SCÈNE X

DON CAMILLE, DOÑA PROUHÈZE.

À Mogador une tente au bord de la mer. Tapis l’un sur l’autre étendus. Impression d’une grande lumière et d’une grande chaleur au dehors.

Don Camille en grand burnous arabe tenant à la main le petit chapelet mahométan. Doña Prouhèze à demi couchée sur un divan, aussi en vêtements arabes.

DON CAMILLE, les yeux baissés, à demi-voix.

Il ne tiendrait qu’à moi de prendre ce petit pied nu.

DOÑA PROUHÈZE

Il est à vous, comme le reste. N’ai-je pas l’honneur d’être votre épouse ?

DON CAMILLE

J’ai juré de ne plus vous toucher. J’ai cédé à votre indifférence insultante.

Il ne manque pas de femmes pour moi là-haut dans ce poulailler que l’Afrique et la mer approvisionnent.

DOÑA PROUHÈZE

Je suis flattée de la préférence pour le moment que vous m’accordez.

DON CAMILLE

Avouez que si je n’étais pas là qui vous regarde il vous manquerait quelque chose.

DOÑA PROUHÈZE

Il est vrai que je suis habituée à ces yeux moqueurs et douloureux qui passent de mon visage à mes mains, et à cette question dévorante.

Que d’agréables après-midi nous avons passées ainsi ensemble,

Sans aucune parole !

DON CAMILLE

Pourquoi m’avoir épousé ?

DOÑA PROUHÈZE

Les troupes m’avaient trahie, n’étais-je pas en votre pouvoir ?

Mon mari était mort. Comment n’aurions-nous pas profité de l’occasion de ce brave petit Franciscain que nous venions de capturer ?

DON CAMILLE, souriant à son chapelet.

C’est moi qui suis en votre pouvoir.

DOÑA PROUHÈZE

Encore ce sourire câlin et faux sur votre visage brun,

Ce sourire que Madame votre mère aimait et détestait, et qui, moi aussi, oui, me fait un peu mal au cœur.

DON CAMILLE

Mais c’est vrai que je suis en votre pouvoir.

DOÑA PROUHÈZE

C’est vrai à moitié. Naturellement si je n’avais pas été sûre d’un certain pouvoir sur vous, pourquoi vous aurais-je épousé ?

Le Roi ne m’a pas relevée de cette charge qu’il m’a confiée, Don Camille, sur la côte d’Afrique.

C’est moi ici qui vous empêche de faire tout le mal que vous voudriez.

DON CAMILLE

Est-il vrai ? m’arrive-t-il souvent de demander votre précieux conseil, Madame ?

DOÑA PROUHÈZE

Vous l’aurais-je accordé ? Il n’y a pas besoin de paroles entre nous. Vous devinez tout.

Il n’y a pas une de vos actions où je sois absente et qui ne soit faite à dessein

Ou de me plaire à votre manière sournoise, ou de me faire de la peine, et alors comme je suis sûre de vous voir accourir aussitôt et quel regard avide !

Dites si vous me trouvâtes jamais en défaut.

Je lis en vous et vous n’obtenez rien de moi.

DON CAMILLE

Il y a une chose du moins que je puis faire qui est de vous faire fouetter.

DOÑA PROUHÈZE

Mon corps est en votre pouvoir, mais votre âme est dans le mien !

DON CAMILLE

Quand vous me tordez l’âme, n’ai-je pas le droit de torturer un peu votre corps ?

DOÑA PROUHÈZE

L’important est que vous fassiez ce que je veux et depuis dix ans, oui, mis à part de temps en temps ces mouvements ridicules de votre humeur sauvage,

En gros je n’ai pas de reproches à vous faire et je crois que le Roi est content.

DON CAMILLE

Quel bonheur ! Ainsi pour lui rendre service il a suffi que je cesse de lui obéir !

DOÑA PROUHÈZE

Moi, il n’était pas aussi facile de cesser de m’obéir. Quelqu’un toujours présent, il n’est pas si facile de l’oublier.

DON CAMILLE, avec douceur.

Mais qui sait si bientôt cette grossière présence corporelle vous sera encore possible ?

DOÑA PROUHÈZE

Si c’est la mort que vous m’annoncez en ces termes élégants, il n’y a pas besoin de périphrases. Je suis prête.

L’idée, grâce à vous, n’est jamais tant éloignée de mon esprit qu’un cri d’oiseau, le bruit d’une pièce d’argenterie qui tombe, un mot blanc que l’on écrit par terre avec le doigt, un grain d’encens qui se consume

Ne suffisent à me donner avertissement.

DON CAMILLE

Recevez-le de ma bouche.

DOÑA PROUHÈZE

Je l’ai reçu déjà cette nuit d’un autre.

DON CAMILLE

Votre visiteur habituel sans doute et le père de mon enfant ?

DOÑA PROUHÈZE

Qui viendrait me visiter solitaire au fond de ma prison ?

DON CAMILLE

Rodrigue la nuit, chaque nuit, que ni les murs ni la mer ne suffisent à empêcher.

DOÑA PROUHÈZE

Vous seul, Ochiali, vous le savez, m’avez infligé votre grossière présence corporelle.

DON CAMILLE

Mais je sais que lui seul est le père de cette fille que je vous ai faite et qui ne ressemble qu’à lui.

DOÑA PROUHÈZE

Est-il vrai ? que sur ta tête, enfant chérie, descende donc notre triple héritage !

DON CAMILLE

Le mien également ? Vous ne doutez pas, Prouhèze, que je ne vous accompagne où vous allez ?

DOÑA PROUHÈZE

Que pensez-vous, vous-même ?

DON CAMILLE

Je pense que la lettre à Rodrigue ne va pas errer éternellement sans qu’un jour elle touche son destinataire.

DOÑA PROUHÈZE

Cet appel, qu’en un moment de désespoir j’ai jeté les yeux fermés dans la mer ?

DON CAMILLE

Il y a dix ans qu’elle court des Flandres à la Chine et de la Pologne à l’Éthiopie.

Plusieurs fois même je sais qu’elle est repassée à Mogador.

Mais à la fin j’ai lieu de croire que Rodrigue enfin l’a reçue et qu’il se prépare à y répondre.

DOÑA PROUHÈZE

Fin de Cacha-diablo et de son petit royaume en Afrique !

DON CAMILLE

Fin de Prouhèze et de sa petite capitainerie en enfer !

DOÑA PROUHÈZE

C’est fini de cet arbitrage subtil et de cet équilibre délicat

Entre le Roi et le Sultan, entre la chrétienté et l’Afrique,

Et en Afrique même tous ces princes, caïds, marabouts, roguis, bâtards et renégats,

Vous au milieu faisant la banque et vendant de la poudre, ressource à tous les partis aléatoire et commune, de tous crainte et ménagée,

Et tout à coup au point choisi intervenant comme la foudre,

Ces grands plans que vous m’expliquiez.

DON CAMILLE

Déjà avant que vous m’ayez accordé l’honneur de cet entretien ils commençaient à perdre leur intérêt.

Et que je ne reçoive des nouvelles de cette ligne de cocotiers, de sable blanc et d’écume qui au-delà de la mer fait à l’Espagne une frontière invisible,

Déjà cette sensibilité à l’équilibre qui toujours fit ma petite spécialité,

Cette espèce de compensation à la Cardan comme pour les compas de navires qui est une tête bien faite,

L’œil qui voit de haut en bas et les oreilles qui à droite et à gauche entendent,

Elle ne sert plus à la seconde critique en moi à déclencher l’imperceptible dent de l’acte, cette décision entre des forces opposées où la rapidité doit suppléer à la masse.

Le désir en moi peu à peu cède la place à la curiosité,

Et cette curiosité elle-même est sourdement compromise. Les gens se défient de moi. Ils ont cessé de me comprendre.

Il y a même un tas d’imbéciles qui ont commencé à comploter grossièrement contre moi,

Ici même et hors des portes. On m’en donne des nouvelles de temps en temps.

Mais rien ne peut rompre le charme de cette demi-heure d’attente. Tous ces Turcs le sabre levé et moi à vos pieds égrenant mon chapelet sous les palmes,

Cela constitue une espèce de tableau vivant pour le plaisir des spectateurs arrêté par la baguette d’un magicien.

DOÑA PROUHÈZE

Ainsi toutes ces choses autour de nous qui font semblant d’être présentes, à dire vrai elles sont passées ?

DON CAMILLE

Ne sens-tu pas à quel point toi et moi déjà nous en sommes mystérieusement disjoints ?

DOÑA PROUHÈZE

Je n’aime pas beaucoup toi et moi.

DON CAMILLE

Une ride nous est communiquée sur la mer qui bientôt va me guérir de ce « toi, ma rose ! » pour toujours.

DOÑA PROUHÈZE

Si vous leviez les yeux sur moi, j’y lirais d’autres paroles.

DON CAMILLE

Pourquoi lever les yeux quand je sais d’avance ce que je lirai dans les vôtres ?

DOÑA PROUHÈZE

Cela vaut la peine de regarder cette unique portion de l’univers encore qui soit capable de vous intéresser.

DON CAMILLE

Ce petit pied nu me suffit.

DOÑA PROUHÈZE

Adieu, Señor ! je retire mon pied, quelqu’un est venu me chercher et je suis libre.

DON CAMILLE

Moi, je suis libre aussi.

DOÑA PROUHÈZE

Je suis contente d’être libre mais je n’aime pas cette idée que vous le soyez également. Tant que j’étais vivante, j’ai toujours senti que vous n’aviez pas le droit d’être libre.

DON CAMILLE

La mort est venue vous relever.

DOÑA PROUHÈZE

Je ne sais pas. Je suis inquiète de vous laisser. Et qui sait si mon corps ne vous a pas communiqué de moi tel secret que mon âme elle-même ignore ?

DON CAMILLE

Il est vrai. Vous n’avez pas pu empêcher que nous fassions une certaine alliance ensemble

Et que nous continuions malgré vous sourdement à correspondre.

DOÑA PROUHÈZE

Bientôt je n’aurai plus de corps.

DON CAMILLE

Mais votre religion dit que vous conservez avec vous tout ce qu’il faut pour le revégéter.

DOÑA PROUHÈZE

Là votre pouvoir s’arrête.

DON CAMILLE

En êtes-vous si sûre ? est-ce en vain que depuis dix ans je vous oblige à vivre dans l’habitude que mon opposition vous imposait ?

DOÑA PROUHÈZE

Avez-vous l’impertinence de penser qu’il y avait en moi quelque chose qui fût fait spécialement pour vous ?

DON CAMILLE

Où serait autrement le pouvoir qui me retient à vos pieds

Et qui depuis dix ans m’oblige à écouter ce cœur en vous qui bat ?

DOÑA PROUHÈZE

Un autre l’occupe.

DON CAMILLE

Il occupe votre pensée, mais non point ce cœur occupé à chaque seconde à vous faire.

Ce cœur qui vous fait, ce n’est point Rodrigue qui l’a fait.

DOÑA PROUHÈZE

Il était fait pour lui.

DON CAMILLE

J’écoute bien, mais ce n’est point ce que me dit cette chose en vous plus ancienne que vous qui bat, ce battement depuis la création du monde que vous avez hérité d’un autre.

Il ne prononce aucun nom mortel.

DOÑA PROUHÈZE

Je sais qu’il commence en moi un Nom

Que Rodrigue avec moi de l’autre côté de la mer achève.

DON CAMILLE

Je dis plutôt qu’il vous aide à étouffer cet esprit en vous qui soupire.

DOÑA PROUHÈZE

N’est-ce pas Rodrigue par qui je suis ici avec vous et qui m’a appris à sacrifier le monde entier ?

DON CAMILLE

Il suffit à le remplacer.

DOÑA PROUHÈZE

Lui-même, n’ai-je pas renoncé à lui en ce monde ?

DON CAMILLE

Afin de mieux dans l’autre le posséder.

DOÑA PROUHÈZE

Resterai-je sans récompense ?

DON CAMILLE

Ah ! j’attendais ce mot ! Les chrétiens n’en ont pas d’autre à la bouche !

DOÑA PROUHÈZE

Tant mieux s’il me sert à écraser celle d’un renégat.

DON CAMILLE, confidentiellement.

Dites-moi, vous qui êtes restée à la maison, j’ai toujours été curieux de savoir l’effet qu’a produit ma brillante sortie

Et si j’ai vraiment réussi à faire de la peine au vieux propriétaire.

DOÑA PROUHÈZE

Celui qui est la cause de toute joie on ne peut lui infliger aucune peine.

DON CAMILLE

Ta ta ta ! Vous parlez comme un petit sansonnet qui répète l’air qu’on lui siffle !

Moi, je crois autre chose. Tâchez de suivre mon raisonnement. Au secours, mes souvenirs d’école ! l’agissant – oui, c’est là le mot que je cherchais.

(Pédantesquement :)

Tout ce qui est contre le vœu de l’agissant inflige à cet agissant une souffrance conforme à sa nature.

Si je tape un mur je me fais mal et si je tape avec une grande force je me fais un grand mal.

DOÑA PROUHÈZE

Il est vrai.

DON CAMILLE, heurtant l’un contre l’autre ses deux poings.

Et si je tape avec une force infinie, je me fais un mal infini.

Ainsi, moi fini, si je tiens bon, j’arrête la Toute-Puissance, l’Infini souffre en moi limite et résistance, je lui impose ça contre sa nature, je puis être la cause en lui d’un mal et d’une souffrance infinie !

Une passion telle qu’elle a pu arracher le Fils du sein du Père ! selon ce que vous autres chrétiens nous dites.

DOÑA PROUHÈZE

Nous disons grâce gratuite et non point arrachée, bonté et non point souffrance.

DON CAMILLE

Dites ce que vous voudrez. Que fera-t-Il si moi je ne veux point de cette bonté ?

DOÑA PROUHÈZE

Dieu ne se soucie point de l’apostat. Il est perdu. Il est comme s’il n’était pas.

DON CAMILLE

Et moi je dis que le Créateur ne peut lâcher sa créature. Si elle souffre Il souffre en même temps. C’est Lui qui fait en elle ce qui souffre.

Il est en mon pouvoir d’empêcher cette figure qu’Il voulait faire de moi.

En qui je sais que je ne puis être remplacé. Si vous pensez que toute créature est à jamais irremplaçable par une autre,

Vous comprendrez qu’en nous il est en notre pouvoir de priver le sympathique Artiste d’une œuvre irremplaçable, une parcelle de Lui-même.

Ah ! je sais qu’il y aura toujours cette épine dans son cœur ! J’ai trouvé ce passage jusqu’au plus profond de son Être. Je suis la brebis bien perdue que les cent autres à jamais ne suffisent pas à compenser.

Je souffre de Lui dans le fini, mais Lui souffre de moi dans l’infini et pour l’éternité.

Cette pensée me console en cette Afrique à quoi je suis condamné.

DOÑA PROUHÈZE

Quelle affreuse méchanceté !

DON CAMILLE

Méchanceté ou non,

J’ai affaire à quelqu’un de difficile et de moins simple que vous pensez. Je n’ai pas d’avantage à perdre.

J’occupe une forte position. Je détiens quelque chose d’essentiel. On a besoin de moi. Je suis ici.

Je suis en position de Le priver de quelque chose d’essentiel.

(Ricanant :)

Beaucoup d’admirateurs ignorants qui ne savent que dire amen à tout ne valent pas un critique éclairé.

DOÑA PROUHÈZE

Si Dieu a besoin de vous, ne croyez-vous pas que vous aussi de votre côté ayez de Lui besoin ?

DON CAMILLE

J’ai nourri quelque temps en effet cette prudente et salutaire pensée. Le Vieillard dangereux que nous racontent les prêtres, pourquoi ne pas nous mettre bien avec Lui ?

Cela ne coûte pas grand’chose. Il est si peu gênant et Il tient si peu de place !

Un coup de chapeau, et Le voilà content. Quelques égards extérieurs, quelques cajoleries qui ne trouvent jamais les vieillards insensibles. Au fond nous savons qu’Il est aveugle et un peu gâteux.

Il est plus facile de Le mettre de notre côté et de nous servir de Lui pour soutenir nos petits arrangements confortables,

Patrie, famille, propriété, la richesse pour les riches, la gale pour les galeux, peu pour les gens de peu et rien du tout pour les hommes de rien. À nous le profit, à Lui l’honneur, un honneur que nous partageons.

DOÑA PROUHÈZE

J’ai horreur de vous entendre blasphémer.

DON CAMILLE

J’oubliais. Un bel amant pour les femmes amoureuses en ce monde, ou dans l’autre.

L’éternité bienheureuse dont nous parlent les curés,

N’étant là que pour donner aux femmes vertueuses dans l’autre monde les plaisirs que les autres s’adjugent en celui-ci.

Est-ce encore moi qui blasphème ?

DOÑA PROUHÈZE

Toutes ces choses grossières dont vous vous moquez, tout de même cela est capable de brûler sur le cœur de l’homme et de devenir de la prière.

Avec quoi voulez-vous que je prie ?

Tout ce qui nous manque, c’est cela qui nous sert à demander.

Le saint prie avec son espérance et le pécheur avec son péché.

DON CAMILLE

Et moi je n’ai absolument rien à demander. Je crois avec l’Afrique et Mahomet que Dieu existe.

Le Prophète Mahomet est venu pour nous dire qu’il suffit pour l’éternité que Dieu existe.

Je désire qu’Il reste Dieu. Je ne désire pas qu’Il prenne aucun déguisement.

Pourquoi a-t-Il si mauvaise opinion de nous ? Pourquoi croit-Il qu’Il ne peut nous gagner que par des cadeaux ?

Et qu’Il a besoin de changer son visage afin de se faire reconnaître de nous ?

Cela me fait de la peine de Le voir ainsi s’abaisser et nous faire des avances.

Vous vous rappelez cette histoire du Ministre qui se met en tête d’assister à la noce de son garçon de bureau et qui ne réussit qu’à causer la consternation générale ?

Qu’Il reste Dieu et qu’Il nous laisse à nous notre néant. Car si nous cessons d’être intégralement le Néant,

Qui est-ce qui prendra notre place pour attester intégralement que Dieu existe ?

Lui à sa place et nous à la nôtre pour toujours !

DOÑA PROUHÈZE

L’amour veut qu’il n’y ait pas deux places mais une seule.

DON CAMILLE

La chose par quoi Il est ce qu’Il est puisqu’Il ne peut nous la donner, qu’Il nous laisse donc où nous sommes. Je n’ai pas besoin du reste.

Je ne peux pas devenir Dieu et Il ne peut pas devenir un homme. Je n’ai pas plaisir à Le voir sous notre apparence corporelle.

Notre corps est ce qu’il est. Mais qui ne serait froissé de voir notre honnête vêtement de travail

Devenir sur le dos d’un autre un déguisement ?

DOÑA PROUHÈZE

Ce qui a été cloué sur la croix n’était pas un déguisement.

Cette union qu’Il a contractée avec la femme était vraie, ce néant qu’Il est allé rechercher jusque dans le sein de la femme.

DON CAMILLE

Ainsi c’est le néant que Dieu a désiré au sein de la femme ?

DOÑA PROUHÈZE

De quoi d’autre manquait-Il ?

DON CAMILLE

Et ce néant même depuis lors ainsi vous dites qu’il n’est pas à nous et qu’il ne nous appartient pas ?

DOÑA PROUHÈZE

Il ne nous appartient que pour faire exister par l’aveu que nous en faisons

Davantage Celui qui est.

DON CAMILLE

La prière n’est donc pas autre chose qu’un aveu de notre néant ?

DOÑA PROUHÈZE

Non pas un aveu seulement mais un état de néant.

DON CAMILLE

Quand je disais tout à l’heure : Je suis le néant, je faisais donc une prière ?

DOÑA PROUHÈZE

Vous faisiez le contraire, puisque la seule chose dont Dieu manque

Vous vouliez la garder pour vous, la préférant à ce qui est,

Vous reposant sur votre différence essentielle.

DON CAMILLE

Ainsi peu à peu, comme un habile pêcheur,

Je vous ai amenée où je voulais.

DOÑA PROUHÈZE, troublée comme si elle se souvenait.

Pourquoi parlez-vous de pêcheur ?

Un pêcheur… un pêcheur d’hommes… il me semble qu’on m’en a montré un déjà.

DON CAMILLE

Prouhèze, quand vous priez, êtes-vous toute à Dieu ? et quand vous Lui offrez ce cœur tout rempli de Rodrigue, quelle place Lui reste-t-il ?

DOÑA PROUHÈZE, sourdement.

Il suffit de ne point faire le mal. Dieu demande-t-Il que pour Lui nous renoncions à toutes nos affections ?

DON CAMILLE

Faible réponse ! Il y a les affections que Dieu a permises et qui sont une part de Sa Volonté.

Mais Rodrigue dans votre cœur n’est aucunement effet de Sa Volonté mais de la vôtre. Cette passion en vous.

DOÑA PROUHÈZE

La passion est unie à la croix.

DON CAMILLE

Quelle croix ?

DOÑA PROUHÈZE

Rodrigue est pour toujours cette croix à laquelle je suis attachée.

DON CAMILLE

Pourquoi donc ne lui laissez-vous pas achever son œuvre ?

DOÑA PROUHÈZE

Ne revient-il pas du bout du monde pour l’achever ?

DON CAMILLE

Mais vous n’acceptez la mort de sa main que pour rendre par là votre âme de lui plus proche.

DOÑA PROUHÈZE

Tout ce qui en moi est capable de souffrir la croix, ne le lui ai-je pas abandonné ?

DON CAMILLE

Mais la croix ne sera satisfaite que quand elle aura tout ce qui en vous n’est pas la volonté de Dieu détruit.

DOÑA PROUHÈZE

Ô parole effrayante !

Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !

DON CAMILLE

Mais alors je suis damné, car mon âme ne peut être rachetée que par la vôtre, et c’est à cette condition seulement que je vous la donnerai.

DOÑA PROUHÈZE

Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !

DON CAMILLE

Mourez donc par ce Christ en vous étouffé

Qui m’appelle avec un cri terrible et que vous refusez de me donner !

DOÑA PROUHÈZE

Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !

DON CAMILLE

Prouhèze, je crois en vous ! Prouhèze, je meurs de soif ! Ah ! cessez d’être une femme et laissez-moi voir sur votre visage enfin ce Dieu que vous êtes impuissante à contenir,

Et atteindre au fond de votre cœur cette eau dont Dieu vous a faite le vase !

DOÑA PROUHÈZE

Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !

DON CAMILLE

Mais d’où viendrait autrement cette lumière sur votre visage ?

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