SCÈNE XI

LE VICE-ROI, DON RAMIRE, DOÑA ISABEL, DON RODILARD.

La flotte espagnole au large de Darien dans le Golfe du Mexique, prête à appareiller pour l’Europe. La dunette du bâtiment-amiral.

LE VICE-ROI

Seigneur lieutenant, je suis vraiment fâché de vous priver de la flotte en ce moment critique.

Je sais en effet que les boucaniers préparent une expédition contre Carthagène.

Et si vous me demandez comment vous vous y prendrez pour résister à ces messieurs, sans bateaux, sans munitions, dont j’ai dû me pourvoir à vos dépens,

Privé de vos meilleures troupes que je me suis permis de vous emprunter, sans argent,

Je vous réponds, que vous ferez comme vous pourrez.

DON RAMIRE

Je tâcherai de pouvoir.

DON RODILARD

Et d’ailleurs, une fois Son Altesse partie, il serait immoral et choquant que tout allât bien.

LE VICE-ROI, vague et léger.

Le Roi m’appelle.

DON RODILARD

Un de ces appels silencieux dans le secret de la chapelle intérieure que le devoir d’un sujet est non seulement de deviner mais de prévenir.

LE VICE-ROI

J’ai une grande masse d’argent et d’or à apporter en Espagne et je ne veux laisser à nul autre le soin de l’accompagner.

Il faut que l’on me voie à Madrid.

Et je profiterai de mon passage pour en finir avec ces pillards africains qui me coupent chaque année mes convois.

Il faut qu’il y ait entre les deux Espagnes un fil sûr.

DON RODILARD

Le même, comme disait l’autre jour cet orateur municipal,

Qui par-dessus les Andes et ce membre monstrueux entre les Amériques par quoi le monde est verrouillé,

Vient de tirer votre bateau comme le char même de Jupiter

Des étendues Pacifiques jusqu’au domaine de ces Eaux impatientes et toujours agitées.

LE VICE-ROI, frappant le pont du pied.

C’est fait, Monsieur le Bel-Esprit ! J’ai réussi ! Cette grande machine que mon esprit par-dessus les montagnes avait conçue, ça a marché !

Cette chose que tous les esprits raisonnables refusaient avec fureur, elle vit, elle marche ! Tout ce grand corps de cordes, de poulies et de contre-poids, cela grince d’une rive à l’autre dans sa triomphale absurdité ! Les Grecs et les Romains n’ont jamais vu rien de pareil !

Que parle-t-on dans les classes d’Annibal et de ses éléphants ? Moi, à la tête de douze vaisseaux, j’ai gravi les monts et des volées de perroquets se sont mélangées à mes cordages ! J’ai ouvert sous mon étrave une houle de montagnes et de forêts !

Et cent mille hommes sous la terre couchés de l’un et l’autre côté de ce chemin que j’ai établi témoignent que grâce à moi ils n’ont pas vécu en vain.

Ce n’est pas en ingénieur que j’ai travaillé, c’est en homme d’État.

J’ai créé le passage central, l’organe commun qui fait de ces Amériques éparses un seul corps.

Je tiens la position médiane, en travers des deux continents, à cheval sur les deux versants,

Cette barre qui ne permet à aucun de mes ennemis de joindre l’autre, le trajet vers tous les points le plus court, cette clef qui donne à tout moment raison à l’ensemble contre chacune de ses parties.

C’est cette clef que je m’en vais remettre entre les mains du Roi d’Espagne.

Il était temps que pour lui apporter des nouvelles de l’autre Océan que j’ai trouvé de l’autre côté de cette barrière d’or, d’argent et d’aromates, je retourne la tête de mon cheval,

Et que lui faisant sauter comme une barre de manège cette limite où le temps s’arrête,

Je voie de nouveau son poitrail écumant sous moi s’enfoncer dans les eaux de cette Mer séquestrée !

(Don Rodilard tient devant lui sa main étendue comme s’il lisait dedans.)

Que lisez-vous dans votre main, Monsieur le Secrétaire ?

DON RODILARD

L’histoire de Charlemagne, Monseigneur.

LE VICE-ROI

Et qu’est-ce qu’il y a d’intéressant dans la vie de Charlemagne ?

DON RODILARD

Charlemagne chaque printemps quand ses piqueurs avaient tout préparé

Avait l’habitude de monter à cheval et d’aller à la chasse.

On baptisait les Saxons à tas, on amenait à Marseille par longs chapelets enfilés les adorateurs de Mahomet pour en garnir les galères de Sa Majesté.

Fanfares, discours, feux d’artifice, arcs de triomphe, communiqués aux journaux. En automne l’Empereur rentrait à Arcueil-Cachan.

Roland restait en arrière :

On le voit dans les livres des enfants qui souffle tant qu’il peut dans sa petite trompette.

— De là cette expression bien connue : faire Charlemagne.

LE VICE-ROI

Si je fais Charlemagne, le féal Ramire fera Roland et gare aux Sarrazins qui le viendront chatouiller !

Prends l’Amérique, mon Roland, chevalier sans peur et sans sourire, et tâche de la garder comme il faut.

Quand tu seras embarrassé, je t’ai laissé un petit livre tout entier recopié de la main de Rodilard. Tu n’auras qu’à t’y reporter.

Il y a un index alphabétique à la fin.

DON RAMIRE

Je supplie Votre Altesse de ne pas partir.

Au nom de tous ceux qui d’un pôle à l’autre de ce monde nouveau croient en vous et vous ont pris pour chef, je prie sérieusement et solennellement Votre Altesse de ne pas partir.

LE VICE-ROI

Et pourquoi ne partirais-je pas, Monsieur de l’Intérim ?

DON RAMIRE

Vous avez engagé votre foi à l’Amérique jusqu’à la mort.

LE VICE-ROI

Grand Dieu, si cela était vrai, quelle envie tu me donnerais de la trahir !

DON RAMIRE

Ne détruisez pas dans l’esprit de ceux qui vous aiment cette image qu’ils se sont faite de vous.

LE VICE-ROI

Elle n’est pas intéressante.

DON RAMIRE

Ne quittez pas à cause d’une femme le poste qu’on vous a confié.

LE VICE-ROI

Une femme ? Quelle femme ? Ce n’est pas une femme qui me fait partir.

DON RAMIRE

Prétendez-vous, Monseigneur, que ce n’est pas à cause d’une certaine femme que vous partez ?

LE VICE-ROI, léger et ricanant.

Non pas, Monsieur le Questionneur. Le devoir seul (presque chantonnant) le devoir, le devoir seul m’appelle.

DON RAMIRE, s’inclinant profondément.

Il ne me reste plus qu’à prendre congé de Votre Altesse. Je souhaite à Votre Altesse un bon voyage.

LE VICE-ROI

Adieu, Monsieur.

Sort Don Ramire.

DON RODILARD, s’inclinant à son tour et remettant au Vice-Roi un petit volume.

Je me permets de remettre à Votre Altesse mes Obras completas. C’est un témoignage de l’estime que j’ai pour Elle.

LE VICE-ROI

Adieu, cher Rodilard. – Toi seul m’as compris.

Sort Don Rodilard.

DOÑA ISABEL

Il n’y a que Rodilard qui vous ait compris, Monseigneur ?

LE VICE-ROI

Il n’y a que Rodilard qui m’ait compris.

DOÑA ISABEL

Pourquoi avez-vous menti ainsi à Don Ramire ?

LE VICE-ROI

Cela m’amuse de mentir quelquefois et de vaquer à mes affaires à l’abri de ce Rodrigue faux que j’ai planté sur un bâton.

DOÑA ISABEL

Il vous aime.

LE VICE-ROI

Je déteste la familiarité.

DOÑA ISABEL

Et moi, ne me direz-vous pas une parole aimable avant de partir ?

LE VICE-ROI

Adieu, je penserai à vous quelquefois.

DOÑA ISABEL

Je vous déteste.

LE VICE-ROI

Tant mieux. J’ai le caractère ainsi fait que la haine et le mépris des gens me sont plus faciles à supporter que leur admiration.

Et là-dessus :

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