V

On était si bien habitué aux fréquentes rechutes de la maladie, qu’une grande surprise accueillit la lettre de faire-part : « Vous êtes prié d’assister aux Convoi, Service et Enterrement de Monsieur Paul Verlaine, poète, décédé le 8 janvier 1896, muni des Sacrements de l’Église, en son domicile, rue Descartes, n° 39, à l’âge de 51 ans, – qui se feront le vendredi 10 courant, à 10 heures très précises, en l’Église Saint-Étienne-du-Mont, sa paroisse. »

La veille de sa mort, il avait appelé Coppée, Mallarmé et Lepelletier.

Anciens amis, et jeunesse, tous accoururent. Chacun voulait voir une fois encore celui dont on avait tant parlé, et se souvenir de son image au dernier jour. Il reposait sur son lit couvert de fleurs, un crucifix sur sa poitrine. Cazals, le 9 janvier à midi, fit un dernier portrait du Maître à jamais muet ; on prit aussi le moulage de la tête. Des couronnes furent déposées à la maison mortuaire, par Edmond Lepelletier, le Mercure de France, la Lorraine-Artiste, The Senate, les Soirées-Procope, Gustave Kahn, la Revue encyclopédique, le Parnasse, la Plume, Léon Vanier, le comte de Montesquiou-Fezensac, l’Association générale des Étudiants. Et la presse, pendant trois jours, n’écrivit que de lui. L’Éclair du 10 janvier publia son portrait.

Le vendredi matin, à dix heures et demie, eut lieu la levée du corps. Le cortège était considérable. François Coppée, Stéphane Mallarmé, Edmond Lepelletier, Catulle Mendès, ceux qui, trente ans plus tôt, avaient fondé le Parnasse, entouraient le cercueil sur son char funèbre : l’humble corbillard de cinquième classe. Georges, le fils de Verlaine, était absent, malade, à l’hôpital militaire de Lille. M. Combes, ministre de l’Instruction publique, s’était fait représenter par M. Wels, son chef de cabinet. Charles de Sivry, Maurice Barrès, le comte de Montesquiou, Léon Vanier, F.-A. Cazals, venaient ensuite. Puis en rangs pressés : Henry Roujon, Sully-Prud’homme, José-Maria de Hérédia, Jules Lemaître, Jean Richepin, Henry Bauër, Raffaëlli, Jean Lahor, Armand Silvestre, Edmond Haraucourt, Maurice Bouchor, Roger Marx, René Maizeroy, Émile Blémont, Rachilde, Gustave Kahn, Ferdinand Hérold, Jean Moréas, Fernand Mazade, Jean Jullien, Eugène Carrière, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Georges Rodenbach, Tardieu, Alexandre Boutique, Charles Maurras, Edmond Char, Paul Balluriau, Charles Frémine, Mme Segond-Weber, Chantalat, Henri Bouillon, Jacques des Gachons, Camille Mauclair, et une foule d’amis.

À l’église Saint-Étienne-du-Mont, l’abbé Chanes dit une messe basse, chantée par toute la maîtrise sous la direction de M. Gros, maître de chapelle. L’absoute fut donnée par l’abbé Lacèdre, et le grand orgue tenu par M. Théodore Dubois, organiste de la Madeleine, qui exécuta Pie Jesu, de Niedermeyer.

Le cortège ensuite gagna le cimetière des Batignolles, dont Verlaine avait dit, à l’époque où l’on voulut en retirer le corps de Villiers de l’Isle-Adam : « J’ai dans ce cimetière mon tombeau de famille, où dorment déjà mon père et ma mère : j’y ai ma place… Il me serait donc douloureux de penser que mon cher ami de si longtemps, que mon grand Villiers, qui me fut fidèle et doux en cette vie, ne restât pas mon compagnon de l’au-delà. »

Son cercueil fut posé sur les deux cercueils descendus dans ce caveau en 1865 et en 1886, – et, avant que la dalle fût pour toujours retombée sur le capitaine que Niel préférait, sur la mère qui avait franchi des barricades pour rejoindre son fils, sur le poète « en qui toute une fin de siècles trouve sa rédemption », – François Coppée, Stéphane Mallarmé, Edmond Lepelletier, Catulle Mendès, Maurice Barrés, Jean Moréas et Gustave Kahn s’approchèrent et prirent tour à tour la parole.

« Messieurs, dit François Coppée, saluons respectueusement la tombe d’un vrai poète, inclinons-nous sur le cercueil d’un enfant. – Nous avions à peine dépassé la vingtième année quand nous nous sommes connus, Paul Verlaine et moi, quand nous échangions nos premières confidences, quand nous nous lisions nos premiers vers. Je revois, en ce moment, nos deux fronts penchés fraternellement sur la même page ; je ressens par le souvenir, dans toute leur ardeur première, nos admirations, nos enthousiasmes d’alors, et j’évoque nos anciens rêves. Nous étions deux enfants ; nous allions, confiants, vers l’avenir. Mais Verlaine n’a pas rencontré l’expérience, la froide et sûre compagne qui nous prend rudement par le poignet et nous guide sur l’âpre chemin. Il est reste un enfant, toujours. – Faut-il l’en plaindre ? Il est si amer de devenir un Homme et un sage, de ne plus courir sur la libre route de sa fantaisie par crainte de tomber, de ne plus cueillir la rose de volupté de peur de se déchirer aux épines, de ne plus toucher au papillon du désir en songeant qu’il va se fondre en poudre sous vos doigts. Heureux l’enfant qui fait des chutes cruelles, qui se relève tout en pleurs, mais qui oublie aussitôt l’accident et la souffrance, et ouvre de nouveau ses yeux encore mouillés de larmes, ses yeux avides et enchantés sur la nature et sur la vie ! Heureux aussi le poète qui, comme le pauvre ami à qui nous disons aujourd’hui adieu, conserve son âme d’enfant, sa fraîcheur de sensations, son instinctif besoin de caresses, qui pèche sans perversité, a de sincères repentirs, aime avec candeur, croit en Dieu et le prie humblement dans les heures sombres, et qui dit naïvement tout ce qu’il pense et tout ce qu’il éprouve, avec des maladresses charmantes et des gaucheries pleines de grâce ! – Heureux, ce poète ! j’ose le répéter tout en me rappelant combien Paul Verlaine a souffert dans son corps malade et dans son cœur douloureux. Hélas ! comme l’enfant, il était sans défense commune, et la vie l’a souvent et cruellement blessé ; mais la souffrance est la rançon du génie, et ce mot peut être prononcé en parlant de Verlaine, car son nom éveillera toujours le souvenir d’une poésie absolument nouvelle et qui a pris dans les lettres françaises l’importance d’une découverte – L’œuvre de Paul Verlaine vivra. Quant à sa dépouille lamentable et meurtrie, nous ne pouvons, en pensant à elle, que nous associer aux touchantes prières de l’Église chrétienne que nous écoutions tout à l’heure, et qui demandent seulement pour les morts le repos, l’éternel repos ! – Adieu, pauvre et glorieux poète, qui, pareil au feuillage, a plus souvent gémi que chanté ; adieu, malheureux ami que j’aimai toujours et qui ne m’a pas oublié. Dans ton agonie, tu réclamais ma présence, et j’arrive trop tard devant ce muet cercueil, songeant que l’heure est peut-être proche, en effet, ou je devrai obéir à ton appel. Mais ton âme et la mienne ont toujours espéré, que dis-je, ont toujours cru en un séjour de paix et de lumière où nous serons tous pardonnés, purifiés – car qui donc aurait l’hypocrisie de se proclamer innocent et pur ? – et c’est là, en plein idéal, que je te donne rendez-vous et que je te répondrai : Me voici ! »

Maurice Barrès : « La jeunesse intellectuelle dépose sur cette tombe l’offrande de son admiration. – Cette figure populaire, nous n’aurons plus le bonheur de la rencontrer. Mais ce qui était en lui d’essentiel, sa puissance de sentir, l’accent communicatif de ses douleurs, ses audaces très sûres à la française, et ses beautés tendres et déchirantes : tout cela demeure vivant. Et ce qui n’est plus, dans ce cercueil, vit dans nous tous ici présents. C’est pourquoi nous ne venons point pleurer, regretter son génie sur sa tombe, mais nous venons l’affirmer. – Désormais sa pensée ne disparaîtra plus de l’ensemble des pensées qui constituent l’héritage national. – Voilà, messieurs, dans quels sentiments la jeunesse intellectuelle sur cette tombe apporte l’hommage de son admiration et de sa reconnaissance au Maître pour qui elle a conquis la gloire. »

Stéphane Mallarmé : « La tombe aime tout de suite le silence. – Acclamation, renom, la parole haute cesse et le sanglot des vers abandonnés ne suivra jusqu’à ce lieu de discrétion, celui qui s’y dissimule pour ne pas offusquer, d’une présence, sa gloire. – Paul Verlaine, son génie enfui au temps futur, reste héros. – Seul, ô plusieurs qui trouverions avec le dehors tel accommodement fastueux ou avantageux, considérons que – seul, comme revient cet exemple par les siècles rarement, notre contemporain affronta, dans toute l’épouvante, l’état du chanteur et du rêveur. – Sa bravoure, – il ne se cacha pas du destin – en harcelant ; plutôt, par défi, les hésitations, devenait ainsi la terrible probité. – Nous vîmes cela, messieurs, et en témoignons : cela, ou pieuse révolte, l’homme se montrant devant sa Mère quelle qu’elle soit et voilée, foule, inspiration, vie, le nu qu’elle a fait du poète, et cela consacre un cœur farouche, loyal, avec de la simplicité et tout imbu d’honneur. – Nous saluerons de cet hommage, Verlaine, dignement, votre dépouille. »

Share on Twitter Share on Facebook