DIÉGO RODRIGUEZ, LE LIEUTENANT.
Un vieux bateau délabré et rapiécé qui fait voile péniblement vers le port. (Si c’est trop compliqué à représenter une simple bouteille dans la main de Diégo Rodriguez contenant un bateau à voiles fera l’affaire.)
Sur le pont, le Commandant Diégo Rodriguez et son Lieutenant, un jeune homme.
DIÉGO RODRIGUEZ
Dès le milieu de la nuit j’ai reconnu l’odeur de Majorque, comme si c’était une femme coup par coup qui me l’envoyait avec son éventail noir. Il n’y a que la Corse qui sente aussi bon.
LE LIEUTENANT
Il y a aussi la ville de Marseille.
Comme je donnerais la Corse et les trois Baléares pour respirer l’odeur du bois humide qui brûle sur le rivage de Timor !
DIÉGO RODRIGUEZ
Si je vous entends répéter ces paroles impies, je vous envoie par le fond la tête la première.
LE LIEUTENANT
Ah ! je n’ai fait qu’y mettre les lèvres et vous me l’avez retirée aussitôt ! Que n’ai-je bu plus profond à cette coupe empoisonnée !
DIÉGO RODRIGUEZ, braquant sa longue-vue.
Rien n’a changé ! Voilà la maison du notaire, voilà celle de Monsieur le Bailli, voilà le couvent des Clarisses au milieu des cyprès ! C’est ridicule.
LE LIEUTENANT
Montrez-moi la maison de Doña Austrégésile.
DIÉGO RODRIGUEZ
On ne la voit pas. Elle est de l’autre côté de la pointe.
LE LIEUTENANT
Nous y serons dans quelques minutes avec ce bon vent. Vous pourrez débarquer ce soir.
DIÉGO RODRIGUEZ
Non, nous n’avançons pas avec ce vieux rafiot à la quille incrustée de barnacles. Il est trop tard. Je vais dire qu’on mette l’ancre.
LE LIEUTENANT
Vous avez peur, Capitaine ?
DIÉGO RODRIGUEZ
J’ai peur, j’ai peur ! c’est vrai.
LE LIEUTENANT
Peur de cette joie qui vous attend ?
DIÉGO RODRIGUEZ
Quelle joie ? Doña Austrégésile aura eu le temps de se marier et d’être veuve deux fois ou trois. Au moins je n’ai pas d’illusion ! Je ne suis pas assez béjaune pour croire qu’elle soit restée fidèle à ses serments ces dix ans qui viennent de s’écouler.
LE LIEUTENANT
Non, je ne le crois pas non plus.
DIÉGO RODRIGUEZ
Si elle m’avait aimé elle aurait trouvé le moyen de m’écrire.
LE LIEUTENANT
Sûr et certain.
DIÉGO RODRIGUEZ
Il est vrai qu’elle ne savait pas au juste où j’étais. Mais enfin tout se tient sur la mer et une lettre finit toujours par arriver.
LE LIEUTENANT
Je dis comme vous.
DIÉGO RODRIGUEZ
Qui se fierait aux serments d’une femme ! Il n’y a pas de livre où l’on ne voie ce qu’il faut en penser. C’est bien expliqué.
LE LIEUTENANT
En effet.
DIÉGO RODRIGUEZ
Et que puis-je lui offrir maintenant pour la tenter ! Je suis vieux et ce vieux bateau rapiécé et bon pour l’équarrisseur est toute ma fortune. Ni le commerce ni la guerre, rien de ce que j’ai essayé sur terre ou sur mer n’a réussi.
LE LIEUTENANT
On ne peut pas dire le contraire.
DIÉGO RODRIGUEZ
Je n’ai même pas été capable de rien découvrir. Les autres navigateurs ont des pays pleins d’hommes, de vastes et riches contrées à montrer, avec qui ils partagent leurs noms.
Mais moi, Diégo Rodriguez, c’est un pain de fonte rouge au milieu de l’Océan Atlantique habité par les phoques et les pingouins.
LE LIEUTENANT
Comme vous dites. Un lieu maudit. On ne peut même pas y faire de l’eau.
DIÉGO RODRIGUEZ
Elle est belle. Elle a des terres et de l’argent. Une des bonnes familles de Majorque. Ce ne sont pas les prétendants qui ont dû faire défaut.
LE LIEUTENANT
C’est probable, c’est probable.
DIÉGO RODRIGUEZ
Ce n’est pas probable, c’est sûr.
LE LIEUTENANT
C’est sûr, c’est sûr.
DIÉGO RODRIGUEZ
Non, ce n’est pas sûr, vous êtes un impertinent ! Je dis que c’est honteux !
Pourquoi suis-je parti sinon pour elle ? Pour me rendre digne d’elle ! Il n’y avait pas assez d’or dans le monde entier pour que je le mette à ses pieds !
Ah ! je n’aurais jamais cru qu’elle me trahît ainsi ! ah ! je n’aurais jamais cru qu’elle fût comme les autres femmes !
LE LIEUTENANT
Tout à fait la même chose.
DIÉGO RODRIGUEZ
Si tu continues à parler de cette façon tu vas recevoir mon poing sur le museau !
LE LIEUTENANT
Que voulez-vous, Capitaine ? Il y a si longtemps que vous me parlez de Doña Austrégésile !
J’ai d’abord essayé de la défendre, mais vous avez réponse à tout et j’avoue que vous m’avez convaincu.
DIÉGO RODRIGUEZ
Instruis-toi. J’en sais plus long que mon bras. Tu vas voir ce que c’est que les femmes et que la vie.
Entre Don Alcindas.
DON ALCINDAS
Je salue Don Rodriguez, capitaine du Santa Fé. Je suis Don Alcindas.
DIÉGO RODRIGUEZ
Bien le bonjour, Monsieur Alcindas, c’est vous la douane ?
DON ALCINDAS
Non, ce n’est pas moi la douane.
DIÉGO RODRIGUEZ
Je pensais qu’il n’y avait que la douane pour nous amarrer aussi vite.
DON ALCINDAS
Il y a de bons yeux à Majorque pour regarder la mer. Il y a de bonnes mémoires qui n’ont pas oublié le Santa Fé.
DIÉGO RODRIGUEZ
Je comprends, vous êtes le représentant de mes créanciers. Eh bien ! je ne vous payerai pas, vous pouvez me faire mettre en prison.
L’argent que vous m’avez prêté il y a dix ans, vous pouvez faire une croix dessus.
Il ne me reste que ce vieux bateau. Payez-vous dessus si vous pouvez.
La cargaison n’est pas à moi.
DON ALCINDAS
Vous m’offensez, Don Diègue. Vous n’avez d’autre créancier ici que celui-là dont il n’est pas en votre pouvoir de cesser d’être le débiteur.
DIÉGO RODRIGUEZ
Quel est ce galimatias ? Je ne vous entends pas.
DON ALCINDAS
Eh quoi ! avez-vous donc oublié Doña Austrégésile ?
DIÉGO RODRIGUEZ
Doña Austrégésile est vivante ?
DON ALCINDAS
Elle est vivante.
DIÉGO RODRIGUEZ
Achevez. Dites-moi le nom qu’elle porte à présent. Quel est le nom de son époux ?
DON ALCINDAS
Pensiez-vous qu’elle vous attendrait ces dix années ? Si belle et si désirable ? Qui étiez-vous pour mériter une telle fidélité ?
DIÉGO RODRIGUEZ
Je suis Diégo Rodriguez qui a inventé au milieu de l’Océan Atlantique un caillou tout neuf que personne n’avait jamais vu.
DON ALCINDAS, le toisant du haut en bas.
Plus je vous regarde et plus j’ai de peine à croire que jadis vous ayez pu prétendre à la main de la plus belle et vertueuse dame de Majorque.
DIÉGO RODRIGUEZ
C’est vous qu’elle a épousé ?
DON ALCINDAS
Hélas ! elle a repoussé la demande respectueuse que j’avais mise à ses pieds.
DIÉGO RODRIGUEZ
Qui donc est l’homme heureux qu’elle a jugé digne de son choix ?
DON ALCINDAS
Personne. Elle n’est pas mariée.
DIÉGO RODRIGUEZ
Et puis-je savoir pourquoi, belle, riche, vertueuse et la plus noble femme de Majorque, cependant elle n’a trouvé aucun époux ?
DON ALCINDAS
Eh quoi ! ne pouvez-vous, Don Diègue, le deviner ?
DIÉGO RODRIGUEZ
Non, je ne le sais pas ! Non, je ne le sais pas !
DON ALCINDAS
Encore quelques minutes, elle vous le dira elle-même. C’est elle qui a reconnu votre bateau. Chaque jour elle montait sur cette tour pour regarder la mer. C’est elle qui m’envoie.
DIÉGO RODRIGUEZ
Pourquoi ne m’a-t-elle jamais écrit ?
DON ALCINDAS
Elle ne doutait pas que vous aviez une foi aussi grande que la sienne.
DIÉGO RODRIGUEZ
Don Alcindas, que faut-il que je fasse ?
DON ALCINDAS
Je ne sais.
DIÉGO RODRIGUEZ
Je vais couler ce bateau et nous envoyer tous par le fond ! Ça ne peut pas marcher comme ça ! Je ne suis pas digne de lécher la semelle de ses souliers !
DON ALCINDAS
Il est vrai.
DIÉGO RODRIGUEZ
Mais sait-elle en quel état je reviens, un homme vieux, un conquérant manqué, un marin claqué, un commerçant failli, et le plus ridicule et pauvre homme de toutes les mers d’Espagne ?
DON ALCINDAS
Vous n’êtes pas pauvre. Doña Austrégésile s’est occupée de votre bien en votre absence et vous êtes l’homme le plus riche de Majorque.
DIÉGO RODRIGUEZ, au Lieutenant.
Et voilà la femme, Monsieur, dont vous ne cessiez de me représenter la perfidie !
LE LIEUTENANT
Je vous demande pardon.
DON ALCINDAS
Don Diègue, mettez-vous à genoux et ôtez votre chapeau, et saluez la terre natale où une telle épouse après tant de voyages vous attend.