉES
Pourquoi refuser tout ce qu’un pauvre homme peut donner et les larmes d’un cœur naïf ?
Et puis, ce n’est pas ce qui vous paraît drôle et amusant, cher père, qui est le point principal, mais de délivrer les captifs à la gloire de Dieu.
DON RODRIGUE
Quand j’aurai délivré les captifs (allons, je veux bien, ils me pleureront sur les pieds !)
Il en restera encore d’autres.
SEPT-ÉPÉES
Mais nous, nous resterons aussi, ou alors nous serons morts, ce qui nous délivrera de notre devoir.
DON RODRIGUE
Sept-Épées, mon enfant, est-ce que tu me mépriseras beaucoup si je te dis ce que je pense ?
SEPT-ÉPÉES
Parlez, mon père.
DON RODRIGUE
C’est curieux comme l’idée du bon monsieur Alonzo Lopez dans les fers et de reverser Alonzo Lopez à la désolée madame Lopez et à tous les petits Lopez,
De prendre désormais Alonzo Lopez dans cet épisode africain de son existence temporelle pour mon étoile polaire,
Fait remuer peu de chose en moi.
SEPT-ÉPÉES
Mon père, je ne croirai jamais que vous soyez si cruel et si léger.
DON RODRIGUE
Je ne le suis pas non plus, le diable m’emporte ! mais je sors ma pensée par le bout que je peux, je voudrais tâcher de me faire comprendre !
Dis-moi un peu, mon enfant, qui a rendu le plus de services aux pauvres fiévreux,
Le médecin dévoué qui ne bouge pas de leur chevet et qui leur tire du sang et qui leur ôte la vie pour les guérir au péril de la sienne,
Ou cette espèce de propre-à-rien qui, ayant eu un jour comme ça
Envie de l’autre côté de la terre,
A découvert le quinquina ?
SEPT-ÉPÉES
Hélas, c’est le trouveur de quinquina.
DON RODRIGUE
Et qui a délivré le plus d’esclaves,
Celui qui ayant vendu son patrimoine les rachetait un par un,
Ou le capitaliste qui a trouvé le moyen de faire marcher un moulin avec de l’eau ?
SEPT-ÉPÉES
Chacun sa manière ! Ce n’est pas tant de faire du bien patiemment à nos frères et sœurs qui nous est recommandé
Que de faire ce que nous pouvons, d’aimer les captifs et les souffrants qui sont les images de Jésus-Christ et de poser notre vie pour eux.
DON RODRIGUE
Allons, une fois encore je suis repoussé avec perte, et cependant je suis convaincu qu’il doit y avoir quelque moyen de t’expliquer
Pourquoi quand je suis appelé au nord j’ai le sentiment aussitôt que c’est du côté de l’ouest ou du sud que mon devoir est de regarder.
SEPT-ÉPÉES
Mais ici ce n’est ni nord ni sud, mais vous flottez au hasard sur une eau sans courant,
Livrant aux vents tout ce qui sort de votre imagination.
DON RODRIGUE
Et pourquoi n’aurais-je pas le droit de produire mes papiers volants, comme le cerisier ses fruits, ou si c’est trop d’honneur que de me comparer à cet arbre sucré,
Le genévrier les siens ?
SEPT-ÉPÉES
Parce que j’ai besoin de vous. Ma mère a besoin de vous et tous ces captifs à Alger ont besoin de vous.
Nous avons profondément besoin de vous et non pas de vos fruits, mais de votre bois.
DON RODRIGUE
Mais c’est-il avoir besoin de moi que de me demander ce que tout autre à ma place pourrait fournir encore mieux ?
Ainsi si tu as besoin d’une table, certainement tu peux t’adresser à un serrurier et peut-être qu’il te fera quelque chose qui y ressemble,
Mais à ta place je penserais à un ébéniste.
SEPT-ÉPÉES
Ainsi votre spécialité n’est pas de vous occuper de vos frères souffrants ?
DON RODRIGUE
Ma spécialité n’est pas de leur faire du bien un par un. Je ne suis pas l’homme du particulier.
Ma spécialité n’est pas de sauver Antonio Lopez des bagnes turcs et Marie Garcia de la petite vérole.
SEPT-ÉPÉES
Mais ne dites pas, mon cher père, que vous ne servez à rien !
Ne me faites pas cette peine ! Ne dites pas qu’en ce monde misérable vous ne voulez servir à rien et à personne !
DON RODRIGUE
Si fait, Sept-Épées ! Oui, je crois que je ne suis pas venu au monde pour rien et qu’il y a en moi quelque chose de nécessaire et dont on ne pouvait se passer.
SEPT-ÉPÉES
Qu’êtes-vous venu faire parmi nous ?
DON RODRIGUE
Je suis venu pour élargir la terre.
SEPT-ÉPÉES
Qu’est-ce que c’est qu’élargir la terre ?
DON RODRIGUE
Le Français qui habite en France par exemple, c’est trop petit, on étouffe ! il a l’Espagne sous les pieds et l’Angleterre sur la tête et dans ses côtes l’Allemagne et la Suisse et l’Italie, essayez de remuer avec ça !
Et derrière ces pays d’autres pays et d’autres pays encore et finalement l’inconnu. Personne, il y a cinquante ans, ne savait ce qu’il y a. Un mur.
SEPT-ÉPÉES
Est-ce que vous pensez faire disparaître l’inconnu ?
DON RODRIGUE
Quand tu me parles de délivrer les captifs, mais est-ce les délivrer que de les faire passer d’une prison dans une autre prison ? changer de compartiment ? L’Espagne jadis pour moi n’était pas un cachot moins insupportable qu’Alger.
SEPT-ÉPÉES
Il y a toujours quelque part un mur qui nous empêche de passer.
DON RODRIGUE
Le Ciel, ça n’est pas un mur !
Il n’y a pas d’autre mur et barrière pour l’homme que le Ciel ! Tout ce qui est de la terre en terre lui appartient pour marcher dessus et il est inadmissible qu’il en soit d’aucune parcelle forclos.
Là où son pied le porte il a le droit d’aller.
Je dis que Tout lui est indispensable. Il ne peut pas s’en passer. Il n’est pas fait pour marcher avec une seule jambe et pour respirer avec la moitié d’un poumon. Il faut l’ensemble, tout le corps.
C’est autre chose que d’être limité par Dieu ou par des choses qui sont de la même nature que nous et qui ne sont pas faites pour nous contenir.
Je veux la belle pomme parfaite.
SEPT-ÉPÉES
Quelle pomme ?
DON RODRIGUE
Le Globe ! Une pomme qu’on peut tenir dans la main.
SEPT-ÉPÉES
Celle-là qui poussait autrefois dans le Paradis ?
DON RODRIGUE
Elle y est toujours ! Où il y a l’ordre là est le Paradis. Regarde le Ciel et les astronomes te diront si l’ordre y fait défaut.
Maintenant, grâce à Colomb, grâce à moi,
Nous faisons partie par le poids de cette chose astronomique,
Bienheureusement détachés de toute autre chose que Dieu.
Nous ne tenons plus à rien que par la Loi et par le Nombre qui nous rejoignent au reste de l’Univers. Que d’étoiles ! que Dieu est riche ! Et nous aussi nous ajoutons notre sou d’or à l’inépuisable richesse de Dieu !
SEPT-ÉPÉES
Et pendant que vous regardez le Ciel, vous ne voyez pas le trou à vos pieds, vous n’entendez pas le cri de ces malheureux qui sont tombés dans la citerne sous vous !
DON RODRIGUE
C’est pour qu’il n’y ait pas de trou que j’ai essayé d’élargir la terre. Le mal se fait toujours dans un trou.
On fait le mal dans un trou, on ne le fait pas dans une cathédrale.
Tous les murs qui s’écartent, c’est comme la conscience qui s’élargit. Il y a plus d’yeux qui nous regardent. Il y a plus de choses que vient déranger le désordre que nous causons.
Et nous-mêmes, quand les parois se sont ouvertes, nous nous apercevons qu’il y a des occupations plus intéressantes que de nous manger le ventre réciproquement comme des insectes dans un pot.
SEPT-ÉPÉES
Je me demande comment vous vous êtes aperçu autrefois de cette femme qui était ma mère.
DON RODRIGUE
Je ne m’en suis pas aperçu. J’ai été livré entre ses mains.
SEPT-ÉPÉES
Et maintenant sa mort vous a rendu libre de nouveau, quel bonheur !
DON RODRIGUE
Mon enfant, ne parle pas de choses qu’elle et moi nous sommes seuls à savoir.
SEPT-ÉPÉES
Le lien avec elle, un peu de mort a suffi à le casser. Quand je vous demande de venir à son secours vous ne voulez pas.
DON RODRIGUE
Une autre tâche m’appelle.
(Sept-Épées ne répond pas et fait des raies sur la table avec son doigt.)
Mon petit docteur a quelque chose à dire.
SEPT-ÉPÉES
Père, je vous aime tellement ! mais quand vous me parlez d’élargir la terre et toutes ces grandes choses,
Je ne peux plus vous suivre, c’est trop grand, je ne sais plus où vous êtes, et je me sens toute seule, et j’ai envie de pleurer !
Ce n’est pas la peine d’avoir un père si on n’est pas sûr de lui et s’il n’est pas tout simple et tout petit comme nous.
DON RODRIGUE
Alors je n’ai pas le droit de vivre pour autre chose que pour toi ?
SEPT-ÉPÉES
Vous venez de dire que vous avez été livré entre ses mains, alors pourquoi est-ce que vous essayez de lui échapper ? ce n’est pas honnête.
Il ne fallait pas permettre une fois à une femme de prendre l’avantage sur vous. Maintenant ce que vous lui avez promis, vous n’avez plus le droit de le retirer et je suis là pour le réclamer à sa place.
DON RODRIGUE
Mais comment faire si ce que tu me demandes je ne puis absolument pas le donner ?
SEPT-ÉPÉES
C’est votre affaire de vous arranger, tant pis pour vous ! C’est un ordre, vous savez ! il n’y a qu’à obéir !
Je ne suis pas contente que vous mettiez cette espèce de douane à la porte de votre cœur pour laisser entrer ce qui vous plaît et le reste pas.
Quand je vous commande quelque chose, et que vous me dites : je ne peux pas, qu’en savez-vous ? Vous n’en savez rien du tout. Essayez voir !
C’est si bon, c’est si fort d’obéir !
Naturellement on peut imaginer soi-même un tas de choses. L’imagination vous présente un tas de bonnes choses qui sont toutes également alléchantes.
Mais un ordre qu’on reçoit, on n’a pas le choix, c’est comme la faim naturelle qui vous prend aux entrailles. On laisse tout en place pour aller se mettre à table.
DON RODRIGUE
Alors qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
SEPT-ÉPÉES
Il faut promettre.
DON RODRIGUE
Eh bien ! je promets.
SEPT-ÉPÉES
Il ne faut pas dire comme ça : Eh bien ! je promets, mais simplement : Je promets – et cracher par terre.
DON RODRIGUE
Je promets.
Il crache par terre.
SEPT-ÉPÉES
Je promets aussi.
DON RODRIGUE
Je promets, mais je ne tiendrai pas.
SEPT-ÉPÉES
Alors, je ne tiendrai pas non plus.