DOÑA PROUHÈZE, dormant, L’ANGE GARDIEN.
DOÑA PROUHÈZE
J’ai retrouvé le grain perdu ! Un seul grain. Mais pour un grain qui manque le lien de la prière est défait.
J’ai retrouvé mon numéro perdu. Ce petit caillou transparent. Je le tiens fort dans ma main. Cette larme thésaurisée. Ce diamant inaltérable. Cette perle unique.
L’eau retrouvée.
Cette goutte d’eau que convoitait le Mauvais Riche au bout du doigt de Lazare et qui est de tout le centuple. Cette espérance avec moi. La semence du jour futur.
Sur l’écran au fond de la scène apparaît, d’abord vague, puis plus précise, l’image bleuâtre du Globe terrestre.
Mais ai-je dit que je tenais cette goutte d’eau ? C’est moi qui tiens en elle.
Quelqu’un l’a mise dans ma main, cette perle unique, ce grain essentiel sans quoi tout le chapelet des cieux serait défait !
La Terre qui dit Ave Maria.
Comme elle est petite entre toutes les Cités de Juda ! Si petite, minime. Si petite entre tant de lumières.
Si petite qu’aucun œil sans guide ne saurait trouver Bethléem. Et cependant le Fils de Dieu n’a point désiré d’autre femme pour y naître et c’est à cause d’elle que tout le reste a été fait.
Le Globe tourne lentement et l’on ne voit plus que l’Océan.
J’ai soif !
Je sais que mon bien-aimé est au-delà de la mer. Rodrigue !
Je sais que nous buvons à la même coupe tous les deux. Elle est cet horizon commun de notre exil.
C’est elle que je vois chaque matin apparaître étincelante dans le Soleil levant,
Et quand je l’ai épuisée, c’est de moi dans les ténèbres qu’il la reçoit à son tour.
Le Globe tourne encore et l’on voit à l’horizon sur l’extrême courbure apparaître la longue ligne sinueuse de l’Isthme de Panama derrière lequel commencent à briller les eaux d’un autre Océan.
Entre les deux Mers, à l’horizon de l’Ouest,
Là où la barrière est plus mince entre ces deux masses d’un Continent par le milieu qui se sépare,
C’est là que tu t’es établi, là est la Porte qu’on t’a donné à ouvrir.
De nouveau il n’y a plus que l’Océan.
La Mer ! La Mer libre !
On voit l’ombre d’une main derrière l’écran lumineux qui balaye toute l’étendue.
VOIX DE RODRIGUE, derrière l’écran.
Prouhèze !
DOÑA PROUHÈZE
Rodrigue ! c’est moi ! je suis là ! j’entends ! j’ai entendu !
VOIX DE RODRIGUE, plus basse, presque imperceptible.
Prouhèze !
DOÑA PROUHÈZE
Pourquoi me retenir sur ce seuil à demi rompu ? Pourquoi vouloir m’interdire cette porte que tu as toi-même ouverte ?
Comment empêcher qu’on vienne me prendre de l’autre côté de cette barrière enfoncée ! ce n’est pas la mer dans le brouillard, ce sont les armées de Dieu d’un mouvement innombrable qui s’avancent à ma rencontre !
La limite qui sépare cette mer de l’autre, ces deux Mers qui par-delà le rempart interposé demandent à confondre leurs eaux, la croyais-tu donc si forte ?
Pas plus que celle que ce cœur de femme jadis t’a opposée !
Laisse-moi commencer ma pénitence au sein de ces délices éternelles ! Laisse-moi être la goutte d’eau qui les réunit à ton cœur ! laisse-moi n’avoir plus de corps afin que je n’aie plus pour ton désir de paroi ! laisse-moi n’avoir plus de visage pour que je pénètre jusqu’à ton cœur !
Ne retiens plus sur ce seuil entr’ouvert cette femme à demi rompue !
(Elle prête l’oreille.)
Je n’entends plus rien.
Le Globe sur l’écran tourne encore. On voit apparaître à l’horizon le groupe des Îles du Japon.
Quelles sont ces Îles là-bas pareilles à des nuages immobiles et que leur forme, leurs clefs, leurs entailles, leurs gorges, rendent pareilles à des instruments de musique pour un mystérieux concert à la fois assemblés et disjoints ?
J’entends la Mer sans fin qui brise sur ces rivages éternels !
Près d’un poteau planté dans la grève je vois un escalier de pierre qui monte.
Les nuages lents à s’écarter, le rideau des pluies,
Permettent à peine de distinguer de temps en temps des montagnes atramenteuses, une cascade aux arbres mélancoliques, le repli de noires forêts sur lesquelles tout à coup s’arrête un rayon accusateur !
À la torche de la lune répond le reflet des feux souterrains et le tambour sous un toit de paille s’unit à la flûte perçante.
Que signifient aussi par moments ces nuages de fleurs où tout disparaît ? l’or inouï de cette consommation annuelle avant que la neige descende ?
Par-dessus les montagnes et les forêts il y a un grand Ange blanc qui regarde la mer.
La grande Île du Japon peu à peu s’anime et prend la forme d’un de ces Gardiens en armure sombre que l’on voit à Nara.
L’ANGE GARDIEN
Ne me reconnais-tu pas ?
DOÑA PROUHÈZE
Je ne sais. Je ne vois qu’une forme incertaine comme une ombre dans le brouillard.
L’ANGE GARDIEN
C’est moi. J’étais là. Je ne t’ai jamais quittée.
Ton Ange Gardien.
Crois-tu pour de bon que tu étais sans moi jusqu’à présent ? il y avait une continuité entre nous. Tu me touchais.
Ainsi quand vient l’automne comme il fait chaud encore ! l’air est bleu, l’hirondelle partout trouve une pâture abondante,
Et cependant, comment le sait-elle ? le temps est venu, rien ne l’empêchera de partir, il le faut, elle part, bravant la mer.
Elle n’est pas embarrassée de la direction.
Et de même dans la conversation quelqu’un qui est tout entraîné et saisi par la conversation,
S’il entend un violon quelque part ou simplement deux ou trois fois de suite ces coups qu’on tape sur un morceau de bois,
Peu à peu il se tait, il est interrompu, il est ailleurs comme on dit, il prête l’oreille.
Et toi-même, dis-moi s’il est bien vrai que tu ne l’aies jamais ressenti au fond de toi-même entre le cœur et le foie, ce coup sourd, cet arrêt net, cette touchée urgente ?
DOÑA PROUHÈZE
Je ne les connais que trop.
L’ANGE GARDIEN
C’était mon hameçon au fond de tes entrailles et moi je réglais le fil comme un pêcheur longanime. Vois-le autour de mon poignet enroulé. Il n’en reste plus que quelques brasses.
DOÑA PROUHÈZE
Il est donc vrai que je vais mourir ?
L’ANGE GARDIEN
Et qui sait si tu n’es pas morte déjà ? D’où te viendraient autrement cette indifférence au lieu, cette impuissance au poids ?
Si près de la frontière, qui sait de quel côté il est en mon pouvoir de te faire à mon gré par jeu passer et repasser ?
DOÑA PROUHÈZE
Où suis-je et où es-tu ?
L’ANGE GARDIEN
Ensemble et séparés. Loin de toi avec toi.
Mais pour te faire pénétrer cette union du temps avec ce qui n’est pas le temps, de la distance avec ce qui n’est pas l’espace, d’un mouvement avec un autre mouvement, il me faudrait cette musique que tes oreilles encore ne sont pas capables de supporter.
Où dis-tu qu’est le parfum ? où diras-tu qu’est le son ? Entre le parfum et le son quelle est la frontière commune ? Ils existent en même temps. Et moi j’existe avec toi.
Écoute-moi qui existe. Laisse-toi persuader par ces eaux peu à peu qui te délient. Abandonne cette terre que tu crois solide et qui n’est que captive.
Un mélange fragile à chaque seconde palpité de l’être avec le néant.
DOÑA PROUHÈZE
Ah ! quand tu parles, de nouveau je ressens au fond de moi le fil ! la traction de ce désir rectiligne au rebours du flot dont j’ai tant de fois éprouvé la reprise et la détente.
L’ANGE GARDIEN
Le pêcheur amène sa prise du fleuve vers la terre. Mais moi, c’est vers ces eaux que j’habite que métier m’est de ramener ce poisson qui leur appartient.
DOÑA PROUHÈZE
Comment y passerai-je avec ce corps pesant épais ?
L’ANGE GARDIEN
Il te faudra le laisser par derrière un peu.
DOÑA PROUHÈZE
Ou comment me passerai-je de lui ?
L’ANGE GARDIEN
N’est-il pas déjà un peu tard pour me le demander ?
DOÑA PROUHÈZE
Moi-même, cette dépouille que je vois là-bas abandonnée sur le sable, c’est ça ?
L’ANGE GARDIEN
Essaye si tu pourrais encore t’y accommoder.
DOÑA PROUHÈZE
La cire ne prend pas plus exactement une empreinte, l’eau un vase,
Que je ne remplis ce corps dans toutes ses parties ; est-ce remplir ou comprendre ? Veuve désormais,
Cette société qui l’animerait impuissante à y prêter mes lèvres.
Le corps, suis-je dehors ou dedans ce corps ? Je le vis en même temps je le vois. Tous les moments de sa vie je les vis ensemble d’un seul coup.
Ah ! pauvre Doña Prouhèze, quelle pitié tu m’inspires ! je vois, je comprends tout !
L’ANGE GARDIEN
Est-ce qu’elle est seule ?
DOÑA PROUHÈZE
Non. À travers elle j’aperçois une autre ombre, un homme dans la nuit qui marche.
L’ANGE GARDIEN
Regarde mieux. Que vois-tu ?
DOÑA PROUHÈZE
Rodrigue, je suis à toi !
L’ANGE GARDIEN
De nouveau le fil à mon poignet s’est déroulé.
DOÑA PROUHÈZE
Rodrigue, je suis à toi !
L’ANGE GARDIEN
Il entend, il s’arrête, il écoute. Il y a ce silence, il y a ce faible passage dans les palmes, il y a une âme du Purgatoire qui monte au Ciel.
Il y a cet énorme nuage au milieu de l’air arrêté, il y a ce soleil incertain qui éclaire les flots sans nombre, ce soleil dont on voit bien que ce n’est pas celui du jour, la lune sur l’Océanie !
Et de nouveau comme une bête captive par le taon pourchassée, je le vois entre les deux murs qui reprend sa course furieuse, son amère faction.
Ne s’arrêtera-t-il jamais ? Ah quelle route désespérée il a déjà piétinée entre ces deux murs !
DOÑA PROUHÈZE
Je le sais. Nuit et jour je ne cesse d’entendre ce pas.
L’ANGE GARDIEN
Es-tu contente qu’il souffre ?
DOÑA PROUHÈZE
Arrête, dur pêcheur ! Ne tire pas ainsi ce fil ! Oui, je suis contente qu’il souffre pour moi.
L’ANGE GARDIEN
Crois-tu que c’est pour toi qu’il a été créé et mis au monde ?
DOÑA PROUHÈZE
Oui, oui ! Oui, je crois du fond de mon cœur que c’est pour moi qu’il a été créé et mis au monde.
L’ANGE GARDIEN
Es-tu pour une âme d’homme assez grande ?
DOÑA PROUHÈZE
Oui, je suis assez grande pour lui.
L’ANGE GARDIEN
Est-ce ainsi que tu me réponds au seuil de la mort ?
DOÑA PROUHÈZE
Frère, il faut faire mourir cette pauvre créature vite et ne pas souffrir qu’elle soit si bête davantage.
L’ANGE GARDIEN
Qui te retient d’aller vers lui ?
DOÑA PROUHÈZE
C’est ce fil qui me retient.
L’ANGE GARDIEN
De sorte que si je te lâchais…
DOÑA PROUHÈZE
Ah ! ce n’est plus un poisson, c’est un oiseau que tu verrais à tire-d’aile ! La pensée n’est pas si prompte, la flèche ne fend pas l’air si vite,
Que de l’autre côté de la mer je ne serais cette épouse riante et sanglotante entre ses bras !
L’ANGE GARDIEN
N’as-tu point appris que c’est le cœur qui doit obéir et non pas matériellement la volonté par un obstacle astreinte ?
DOÑA PROUHÈZE
J’obéis comme je peux.
L’ANGE GARDIEN
Il est donc temps que je tire sur le fil.
DOÑA PROUHÈZE
Mais moi je peux tirer si fort en arrière qu’il rompe !
L’ANGE GARDIEN
Que dirais-tu si je te demandais entre Dieu et Rodrigue de choisir ?
DOÑA PROUHÈZE
Tu es, tu es un pêcheur trop habile.
L’ANGE GARDIEN
Trop habile pour quoi ?
DOÑA PROUHÈZE
Pour faire sentir la question avant que la réponse soit prête. Où serait l’art de la pêche ?
L’ANGE GARDIEN
Si je la posais cependant ?
DOÑA PROUHÈZE
Je suis sourde ! je suis sourde ! Un poisson sourd ! Je suis sourde et n’ai point entendu !
L’ANGE GARDIEN
Mais quoi, ce Rodrigue, mon ennemi, qui me retient que je ne le frappe ? Ce n’est point le fil seulement que ma main sait manier, mais le trident.
DOÑA PROUHÈZE
Et moi je le cacherai si fort entre mes bras que tu ne le verras plus.
L’ANGE GARDIEN
Tu ne lui fais que du mal.
DOÑA PROUHÈZE
Mais lui me dit chaque nuit autre chose.
L’ANGE GARDIEN
Qu’est-ce qu’il dit ?
DOÑA PROUHÈZE
C’est un secret entre nous.
L’ANGE GARDIEN
Tes larmes suffisent à le révéler.
DOÑA PROUHÈZE
Je suis Agar dans le désert ! Sans mains, sans yeux, il y a quelqu’un qui m’a rejointe amèrement dans le désert !
C’est le désir qui étreint le désespoir ! C’est l’Afrique par-dessus la mer qui épouse les terres empoisonnées du Mexique !
L’ANGE GARDIEN
Sœur, il nous faut apprendre passage vers des climats plus heureux.
DOÑA PROUHÈZE
Ce que ma main chaque nuit lui jure, il n’est pas en mon pouvoir de le démentir.
L’ANGE GARDIEN
C’est ainsi que le poisson se croit plus sage que le pêcheur.
Il se mutine et se débat sur place, ignorant que chacun de ses soubresauts
Réjouit le vieillard dans les roseaux embusqué
Qui le tient et ne le laissera pas s’enfuir.
DOÑA PROUHÈZE
Pourquoi te joues-tu de lui cruellement et si tu ne l’amènes au bord ne lui rends-tu pas liberté ?
L’ANGE GARDIEN
Mais quoi, si tu n’étais pas seulement une prise pour moi, mais une amorce ?
DOÑA PROUHÈZE
Rodrigue, c’est avec moi que tu veux le capturer ?
L’ANGE GARDIEN
Cet orgueilleux, il n’y avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre le prochain, de le lui entrer dans la chair ;
Il n’y avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre la dépendance, la nécessité et le besoin, un autre sur lui,
La loi sur lui de cet être différent pour aucune autre raison si ce n’est qu’il existe.
DOÑA PROUHÈZE
Eh quoi ! Ainsi c’était permis ? cet amour des créatures l’une pour l’autre, il est donc vrai que Dieu n’en est pas jaloux ? l’homme entre les bras de la femme…
L’ANGE GARDIEN
Comment serait-Il jaloux de ce qu’Il a fait ? et comment aurait-Il rien fait qui ne Lui serve ?
DOÑA PROUHÈZE
L’homme entre les bras de la femme oublie Dieu.
L’ANGE GARDIEN
Est-ce oublier que d’être avec Lui ? est-ce ailleurs qu’avec Lui d’être associé au mystère de Sa création,
Franchissant de nouveau pour un instant l’Éden par la porte de l’humiliation et de la mort ?
DOÑA PROUHÈZE
L’amour hors du sacrement n’est-il pas le péché ?
L’ANGE GARDIEN
Même le péché ! Le péché aussi sert.
DOÑA PROUHÈZE
Ainsi il était bon qu’il m’aime ?
L’ANGE GARDIEN
Il était bon que tu lui apprennes le désir.
DOÑA PROUHÈZE
Le désir d’une illusion ? d’une ombre qui pour toujours lui échappe ?
L’ANGE GARDIEN
Le désir est de ce qui est, l’illusion est ce qui n’est pas. Le désir au travers de l’illusion
Est de ce qui est au travers de ce qui n’est pas.
DOÑA PROUHÈZE
Mais je ne suis pas une illusion, j’existe ! Le bien que je puis seule lui donner existe.
L’ANGE GARDIEN
C’est pourquoi il faut lui donner le bien et aucunement le mal.
DOÑA PROUHÈZE
Mais cruellement entraînée par toi je ne puis lui donner rien du tout.
L’ANGE GARDIEN
Voudrais-tu lui donner le mal ?
DOÑA PROUHÈZE
Oui, plutôt que de rester ainsi stérile et inféconde, ce que tu appelles le mal.
L’ANGE GARDIEN
Le mal est ce qui n’existe pas.
DOÑA PROUHÈZE
Unissons donc notre double néant !
L’ANGE GARDIEN
Prouhèze, ma sœur, l’enfant de Dieu existe.
DOÑA PROUHÈZE
Mais à quoi sert-il d’exister si je n’existe pour Rodrigue ?
L’ANGE GARDIEN
Comment Prouhèze existerait-elle jamais autrement que pour Rodrigue, quand c’est par lui qu’elle existe ?
DOÑA PROUHÈZE
Frère, je ne t’entends pas !
L’ANGE GARDIEN
C’est en lui que tu étais nécessaire.
DOÑA PROUHÈZE
Ô parole bien douce à entendre ! laisse-moi la répéter après toi ! eh quoi ! je lui étais nécessaire.
L’ANGE GARDIEN
Non point cette vilaine et disgracieuse créature au bout de ma ligne, non point ce triste poisson.
DOÑA PROUHÈZE
Laquelle alors ?
L’ANGE GARDIEN
Prouhèze, ma sœur, cette enfant de Dieu dans la lumière que je salue.
Cette Prouhèze que voient les Anges, c’est celle-là sans le savoir qu’il regarde, c’est celle-là que tu as à faire afin de la lui donner.
DOÑA PROUHÈZE
Et ce sera la même Prouhèze ?
L’ANGE GARDIEN
Une Prouhèze pour toujours que ne détruit pas la mort.
DOÑA PROUHÈZE
Toujours belle ?
L’ANGE GARDIEN
Une Prouhèze toujours belle.
DOÑA PROUHÈZE
Il m’aimera toujours ?
L’ANGE GARDIEN
Ce qui te rend si belle ne peut mourir. Ce qui fait qu’il t’aime ne peut mourir.
DOÑA PROUHÈZE
Je serai à lui pour toujours dans mon âme et dans mon corps ?
L’ANGE GARDIEN
Il nous faut laisser le corps en arrière quelque peu.
DOÑA PROUHÈZE
Eh quoi ! il ne connaîtra point ce goût que j’ai ?
L’ANGE GARDIEN
C’est l’âme qui fait le corps.
DOÑA PROUHÈZE
Comment donc l’a-t-elle fait mortel ?
L’ANGE GARDIEN
C’est le péché qui l’a fait mortel.
DOÑA PROUHÈZE
C’était beau d’être pour lui une femme.
L’ANGE GARDIEN
Et moi je ferai de toi une étoile.
DOÑA PROUHÈZE
Une étoile ! c’est le nom dont il m’appelle toujours dans la nuit.
Et mon cœur tressaillait profondément de l’entendre.
L’ANGE GARDIEN
N’as-tu donc pas toujours été comme une étoile pour lui ?
DOÑA PROUHÈZE
Séparée !
L’ANGE GARDIEN
Conductrice.
DOÑA PROUHÈZE
La voici qui s’éteint sur terre.
L’ANGE GARDIEN
Je la rallumerai dans le ciel.
DOÑA PROUHÈZE
Comment brillerai-je qui suis aveugle ?
L’ANGE GARDIEN
Dieu soufflera sur toi.
DOÑA PROUHÈZE
Je ne suis qu’un tison sous la cendre.
L’ANGE GARDIEN
Mais moi je ferai de toi une étoile flamboyante dans le souffle du Saint-Esprit !
DOÑA PROUHÈZE
Adieu donc ici-bas ! adieu, adieu, mon bien-aimé ! Rodrigue, Rodrigue là-bas, adieu pour toujours !
L’ANGE GARDIEN
Pourquoi adieu ? pourquoi là-bas, quand tu seras plus près de lui que tu ne l’es à présent ? Associée de l’autre côté du voile à cette cause qui le fait vivre.
DOÑA PROUHÈZE
Il cherche et ne me trouvera plus.
L’ANGE GARDIEN
Comment te trouverait-il au dehors alors que tu n’es plus autre part que dedans son cœur, lui-même ?
DOÑA PROUHÈZE
Tu dis vrai, c’est bien là que je serai ?
L’ANGE GARDIEN
Cet hameçon dans son cœur profondément enfoncé.
DOÑA PROUHÈZE
Il me désirera toujours ?
L’ANGE GARDIEN
Pour les uns l’intelligence suffit. C’est l’esprit qui parle purement à l’esprit.
Mais pour les autres il faut que la chair aussi peu à peu soit évangélisée et convertie. Et quelle chair pour parler à l’homme plus puissante que celle de la femme ?
Maintenant il ne pourra plus te désirer sans désirer en même temps où tu es.
DOÑA PROUHÈZE
Mais est-ce que le ciel jamais lui sera aussi désirable que moi ?
L’ANGE GARDIEN, comme s’il tirait sur le fil.
D’une pareille sottise tu seras punie à l’instant.
DOÑA PROUHÈZE, riant.
Ah ! frère, fais-moi durer encore cette seconde !
L’ANGE GARDIEN
Salut, ma sœur bien-aimée ! Bienvenue, Prouhèze, dans la flamme !
Les connais-tu à présent, ces eaux où je voulais te conduire ?
DOÑA PROUHÈZE
Ah ! je n’en ai pas assez ! encore ! Rends-la-moi donc enfin, cette eau où je fus baptisée !
L’ANGE GARDIEN
La voici de toutes parts qui te baigne et te pénètre.
DOÑA PROUHÈZE
Elle me baigne et je n’y puis goûter ! c’est un rayon qui me perce, c’est un glaive qui me divise, c’est le fer rouge effroyablement appliqué sur le nerf même de la vie, c’est l’effervescence de la source qui s’empare de tous mes éléments pour les dissoudre et les recomposer, c’est le néant à chaque moment où je sombre et Dieu sur ma bouche qui me ressuscite, et supérieure à toutes les délices, ah ! c’est la traction impitoyable de la soif, l’abomination de cette soif affreuse qui m’ouvre et me crucifie !
L’ANGE GARDIEN
Demandes-tu que je te rende à l’ancienne vie ?
DOÑA PROUHÈZE
Non, non, ne me sépare plus à jamais de ces flammes désirées ! Il faut que je leur donne à fondre et à dévorer cette carapace affreuse, il faut que mes liens brûlent, il faut que je leur tienne à détruire toute mon affreuse cuirasse, tout cela que Dieu n’a pas fait, tout ce roide bois d’illusion et de péché, cette idole, cette abominable poupée que j’ai fabriquée à la place de l’image vivante de Dieu dont ma chair portait le sceau empreint !
L’ANGE GARDIEN
Et ce Rodrigue, où crois-tu que tu lui sois le plus utile, ici-bas
Ou dans ce lieu maintenant que tu connais ?
DOÑA PROUHÈZE
Ah ! laisse-moi ici ! ah ! ne me retire pas encore ! pendant qu’il achève en ce lieu obscur sa course laisse-moi me consumer pour lui comme une cire aux pieds de la Vierge !
Et qu’il sente sur son front de temps en temps tomber une goutte de cette huile ardente !
L’ANGE GARDIEN
C’est assez. Le temps n’est pas encore venu tout à fait pour toi de franchir la Sainte Frontière.
DOÑA PROUHÈZE
Ah ! c’est comme un cercueil où tu me remets ! Voici de nouveau que mes membres reprennent la gaine de l’étroitesse et du poids. De nouveau la tyrannie sur moi du fini et de l’accidentel !
L’ANGE GARDIEN
Ce n’est plus que pour un peu de temps.
DOÑA PROUHÈZE
Ces deux êtres qui de loin sans jamais se toucher se font équilibre comme sur les plateaux opposés d’une balance,
Maintenant que l’un a changé de place, est-ce que la position de l’autre n’en sera pas altérée ?
L’ANGE GARDIEN
Il est vrai. Ce que tu pèses au Ciel, il faut pour qu’il l’éprouve que nous le placions sur un autre plateau.
Il faut que sur ce petit globe il achève son étroite orbite à l’imitation de ces distances énormes dans le Ciel qu’immobile nous allons te donner à dévorer.
DOÑA PROUHÈZE
Il ne demandait qu’une goutte d’eau et toi, frère, aide-moi à lui donner l’Océan.
L’ANGE GARDIEN
N’est-ce pas lui qui l’attend de l’autre côté de cet horizon mystique si longtemps
Qui fut celui de la vieille humanité ? ces eaux que tu as tellement désirées, ne sont-ce pas elles qui sont en train de le guérir de la terre ?
Ce passage qu’il a ouvert, ne sera-t-il pas le premier à le franchir ?
Au travers de cette suprême barrière d’un pôle à l’autre déjà
Par le soleil couchant en son milieu à demi dévorée,
À travers le nouveau il est en marche pour retrouver l’éternel.
DOÑA PROUHÈZE
À l’autre bout de l’Océan il est des Îles qui l’attendent,
Ces Îles mystérieuses au bout du monde dont je t’ai vu surgir.
Pour l’y tirer, comment faire, maintenant que tu n’as plus mon corps comme amorce ?
L’ANGE GARDIEN
Non plus ton corps, mais ton reflet sur les Eaux amères de l’exil,
Ton reflet sur les eaux mouvantes de l’exil sans cesse évanoui et reformé.
DOÑA PROUHÈZE
Maintenant je vois ton visage. Ah ! qu’il est sévère et menaçant !
L’ANGE GARDIEN
Tu en connaîtras un autre plus tard. Celui-ci convient à ce lieu de justice et de pénitence.
DOÑA PROUHÈZE
C’est pénitence qu’il va faire, lui aussi ?
L’ANGE GARDIEN
Les voies directes de Dieu, le temps est venu pour lui qu’il commence à les fouler.
DOÑA PROUHÈZE
C’est moi qui dois lui en ouvrir le seuil ?
L’ANGE GARDIEN
Ce qu’il désire ne peut être à la fois au Ciel et sur la terre.
DOÑA PROUHÈZE
Qu’attends-tu pour me faire mourir ?
L’ANGE GARDIEN
J’attends que tu consentes.
DOÑA PROUHÈZE
Je consens, j’ai consenti !
L’ANGE GARDIEN
Mais comment peux-tu consentir à me donner ce qui n’est pas à toi ?
DOÑA PROUHÈZE
Mon âme n’est plus à moi ?
L’ANGE GARDIEN
Ne l’as-tu pas donnée à Rodrigue dans la nuit ?
DOÑA PROUHÈZE
Il faut donc lui dire de me la rapporter.
L’ANGE GARDIEN
C’est de lui que tu dois recevoir permission.
DOÑA PROUHÈZE
Laisse-moi, mon bien-aimé ! laisse-moi partir !
Laisse-moi devenir une étoile !
L’ANGE GARDIEN
Cette mort qui fera de toi une étoile, consens-tu à la recevoir de sa main ?
DOÑA PROUHÈZE
Ah ! je remercie Dieu ! Viens, cher Rodrigue, je suis prête ! sur cette chose qui est à toi lève ta main meurtrière ! sacrifie cette chose qui est à toi ! Mourir, mourir par toi m’est doux !
L’ANGE GARDIEN
Maintenant je n’ai plus rien à te dire sinon au revoir à Dieu. J’ai fini ma tâche avec toi. Au revoir, sœur chérie, dans la lumière éternelle !
DOÑA PROUHÈZE
Ne me laisse pas encore ! Aigle divin, prends-moi pour un moment dans tes serres. Élève-moi le temps de compter un ! Le rond complet autour de nos deux existences laisse-moi le voir !
Le chemin qu’il a à suivre, laisse-moi le rouler autour de mon bras afin qu’il n’y fasse pas un pas auquel je ne sois attachée,
Et que je ne sois au bout, et qu’il ne le conduise vers moi.
— Quelle est cette pierre que tu me montres dans ta main ?
L’ANGE GARDIEN
La pierre sur laquelle tout à l’heure son bateau va s’ouvrir, il échappe seul, la tête blanche d’écume il aborde à cette terre inconnue.
Mais qu’importe le naufrage, il est arrivé ! ce n’est pas un monde nouveau qu’il s’agissait de découvrir, c’est l’ancien qui était perdu qu’il s’agissait de retrouver.
Il a mis dessus l’empreinte de son pied et de sa main, il a achevé l’entreprise de Colomb, il a exécuté la grande promesse de Colomb.
Car ce que Colomb avait promis au Roi d’Espagne, ce n’est pas un quartier nouveau de l’Univers, c’est la réunion de la terre, c’est l’ambassade vers ces peuples que vous sentiez dans votre dos, c’est le bruit des pieds de l’homme dans la région antérieure au matin, ce sont les passages du Soleil !
Il a rejoint le Commencement de tout par la route du Soleil levant.
Le voici qui rejoint ces peuples obscurs et attendants, ces compartiments en deçà de l’aurore où piétinent des multitudes enfermées !
Le Globe a tourné, montrant tout le continent d’Asie, depuis l’Inde jusqu’à la Chine.
Crois-tu que Dieu ait abandonné Sa création au hasard ? Crois-tu que la forme de cette terre qu’Il a faite soit privée de signification ?
Pendant que tu vas au Purgatoire, lui aussi sur terre va reconnaître cette image du Purgatoire.
Lui aussi, la barrière traversée,
Cette double bourse de l’Amérique après qu’il l’a prise dans sa main et rejetée, cette double mamelle à l’heure de votre après-midi présentée à votre convoitise matérielle,
Il rejoint l’autre monde, le même, l’ayant pris à revers. Ici l’on souffre et attend. Et derrière cette paroi aussi haute que le ciel, là-haut, là-bas, commence l’autre versant, le monde d’où il vient, l’Église militante.
Il va reconnaître ces populations agenouillées, ces portions cloisonnées et comprimées qui recherchent non pas une issue mais leur centre.
L’une a la forme d’un triangle et l’autre d’un cercle,
Et l’autre, ce sont ces îles déchirées que tourmentent sans fin la tempête et le feu.
L’Inde pendue cuit sur place dans une vapeur brûlante, la Chine éternellement dans ce laboratoire intérieur où l’eau devient de la boue piétine ce limon mélangé à sa propre ordure.
Et le troisième se déchire lui-même avec rage.
Tels sont ces peuples qui gémissent et attendent, le visage tourné vers le Soleil levant.
C’est à eux qu’il est envoyé comme ambassadeur.
Il apporte avec lui assez de péché pour comprendre leurs ténèbres.
Dieu lui a montré assez de joie pour qu’il comprenne leur désespoir.
Ce Néant au bord duquel ils sont depuis si longtemps assis, ce Vide laissé par l’absence de l’Être, où se joue le reflet du Ciel, il fallait leur apporter Dieu pour qu’ils le comprennent tout à fait.
Ce n’est pas Rodrigue qui apporte Dieu, mais il faut qu’il vienne pour que le manque de Dieu où sont assises ces multitudes soit regardé.
— Ô Marie, Reine du Ciel, autour de qui s’enroule tout le chapelet des Cieux, ayez pitié de ces peuples qui attendent !
Il rentre dans la Terre qui se rétrécit et devient pas plus grosse qu’une tête d’épingle.
Tout l’écran est rempli par le Ciel fourmillant au travers duquel se dessine l’image gigantesque de l’Immaculée Conception.