LE VICE-ROI, ALMAGRO.
En mer au large de l’Orénoque. Le pont du vaisseau-amiral. Au loin une terre couverte de riches plantations d’où s’élèvent des colonnes de fumée, un fort avec la factorerie qu’il domine et toute une série de villages, qui brûlent. Un ciel bas et chargé de pluie. On voit sur la mer plusieurs bateaux à l’ancre ou déjà appareillant pour partir. Des chaloupes surchargées leur amènent toute la population des villages razziés.
LE VICE-ROI
Almagro, vous serez pendu.
ALMAGRO
Je demande d’abord à être jugé, et ensuite, si l’on me reconnaît coupable,
Décollé comme il convient à un homme noble.
LE VICE-ROI
Pendu, comme il convient à un traître.
ALMAGRO
Je ne suis pas un traître. J’ai défendu contre vous le bien du Roi, cette terre que j’ai faite et qui lui appartient.
LE VICE-ROI
Le bien du Roi est l’obéissance de ses fils.
ALMAGRO
Ce n’est pas avec l’obéissance que j’ai fait cette nouvelle Carthage !
Ce n’est pas votre argent que j’avais dans la poche pour commencer, mais le mien, celui de mes amis !
Et celui que j’ai été chercher loyalement l’épée au poing et qui m’appartenait dans la poche de mes ennemis.
Quand j’ai débarqué le premier sur ces rivages au milieu des moustiques et des caïmans, ce n’était pas pour vous faire plaisir.
Ce besoin furieux à travers le chaud, la faim, la maladie, le supplice des insectes, ce n’était pas un autre qui me l’avait donné. C’était mon idée que je poursuivais.
Quand je creusais les canaux, quand je tapais sur les pilotis, quand je construisais des ponts, des chantiers et des moulins, quand je remontais les fleuves, quand je traversais les forêts, – oui, ces jours où j’allais tout seul en avant, comme un maniaque, comme un idiot, sans pain, sans eau, tout le monde mort derrière moi,
Quand je faisais des traités avec les sauvages, quand je déchargeais sur mes plantations les cargaisons de noirs que j’avais été écumer sur la mer, quand je divisais la terre entre mes fils,
Ce n’était pas un autre qui m’avait donné des ordres sur un papier, c’est le secret entre moi et Dieu, c’était ce besoin sacré qu’il avait mis dans mon cœur.
LE VICE-ROI
Alors explique-moi un peu, Almagro. Qui te poussait ? Toutes ces choses que tu as faites, quel avantage et quel bien espérais-tu en retirer ?
ALMAGRO
Je ne sais. Je n’y ai jamais réfléchi. C’est comme l’instinct qui vous jette sur une femme.
Non pas poussé, plutôt c’était quelque chose en avant qui me tirait.
Il me fallait posséder cette terre, entrer dedans. C’était le commencement indispensable de quelque chose.
LE VICE-ROI, montrant la terre.
Regarde. Elle est détruite.
ALMAGRO, la contemplant longuement.
Elle est détruite.
LE VICE-ROI
La vase comblera tes canaux. Les bêtes ravageront tes plantations. La brousse repoussera vite. C’est fini.
En deux ans, de l’œuvre et du nom d’Almagro il ne restera plus trace.
ALMAGRO
C’est déjà triste de voir une chose vieille qui s’écroule. Mais quelle joie avez-vous de détruire cette créature nouvelle et qui commençait ?
LE VICE-ROI
C’est vrai, j’ai de la joie de voir ce feu qui dévore ton œuvre. Elle aurait été plus mince encore que j’aurais été la rechercher. Oui, j’ai de la joie de détruire cette œuvre qui s’était permis d’exister sans moi.
ALMAGRO
Vous ne m’avez jamais compris.
LE VICE-ROI
Et qui donc aurait été mieux capable de te comprendre ? Qui t’a plus regardé depuis dix ans et avec de meilleurs yeux ? J’ai essayé quelque chose de ce genre une fois en Floride.
Je me faisais instruire de toi. Oui, je t’ai même aidé parfois sans que tu le saches.
Je connais ton courage, ton jugement, ton profond sérieux, ta justice pour les Indiens et les nègres,
— Ton damnable orgueil, ta haine pour moi, ton injustice pour moi, oui, c’était peut-être cela en toi que j’aimais le plus.
ALMAGRO
Vous aviez toute l’Amérique pour vous, ne pouviez-vous me laisser ce coin de l’Orénoque ?
LE VICE-ROI
L’Orénoque aussi est à moi et il s’est trouvé tout à coup que j’en ai eu besoin.
Il me fallait absolument des travailleurs, Almagro, je n’avais pas le choix.
ALMAGRO
Pour le chemin chimérique entre les deux Mers ?
LE VICE-ROI
Ne juge pas ce que tu ne peux comprendre.
Tu n’avais qu’un domaine à créer et j’ai à faire un monde.
ALMAGRO
Et moi, je crois que vous étiez jaloux du pauvre Almagro.
LE VICE-ROI
Il est vrai.
Et tu me disais tout à l’heure que je ne t’avais pas compris !
Si je n’avais pas compris ton œuvre, comment en aurais-je été jaloux ?
ALMAGRO
Comment comprendre ce qu’on n’aime pas ?
LE VICE-ROI
Et comment aurais-je aimé cette œuvre stupide qui était là pour nous interdire la seule chose que je désirais ?
ALMAGRO
Quelle est cette chose ?
Silence.
LE VICE-ROI
Ton amitié, Almagro.
ALMAGRO
L’amitié d’un homme que vous allez pendre ?
LE VICE-ROI
Mon fils, as-tu pu prendre au sérieux cette plaisanterie ?
Eh quoi ! tuer mon Almagro ? Retrancher mon bras droit ! détruire un tel rival quand je ne veux cesser chaque jour de triompher de lui,
Lui faisant à mon côté une part presque semblable à la mienne !
ALMAGRO
Je ne veux pas vous servir.
LE VICE-ROI
Le malheur est que je n’ai pas d’autre choix sinon que tu me serves.
ALMAGRO
Je n’ai jamais su ce que c’est que de servir un autre.
LE VICE-ROI
Tu verras comme c’est intéressant de l’apprendre.
ALMAGRO
J’aime mieux être pendu.
LE VICE-ROI
Est-ce ainsi que tu apprécies l’honneur que je t’ai fait de m’occuper de toi ?
ALMAGRO
Je ne vous demandais que de me laisser tranquille où j’étais.
LE VICE-ROI
Pourquoi parler ainsi quand chacune de tes actions n’avait pour but que de me défier et de me provoquer ?
ALMAGRO
Certainement j’aurais fait plus que vous si j’avais eu les mêmes chances.
LE VICE-ROI
Et tu veux que je laisse un homme pareil sur les rives de cette Orénoque ?
ALMAGRO
S’il ne vous faut que ma haine, je suis à vous.
LE VICE-ROI
La haine peut te mener loin, Almagro.
Combien de gens sont morts à mon service, regrettant le jour où ils ont commencé à me détester !
ALMAGRO
Vous êtes un homme injuste et cruel.
LE VICE-ROI
Si je n’étais injuste et cruel, tu ne m’aimerais pas autant.
ALMAGRO
Ah ! que n’ai-je une arme à la main pour vous faire payer cette dérision !
LE VICE-ROI
Je ne demande qu’à te donner cette arme.
Regardez ce mauvais enfant qui voudrait me mordre parce que j’ai donné un coup de pied dans ses soldats de plomb,
Quand il devrait me remercier que je sois allé le rechercher au bord de sa sale Orénoque.
Almagro, tu t’es trompé de cent ans. Dans cent ans il sera temps de prendre la charrue, maintenant c’est avec le glaive que nous devons labourer.
Laisserai-je mon lion plus longtemps brouter l’herbe comme une bête à cornes ?
Là où mon Amérique finit, là où, se dirigeant vers le Pôle, elle s’effile comme une aiguille toute parcourue de tremblements magnétiques,
Là est la part que je t’ai réservée. Ceins la cuirasse, Almagro ! boucle l’épée sur ta cuisse ! Est-ce qu’il s’agit de cultiver tandis qu’il y a devant toi cet Empire tout en or qui t’attend et dans la nuit antarctique ces défenses monstrueuses à escalader ?
Là où le monde s’arrête, c’est là que toi-même tu t’arrêteras.
C’est à toi qu’il est réservé de fermer les portes de l’Inconnu et dans la tempête et le tremblement de terre de poser le mot FIN à l’aventure de Colomb.
Au-dessous de la ligne que je te montrerai sur la carte, prends tout et tâche de le garder si tu peux.
À Panama il y a tout un parti de jeunes furieux et de vieux désespérés qui t’attend. Je les ai choisis pour toi.
Quand tu en auras fait tuer la moitié, avec l’autre tu entreras dans le temple maudit du démon,
Tu fouleras sous tes pieds les os secs des peuples perdus, tu arracheras ses plaques d’or à la statue de Vitzliputzli.
Et ne crains pas que jamais les adversaires te manquent. Dans le brouillard, dans la forêt, dans le repli des montagnes affreuses, je t’en ai ménagé de tels qu’ils suffiront.
Je ne veux pas que tu meures dans un lit, mais navré de quelque bon coup, seul, au sommet du monde, sur quelque cime inhumaine, sous le ciel noir plein d’étoiles, sur le grand Plateau d’où tous les fleuves descendent, au centre de l’épouvantable Plateau que jour et nuit ravage le Vent planétaire !
Et nul jamais ne saura où le corps d’Almagro est couché.
ALMAGRO
C’est toute l’Inde au Sud de Lima que vous m’offrez ?
LE VICE-ROI
Elle est là qui ne fait que t’attendre.
ALMAGRO
J’accepte. Tant pis pour vous.
LE VICE-ROI
Prends ce bout de mon Amérique. Attrape-la par la queue. Je fais attention à toi.
Pour toi, si tu ne veux pas m’aimer, travaille à me haïr davantage. Je ferai que tu n’en manques pas de sujets.