LE VICE-ROI, LE SECRÉTAIRE, DOÑA ISABEL.
Une chambre dans le palais du Vice-Roi à Panama. C’est une vaste pièce aux murs un peu moisis. Une partie du plafond est tombée et laisse voir les lattes, il y a encore du plâtre par terre. Meubles en désordre, les uns magnifiques, les autres d’un luxe criard ou tout éclopés. Par une porte ouverte dans un angle on voit une chapelle garnie de porcelaine bleue et de bois doré et sculpté dans le goût emphatique et chargé de l’époque. Une lampe brûle. L’après-midi. Il fait humide et chaud. Ciel pluvieux. Par les fenêtres on voit le Pacifique couleur d’écaille de moule.
Le Vice-Roi dans un fauteuil. Le Secrétaire près de lui devant une table chargée de papiers, minutant avec application. Sur un tabouret Doña Isabel en costume assez négligé, tenant une guitare et assise sur son pied. Derrière la scène un petit orchestre, assez mauvais, exécute une espèce d’allemande ou de pavane.
LE SECRÉTAIRE, sans lever la tête.
Cet orchestre est bien mauvais. Je ne comprends pas que Votre Altesse puisse le tolérer.
LE VICE-ROI
S’il était meilleur j’entendrais ce qu’il joue et ce serait tellement ennuyeux.
LE SECRÉTAIRE
Quant à moi en toute chose je ne prise que la perfection.
DOÑA ISABEL, accompagnant chaque syllabe d’une note sur la guitare en forme de gamme ascendante qui se termine par une altération.
Don Rodilard !…
LE SECRÉTAIRE
Madame ?
DOÑA ISABEL
Ah ! que vous seriez gentil de nous donner connaissance de ces poésies de votre façon dont vous faites quelquefois, m’a-t-on dit, lecture à vos amis !
LE SECRÉTAIRE, modeste et résolu, continuant à écrire.
« … six vingts fardes de quinquina, deux cents de bois de campêche. »
DOÑA ISABEL, à moitié chantant.
Les syllabes en sont comptées si juste, les rimes si exactement pesées, mesurées et ajustées, qu’un seul grain de tabac ferait chavirer la fragile merveille.
LE VICE-ROI
Pour moi un poëme parfait est comme un vase bouché.
LE SECRÉTAIRE, lui tendant une lettre à signer.
Je sais que Votre Altesse adore les comparaisons.
LE VICE-ROI. (Il signe en bâillant.)
Qui me suggère cette autre ? Un morceau de jade cassé vaut mieux qu’une tuile entière.
LE SECRÉTAIRE
C’est une sentence chinoise.
DOÑA ISABEL
Je suppose que ce sont ces pêcheurs que notre galère de police a ramassés l’autre jour près de l’Île aux Tortues qui vous l’ont apportée.
LE VICE-ROI
Non pas Chinois, ce sont des Japonais.
Rappelez-moi donc cette chanson qu’ils chantaient tous ensemble et que j’aimais tant.
DOÑA ISABEL, chantant :
Sur la plaine de l’Océan
Vers les Quatre-vingts Î-les
Je m’avance en ramant
Ta ra ra ta ta ta ! Ta ra ta ra ta ta ta !
Frappant sur le bois de la guitare avec le poing. L’orchestre qui s’était mis à accompagner en sourdine continue tout seul quelques moments puis s’arrête tout à coup.
LE VICE-ROI
Ah ! moi aussi sur la plaine de l’Océan vers les Quatre-vingts Îles
Quand est-ce que je me mettrai en route ?
DOÑA ISABEL
Quoi, Monseigneur, seriez-vous las de votre Amérique ?
LE SECRÉTAIRE
Voilà plus d’un jour déjà que Son Altesse et moi nous sommes un peu las de notre Amérique, comme vous dites.
DOÑA ISABEL
Vous ai-je pas entendu répéter souvent, alors que vous bâtissiez ce palais, maintenant si tristement endommagé,
Qu’elle était comme votre propre corps ?
LE SECRÉTAIRE
On se lasse de son propre corps.
DOÑA ISABEL
En tout ce que vous entreprenez n’avez-vous pas réussi ?
LE SECRÉTAIRE
Nous n’avons que trop réussi. Cet Almagro par exemple sur qui nous fondions tant d’espoir, un vrai mouton bêlant !
DOÑA ISABEL
Cette Amérique que vous avez faite, est-ce qu’elle se passera de vous ?
LE SECRÉTAIRE
Fort bien. Elle ne s’en passe que trop.
DOÑA ISABEL
Seigneur, pourquoi vous taisez-vous ainsi sans parler et laissez-vous ce valet répondre à votre place ?
LE VICE-ROI
Est-ce que ses réponses n’en valent pas une autre ? J’aime écouter Rodilard.
Tout le jour pendant que je fais le Vice-Roi il se tient à son bureau, écrivant, copiant, reportant d’un papier sur l’autre
Ma destinée sans doute.
Et de temps en temps il me favorise de quelque réflexion et annotation marginale.
DOÑA ISABEL
Vous ne m’aimez pas.
LE SECRÉTAIRE, avec un cri aigu.
Hi ! ma parole, vous allez me faire faire des fautes ! J’allais écrire : Vous ne m’aimez pas, sur l’enveloppe.
Monsieur le Corregidor Ruiz Zeballos, à Vounemémépaz.
Ce n’est pas un pays pour un corregidor.
Je ne sais si Votre Altesse s’est aperçue à quel point cette dame ici présente est éprise de nous. Une complaisance de cœur. Un tendre sentiment.
Est-ce Don Rodrigue qu’elle aime ? est-ce le Vice-Roi ? pas moyen de le savoir.
On intéresse facilement ces dames un peu fortes qui commencent à prendre de l’âge.
Un peu forte, mais encore jolie.
DOÑA ISABEL, chantant à voix très basse :
Oubliée…
Continué par une flûte aiguë sur une seule note decrescendo ppp.
LE VICE-ROI, les yeux baissés, presque indistinct.
Non, non, mon cher amour, je ne vous ai pas oubliée !
DOÑA ISABEL
Ah ! je savais bien que je saurais trouver le mot qui fait que votre cœur tressaille !
LE SECRÉTAIRE
Vous ne trouverez son cœur que par la porte du souvenir.
DOÑA ISABEL
Pour me faire entendre il suffit que je prenne la voix d’une autre.
LE VICE-ROI
Achevez. Je veux entendre la suite.
DOÑA ISABEL
J’ai oublié.
(Quelques notes sur la guitare. Elle chante :)
J’ai oublié.
(Elle parle :)
Je ne sais plus. J’ai oublié. Je me suis oubliée moi-même.
(Elle chante :)
Depuis que tu n’es plus avec moi je me suis oubliée moi-même !
Musique dans le mur pianissimoet tout à fait cacophonique. Elle se tait, un instrument après l’autre.
LE VICE-ROI
J’aime la manière dont chante notre Isabel, ce ne sont pas des notes sur des lignes, ainsi dans la forêt chante cet oiseau qu’on appelle rialejo !
Et j’aime aussi ce petit tapage dans le mur qui continue une fois qu’elle a fini.
Ainsi quand on lance une pierre dans un fourré on entend les autres pierres qui se mettent en branle et toutes sortes de choses ailées qui s’envolent.
Parfois même quelque animal bien loin qui se sauve en bondissant.
DOÑA ISABEL
Quand je suis avec d’autres, je ne chante pas de la même manière.
Pourquoi me forcer, Monseigneur, à trébucher sur ces chemins obscurs ?
Quand je suis seule, j’aime plutôt à me répéter un de ces chants de notre vieille Espagne.
Un de ces airs qu’on entend le soir autour de la fontaine sous les grands châtaigniers :
« Muy mas clara que la luna… » « Desde aquel doloroso momento ... »
Cette Espagne que ni vous ni moi nous ne reverrons plus.
LE VICE-ROI
Ça m’est égal. Qui me parlait de souvenir tout à l’heure ?
J’ai horreur du passé ! J’ai horreur du souvenir ! Cette voix que je croyais entendre tout à l’heure au fond de moi derrière moi,
Elle n’est pas en arrière, c’est en avant qu’elle m’appelle ; si elle était en arrière elle n’aurait pas une telle amertume et une telle douceur !
Perce mon cœur avec cette voix inconnue, avec ce chant qui n’a jamais existé !
J’aime ce rythme blessé et cette note qui s’altère !
Avec ce chant qui dit le contraire des paroles, la même chose et le contraire !
Avec cette voix qui essaye de me faire entendre l’inconnu et qui ne réussit pas à dire en ordre ce qu’elle veut, mais ce qu’elle ne veut pas me plaît aussi !
LE SECRÉTAIRE
Je ne saurais exprimer le scandale et la réprobation que me font éprouver les paroles de Votre Altesse.
La musique dans le mur à petit bruit cherchant un air qui se forme peu à peu.
DOÑA ISABEL, écoutant la musique :
Oubliée,
Je me suis oubliée moi-même,
Mais qui prendra soin de ton âme…
La chanteuse et la musique s’interrompent en même temps.
LE SECRÉTAIRE
Il faudrait quelque chose comme : Maintenant que tu m’as laissée sortir. Mais c’est de la fichue prosodie.
DOÑA ISABEL, chantant seule, la musique se tait :
Mais qui prendra soin de ton âme
Maintenant que je n’y suis plus,
Maintenant que je ne suis plus avec toi !
Mais qui prendra soin de ton âme
Maintenant que je ne suis plus avec toi !
(Parlé :)
Pour toujours.
(Elle chante :)
Pour toujours ! pour toujours ! maintenant que je ne suis plus avec toi pour toujours !
LE VICE-ROI, les yeux baissés.
Il n’y avait qu’un mot à dire pour que je reste pour toujours avec toi.
DOÑA ISABEL, chantant :
Pour toujours avec toi ! pour toujours avec toi !
(Elle parle :)
Mais ce mot, qui sait si elle ne l’a pas dit ?
LE SECRÉTAIRE
Son Altesse probablement n’a jamais entendu parler de la lettre à Rodrigue ?
LE VICE-ROI
Il n’y a pas de lettre à Rodrigue.
DOÑA ISABEL
Il y a une lettre à Rodrigue.
Et là-bas derrière nous de l’autre côté de la mer,
Il y a une femme qui attend depuis dix ans la réponse.
(Elle chante, contrariée par l’orchestre dans le mur :)
De la nuit où je repose solitaire
Jusqu’au lever du jour,
Combien le temps est long,
Combien les heures sont longues !
Le sais-tu ? le sais-tu, dis-moi ?
LE SECRÉTAIRE
Son Altesse me permettra peut-être de répondre à sa place qu’Elle le sait.
La nuit survient. On a apporté sur la table un candélabre allumé.
LE VICE-ROI
Isabel, où est cette lettre ?
DOÑA ISABEL
Là sur cette table, je l’ai remise à votre Secrétaire.
LE SECRÉTAIRE
Votre Altesse m’excusera. Je pensais la lui remettre dans un moment, une fois la signature terminée.
LE VICE-ROI
Donne-moi la lettre.
(Il regarde la suscription.)
C’est bien mon nom. C’est bien son écriture. Prouhèze il y a dix ans. (Il ouvre la lettre et essaye de lire. Ses mains tremblent.) Je ne peux pas lire.