SCÈNE VI

DON RAMIRE, DOÑA ISABEL.

assis sur un banc, tous deux en noir et absolument de l’époque, pareils à des figures de tarots. Leurs visages au-dessus des corps peints passent à travers des trous.

DON RAMIRE, d’une voix caverneuse.

Le Vice-Roi ne m’aime plus.

DOÑA ISABEL

Eh quoi ! c’est au moment qu’il vient de vous donner le gouvernement du Mexique,

Un royaume dix fois plus grand et plus beau que l’Espagne, avec ses mines et ses plantations et le pétrole, et cette ouverture au Nord sur l’Infini,

Que je vous entends vous plaindre : le Vice-Roi ne m’aime plus ?

DON RAMIRE

S’il m’aimait, il ne m’éloignerait pas ainsi de sa personne.

DOÑA ISABEL

N’est-ce pas vous-même qui avez demandé le Mexique ?

DON RAMIRE

Je vous l’ai laissé demander.

DOÑA ISABEL

Pourquoi me l’avez-vous laissé demander ?

DON RAMIRE

Je vous l’ai laissé demander pour voir.

DOÑA ISABEL

Pour voir quoi ?

DON RAMIRE

Le crédit dont vous jouissiez dans l’esprit de Son Altesse.

DOÑA ISABEL

Accusez bien plutôt votre disposition jalouse et tourmentée,

Cette mélancolie qui vous fait taquiner et provoquer la chose même que vous redoutez le plus.

DON RAMIRE

Vous lui plaisez plus que moi.

DOÑA ISABEL

L’ai-je voulu ? Et croyez-vous que j’aie une raison si forte de l’aimer quand c’est à lui que je dois d’être votre femme ?

DON RAMIRE

Il est vrai. Laissez-moi méditer sur ce texte un petit moment.

DOÑA ISABEL

Il ne m’aime pas.

DON RAMIRE

Nous voyons cependant qu’à toute heure vous avez accès près de lui.

DOÑA ISABEL

Ses chiens de même. Que de fois suis-je entrée et sortie sans qu’il s’en aperçût ! Il n’y a que quand je chante qu’il m’écoute.

DON RAMIRE

Vous n’avez eu qu’à lui parler de votre santé qui exigeait le climat de l’altitude, et le lendemain il me faisait proposer le Mexique.

DOÑA ISABEL

Oui, c’est bien là son étrange indifférence ! Penser que la veille même il m’avait montré tant de confiance et d’abandon ! Un Rodrigue presque caressant ! Et puis je n’ai eu qu’à dire un seul mot !

Il est vrai, je n’aurais pas cru qu’il me congédierait si aisément.

DON RAMIRE

Ce n’est pas à vous qu’il en veut. C’est moi qui l’ai offensé.

DOÑA ISABEL

Toujours cette anxiété maladive !

DON RAMIRE

Ah ! je ne puis supporter l’idée de son mépris !

DOÑA ISABEL

Combien de fois vous ai-je entendu l’accuser et le maudire !

DON RAMIRE

Un regard, un sourire de lui me faisaient tout oublier.

DOÑA ISABEL

Croyez-vous qu’il ait aucun souci de vous ou de moi ?

DON RAMIRE

Je sais seulement que la vie sans lui est une chose impossible !

Quand il arrête sur moi son œil profond, quand je vois qu’il me voit, il y a quelque chose en moi qui se met au port d’armes.

Dieu lui a donné sur moi une espèce de droit et d’autorité en sorte que ce qu’il demande a cessé de m’appartenir.

DOÑA ISABEL

Que deviez-vous donc faire ?

DON RAMIRE

C’est cette place de Directeur des Travaux du Chemin Royal que j’aurais dû demander. C’est cela qui touche à son cœur.

DOÑA ISABEL

Que ne vous l’a-t-il proposée ?

DON RAMIRE

C’était à moi de proposer. Il m’attendait

DOÑA ISABEL

Eh quoi ! cette place où l’on est sûr de mourir en quelques mois, il fallait que vous la sollicitiez comme une faveur ?

DON RAMIRE

Ah ! je lui reproche d’avoir pris trop au sérieux ce moment de faiblesse !

DOÑA ISABEL

Quelle faiblesse ?

DON RAMIRE

Un moment, un seul moment de faiblesse ! Ah ! je me reproche de vous avoir laissé lui demander le Mexique !

Pourquoi se montre-t-il si soudain et inexorable ? Déjà il aura donné cette place de Panama à un autre.

Pourquoi me méprise-t-il ainsi ? qu’ai-je fait pour qu’il m’ait cru incapable de donner ma vie pour lui ?

DOÑA ISABEL

Devais-je mourir également ?

DON RAMIRE

Vous n’aviez qu’à repartir avec les enfants en Espagne.

DOÑA ISABEL

Je vois que je suis peu, auprès de lui, pour vous.

DON RAMIRE

J’ai droit sur vous, mais il a droit sur moi.

DOÑA ISABEL

Eh bien, je m’en vais de ce pas lui dire que vous ne voulez pas du Mexique.

DON RAMIRE

Cela ne servira de rien. Il ne pardonne pas dans les gens qui le servent l’hésitation.

Les gens qui comme moi ont eu le temps de le connaître. Il m’a rejeté, c’est fini. Il n’aime pas les gens qui se repentent.

DOÑA ISABEL

Il t’a rejeté ? Nous le rejetterons aussi.

Il est temps de vivre par toi-même. Il y a assez longtemps que tu as été fasciné et capté par cet astre malfaisant.

Ramire, je ne vous aime pas, mais je vous suis profondément associée. Nous n’irons pas au Mexique.

Il ne s’agit pas de s’en aller, il faut que lui s’en aille. Il faut que Rodrigue disparaisse, qu’il cesse absolument d’être là.

La place qu’il occupait, il faut que tu la prennes.

DON RAMIRE

Eh quoi, lui prendre l’Amérique ? ce serait lui enlever plus que sa femme.

DOÑA ISABEL

Que diriez-vous si lui-même l’abandonnait ?

DON RAMIRE

Il ne nous abandonnera pas. Il est avec nous pour toujours. Je crois en lui.

DOÑA ISABEL

Grand Dieu ! que n’ai-je la lettre à Rodrigue !

DON RAMIRE

Cette lettre que votre frère avait apportée d’Espagne ?

DOÑA ISABEL

Et qu’il a remise par superstition à cet imbécile

Qu’un rayon de soleil a ce matin éteint.

DON RAMIRE

Il vaut mieux que cette lettre soit perdue.

DOÑA ISABEL

Vous redoutez l’épreuve pour votre idole ?

DON RAMIRE

Je ne crains rien !

DOÑA ISABEL

Donnez-moi seulement la lettre à Rodrigue.

La lettre tombe. Un machiniste la ramasse et la place devant les yeux de Don Ramire.

DON RAMIRE

Prenez-la, Madame. La voici.

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