DON RAMIRE, DOÑA ISABEL.
assis sur un banc, tous deux en noir et absolument de l’époque, pareils à des figures de tarots. Leurs visages au-dessus des corps peints passent à travers des trous.
DON RAMIRE, d’une voix caverneuse.
Le Vice-Roi ne m’aime plus.
DOÑA ISABEL
Eh quoi ! c’est au moment qu’il vient de vous donner le gouvernement du Mexique,
Un royaume dix fois plus grand et plus beau que l’Espagne, avec ses mines et ses plantations et le pétrole, et cette ouverture au Nord sur l’Infini,
Que je vous entends vous plaindre : le Vice-Roi ne m’aime plus ?
DON RAMIRE
S’il m’aimait, il ne m’éloignerait pas ainsi de sa personne.
DOÑA ISABEL
N’est-ce pas vous-même qui avez demandé le Mexique ?
DON RAMIRE
Je vous l’ai laissé demander.
DOÑA ISABEL
Pourquoi me l’avez-vous laissé demander ?
DON RAMIRE
Je vous l’ai laissé demander pour voir.
DOÑA ISABEL
Pour voir quoi ?
DON RAMIRE
Le crédit dont vous jouissiez dans l’esprit de Son Altesse.
DOÑA ISABEL
Accusez bien plutôt votre disposition jalouse et tourmentée,
Cette mélancolie qui vous fait taquiner et provoquer la chose même que vous redoutez le plus.
DON RAMIRE
Vous lui plaisez plus que moi.
DOÑA ISABEL
L’ai-je voulu ? Et croyez-vous que j’aie une raison si forte de l’aimer quand c’est à lui que je dois d’être votre femme ?
DON RAMIRE
Il est vrai. Laissez-moi méditer sur ce texte un petit moment.
DOÑA ISABEL
Il ne m’aime pas.
DON RAMIRE
Nous voyons cependant qu’à toute heure vous avez accès près de lui.
DOÑA ISABEL
Ses chiens de même. Que de fois suis-je entrée et sortie sans qu’il s’en aperçût ! Il n’y a que quand je chante qu’il m’écoute.
DON RAMIRE
Vous n’avez eu qu’à lui parler de votre santé qui exigeait le climat de l’altitude, et le lendemain il me faisait proposer le Mexique.
DOÑA ISABEL
Oui, c’est bien là son étrange indifférence ! Penser que la veille même il m’avait montré tant de confiance et d’abandon ! Un Rodrigue presque caressant ! Et puis je n’ai eu qu’à dire un seul mot !
Il est vrai, je n’aurais pas cru qu’il me congédierait si aisément.
DON RAMIRE
Ce n’est pas à vous qu’il en veut. C’est moi qui l’ai offensé.
DOÑA ISABEL
Toujours cette anxiété maladive !
DON RAMIRE
Ah ! je ne puis supporter l’idée de son mépris !
DOÑA ISABEL
Combien de fois vous ai-je entendu l’accuser et le maudire !
DON RAMIRE
Un regard, un sourire de lui me faisaient tout oublier.
DOÑA ISABEL
Croyez-vous qu’il ait aucun souci de vous ou de moi ?
DON RAMIRE
Je sais seulement que la vie sans lui est une chose impossible !
Quand il arrête sur moi son œil profond, quand je vois qu’il me voit, il y a quelque chose en moi qui se met au port d’armes.
Dieu lui a donné sur moi une espèce de droit et d’autorité en sorte que ce qu’il demande a cessé de m’appartenir.
DOÑA ISABEL
Que deviez-vous donc faire ?
DON RAMIRE
C’est cette place de Directeur des Travaux du Chemin Royal que j’aurais dû demander. C’est cela qui touche à son cœur.
DOÑA ISABEL
Que ne vous l’a-t-il proposée ?
DON RAMIRE
C’était à moi de proposer. Il m’attendait
DOÑA ISABEL
Eh quoi ! cette place où l’on est sûr de mourir en quelques mois, il fallait que vous la sollicitiez comme une faveur ?
DON RAMIRE
Ah ! je lui reproche d’avoir pris trop au sérieux ce moment de faiblesse !
DOÑA ISABEL
Quelle faiblesse ?
DON RAMIRE
Un moment, un seul moment de faiblesse ! Ah ! je me reproche de vous avoir laissé lui demander le Mexique !
Pourquoi se montre-t-il si soudain et inexorable ? Déjà il aura donné cette place de Panama à un autre.
Pourquoi me méprise-t-il ainsi ? qu’ai-je fait pour qu’il m’ait cru incapable de donner ma vie pour lui ?
DOÑA ISABEL
Devais-je mourir également ?
DON RAMIRE
Vous n’aviez qu’à repartir avec les enfants en Espagne.
DOÑA ISABEL
Je vois que je suis peu, auprès de lui, pour vous.
DON RAMIRE
J’ai droit sur vous, mais il a droit sur moi.
DOÑA ISABEL
Eh bien, je m’en vais de ce pas lui dire que vous ne voulez pas du Mexique.
DON RAMIRE
Cela ne servira de rien. Il ne pardonne pas dans les gens qui le servent l’hésitation.
Les gens qui comme moi ont eu le temps de le connaître. Il m’a rejeté, c’est fini. Il n’aime pas les gens qui se repentent.
DOÑA ISABEL
Il t’a rejeté ? Nous le rejetterons aussi.
Il est temps de vivre par toi-même. Il y a assez longtemps que tu as été fasciné et capté par cet astre malfaisant.
Ramire, je ne vous aime pas, mais je vous suis profondément associée. Nous n’irons pas au Mexique.
Il ne s’agit pas de s’en aller, il faut que lui s’en aille. Il faut que Rodrigue disparaisse, qu’il cesse absolument d’être là.
La place qu’il occupait, il faut que tu la prennes.
DON RAMIRE
Eh quoi, lui prendre l’Amérique ? ce serait lui enlever plus que sa femme.
DOÑA ISABEL
Que diriez-vous si lui-même l’abandonnait ?
DON RAMIRE
Il ne nous abandonnera pas. Il est avec nous pour toujours. Je crois en lui.
DOÑA ISABEL
Grand Dieu ! que n’ai-je la lettre à Rodrigue !
DON RAMIRE
Cette lettre que votre frère avait apportée d’Espagne ?
DOÑA ISABEL
Et qu’il a remise par superstition à cet imbécile
Qu’un rayon de soleil a ce matin éteint.
DON RAMIRE
Il vaut mieux que cette lettre soit perdue.
DOÑA ISABEL
Vous redoutez l’épreuve pour votre idole ?
DON RAMIRE
Je ne crains rien !
DOÑA ISABEL
Donnez-moi seulement la lettre à Rodrigue.
La lettre tombe. Un machiniste la ramasse et la place devant les yeux de Don Ramire.
DON RAMIRE
Prenez-la, Madame. La voici.