Plusieurs ont voulu rapprocher Verlaine d’autres poètes de notre race ; ils ont cité Villon, Musset. Le sentiment épars dans quelques poésies de Verlaine, se trouve en effet dans Musset ; mais ce sentiment, œuvre entière de Musset, n’est qu’une partie de celle de Verlaine, et encore, il leur est commun avec bien d’autres dont le cœur eut à souffrir. Une vie de heurts et de cahots fit songer à celle de Villon ; mais l’histoire de Paris peut montrer bien d’autres existences et plus tourmentées que ces deux-là. Ce que Villon et Musset n’eurent pas, en dehors de leurs actes de poète ou de bohème, c’est cette attraction à laquelle bien peu résistent, et qui chaque jour ajoute, autour du nom de Verlaine, les noms les plus célèbres, et aussi les plus humbles. Le temps semble déjà loin de nous, où tous s’efforçaient de reconnaître en lui, ou Musset, ou Villon : Le bohème, le poète, se partageaient alors l’attention de ses contemporains. Aujourd’hui même, ils sont peu nombreux encore, ceux qui cherchent sous ces mots ce que fut réellement Verlaine. Avant donc d’étudier l’influence véritable qu’il eut sur son époque, je dois classer, pour n’y plus revenir, ces deux termes jusqu’ici trop apparents, et dont le retentissement nous cachait la nature réelle de l’homme.
Les premiers livres de Verlaine furent publiés en sa grande jeunesse. Il avait vingt-deux ans quand parurent les Poèmes saturniens (1866) ; huit ans plus tard, Fêtes galantes, la Bonne Chanson, Romances sans paroles, étaient édités. Ces ouvrages furent peu remarqués. Alors que la plupart des Parnassiens : François Coppée, Sully-Prud’homme, José-Maria de Hérédia, Anatole France, Léon Dierx, Léon Valade, Edmond Lepelletier, Catulle Mendès, Armand Silvestre, Ernest d’Hervilly, Albert Mérat : tous ceux que Gabriel Marc a célébrés dans ses triolets : L’Entresol du Parnasse, avaient déjà conquis leur part de fortune ou de gloire, Paul Verlaine (comme aussi Villiers de l’Isle-Adam et Stéphane Mallarmé) s’en allait encore, à la recherche du mieux, par la grand’route où tant de fleurs cachent les ronces ensanglantées. Il était si peu connu, malgré ces quatre premiers livres, que Catulle Mendès, en ses conférences sur le mouvement parnassien, n’en put dire que ces quelques mots :
« Les premiers vers de Paul Verlaine portèrent le nom de Poèmes Saturniens : ils étaient bien nommés. Une humeur noire, inquiète, bizarrement amoureuse de la peur et de la mort, ricanait dans ces courtes pièces d’un art très volontaire et très subtil. Et si visible qu’y fût l’influence de Charles Baudelaire, on était bien forcé d’y reconnaître aussi une saveur perverse, très personnelle. Depuis, d’autres ouvrages du même poète témoignèrent d’une meilleure santé intellectuelle ; et dans les Fêtes galantes par exemple, il a montré une grâce tout à fait exquise et des sourires presque sincères. Mais, malgré ces sourires d’un instant, d’ailleurs mélancoliques, les mornes rancœurs de naguère et les rêveries funèbres n’ont pas tout à fait abandonné le poète. Sous son regard persistant, les beaux jeunes hommes et les faciles jeunes femmes des parcs enchantés dépouillent bientôt le satin de leur peau et l’or de leur chevelure. Ce sont des spectres qui s’enlacent dans le mystère des ramures. Les danses deviennent macabres. Un reste d’élégance complique étrangement la hideur, et l’on voit dans le tournoiement des rondes des pans de linceul s’envoler avec une coquetterie de jupe repoussée du talon. »
En même temps que ces livres de poète, Verlaine avait commencé les aventures d’une vie dont le récit figure dans sa Biographie ; cette vie causait l’étonnement de ceux même que rien n’étonne plus : elle devait, je le rappelle, ne ressembler à nulle autre, apparaissant dès le début légendaire à ceux-là même qui l’approchaient. La rude existence qui lui était destinée, et qu’il avait prédite dès les Poèmes saturniens, écrivant au frontispice que, chez les êtres de son sang, « le plan de vie est dessiné ligne à ligne par la logique d’une influence maligne » ; cette existence maudite le séparait alors des siens, l’entraînant de ci de là, vers les enfants inconnus que son regard devait mûrir, vers les hommes que ses cris d’angoisse et ses fines satires devaient surprendre et modifier. Comme autrefois aux porteurs d’idées nouvelles, initiatrices des réformes, les portes brusquement se fermèrent devant lui ; la crainte, l’indifférence ou l’incrédulité l’isolèrent ; on le laissa vivre cependant, mais il ne trouva plus d’asile que sur la rive gauche de la Seine, au quartier des Écoles.
Alors, tout un essaim de jeunes étudiants, butinant les fleurs d’art écloses dans les souvenirs familiers du Luxembourg, du boulevard Saint-Michel et de la rue Saint-Jacques, recueillaient la science que durant des siècles l’Université avait préparée, sur les flancs de cette Montagne-Sainte-Geneviève riche de trésors philosophiques. Cette jeunesse semblait armée d’une foi nouvelle, et volontiers quittait le chemin aisé de la richesse pour les sentiers abrupts où se cueille, au prix de veilles fatigantes et de sanglants efforts, la fleur rare qui pour les uns fructifie en force et en pouvoir, pour les autres en idéal et en justice. Choisissant donc la même voie qu’avait jadis choisie Verlaine, elle le rencontra, le comprit et ne le quitta plus. C’est pourquoi je n’ai presque jamais vu Verlaine seul ; plusieurs l’accompagnaient dans ses courtes promenades autour du Panthéon, ou, se réunissant en plus grand nombre chez lui, s’apprenaient à deviner et à retenir le profond enseignement humain qu’il ne disait pas en termes précis, qu’il fallait au contraire découvrir sous les infinies nuances de son verbe tourmenté comme sa vie, et parfois scruter sous une parole en apparence insignifiante : Certaines sciences ne sont-elles pas terribles, au point que même une parole insignifiante ne les doit point révéler ? il se taisait alors, mais son regard avait la brève lueur de l’éclair qui en brillant révèle la foudre. Il fallait la robuste foi de ces jeunes gens pour résister à la réprobation qui, frappant le Maître, les frappait eux-mêmes ; plusieurs sont morts, dont les débuts promettaient de belles moissons : mais les groupes recevaient des adhésions nouvelles, et quand à son tour le Maître mourut, qui ne fut surpris de lui reconnaître tant d’amis et d’admirateurs ?
Il en est un, qui avait partagé les enthousiasmes adolescents de Verlaine. Ils n’avaient pas vingt ans, que déjà leur amitié s’était scellée pour toujours. S’ils ne vécurent pas depuis côte à côte, c’est pour l’unique raison que Verlaine, trop dissemblable même de celui-là, ne pouvait s’associer que pour un temps ; il avait marché plus loin, mais Edmond Lepelletier ne devait jamais l’oublier. À chaque appel de Verlaine, il était prêt ; c’est lui qui soutint seul la renommée du Maître, pendant quelques années, et c’est lui qui, le lendemain de la mort, rappela ces souvenirs particuliers, en y précisant que Verlaine avait trouvé son véritable asile au Quartier-Latin. Je dois ici transcrire son récit :
« La jeunesse a sans doute raison de réclamer Verlaine comme son élu. Il est indiscutable que sa gloire a eu pour berceau tardif le quartier des écoles et les revues juvéniles. J’en sais quelque chose. Il y a une quinzaine d’années, Verlaine, qui avait déjà publié les Poèmes saturniens, les Fêtes galantes, la Bonne Chanson, était complètement ignoré, non seulement du grand public, mais de l’auditoire restreint auquel peut prétendre un véritable artiste. C’était pis qu’un poète incompris, c’était un poète oublié. La grande trombe de 1870 avait passé sur ses œuvres, sur sa vie, et avait tout balayé : l’humble hysope et le chêne altier confondus dans une même destruction. Verlaine était absent, à l’étranger, à Mons, détenu. Il m’envoya par fragments, dans des lettres curieuses, poignantes ici, ironiques là, les poèmes destinés à être immortels sous le titre de Romances sans paroles. Je les publiai dans des conditions véritablement originales. Je me trouvais, de par l’état de siège, relégué à Sens, dirigeant le vaillant journal républicain de Valentin Simond, le Suffrage universel, suite du Peuple souverain de Paris, décapité par le grand sabre du général de Ladmirault, pour un article, qui paraîtrait bien anodin actuellement, signé d’Édouard Lockroy. À ma disposition, je n’avais que l’imprimerie de notre quotidien. Grâce à la complaisance des typos, je pus cependant, en employant uniquement l’elzévir, qui ne servait qu’exceptionnellement à la composition du journal, éditer un petit volume suffisamment artistique d’aspect, et qui, donné, distribué à tous ceux que je supposais s’intéresser aux vers, exhuma le nom de Verlaine. Depuis, après avoir, pendant plusieurs années, multiplié la citation du nom de l’auteur en affirmant la maîtrise du poète, je parvins à réapprendre son nom à ceux qui ne l’avaient plus dans l’oreille. Mes camarades du Parnasse, dont quelques-uns commençaient à devenir illustres, surpris et enchantés de savoir qu’un des leurs vivait encore et se révélait puissant, m’aidèrent, ainsi que des admirateurs de la première heure, comme Henry Bauër, tandis que la jeunesse, avec enthousiasme, acclamait le poète de la nuance, rajeunissant la sensation poétique, et, tout en gardant une forme classique, révolutionnant l’art des rythmes, rendant à la lyre son caractère musical. Le pauvre Verlaine, de la geôle de Mons, passant à des séminaires de Rethel, cependant se convertissait et instrumentait son magnifique livre d’heures poétiques : Sagesse. Il était en route pour la gloire… »
De tels hommes, à chaque phase importante de leur existence, ont toujours près d’eux celui qui les doit traduire au public. Or, Sagesse, comme l’indique Lepelletier, est le livre par excellence de Verlaine, et c’est à ce moment même que le poète rencontra son critique : Charles Morice.