L’époque de Sagesse fut plusieurs années de Verlaine, les années sans doute les plus fécondes pour l’avenir, et c’est dans la lumière rayonnante de cette œuvre qu’apparut Morice. Non qu’ils se connussent pour la première fois. Mais ce temps de la moisson du poète fut celui de la floraison du critique, et leurs deux manifestations, simultanées, les révélèrent mieux l’un à l’autre. Morice, avant cette date, était de ceux qui entouraient Verlaine ; mais sa pensée personnelle l’entraînait ailleurs. En ce jour, s’ils se parlaient encore, le ton était changé, la phrase n’avait plus son abandon de jadis : Verlaine dominait, de toute Sagesse ; Morice résistait, de tout le monde synthétique qu’il propageait alors, – et de ce jour, data leur séparation, la véritable, celle qui est, bien qu’on se revoie parfois. Cependant, une amitié constante et active dicta au critique la plus fervente admiration. Dès ses premières lignes sur le Maître, dans son livre d’études, on voit que Morice va fermer les yeux sur certaines ombres de son héros, et ne former qu’une gerbe de louanges :
« Verlaine a brisé les liens par trop étroits où le Parnasse avait enchaîné le vers. Le principe de cette grande révolution était dans Sainte-Beuve, mais avec quelle timidité, avec quels stérilisants scrupules procédait Sainte-Beuve, et comme il oubliait d’effacer les traces de son procédé ! Chez Verlaine, aucune de ces macules du travail : la Poésie bat des ailes et s’enchante. »
Dans cet ouvrage dont la première partie, recueil de haute critique, de logique et de déduction normales, d’écriture nerveuse et brillante, explique longuement l’œuvre de certains poètes, Morice n’accorde cependant que peu de paragraphes à Verlaine ; c’est que, six mois auparavant, il lui avait consacré un livre spécial, où nous avons lu, dès la préface, ce conseil, presqu’un ordre, donné au lecteur, et qui semble commenter les derniers mots du passage ci-dessus :
« … Mais cette beauté ne se communique point aux inattentifs… Il faut l’interruption des soucis bruyants, le silence, les paupières baissées, – une initiation, pour peu à peu se faire à l’atmosphère du poème, apprendre à ne rien perdre des détails, afin de saisir l’ensemble et bientôt se complaire avec l’extraordinaire artiste aux surprises successives de suggestives méprises. »
Le critique ne trompe personne. Il ne saurait mieux nous dire que cette communion avec la pensée du poète, à laquelle il nous convie, il l’a reçue d’abord et que par conséquent il n’a plus qu’un devoir, plus qu’un but : nous faire admirer Verlaine. Acceptons sa main tendue, et laissons-nous dire ce qu’il veut du poète ; nous lirons ensuite ce qu’un autre littérateur pense du bohème.
Les premières pages forment une lente introduction : comme des draperies aux plis lourds s’écartent et s’élèvent doucement, pour annoncer déjà la gravité du sujet. Puis, ne voulant pas que l’on s’attarde aux décors, pour lui détails secondaires, Morice épingle d’abord vivement cette brève étiquette à l’œuvre du poète :
« Verlaine – et c’est la qualité maîtresse de son génie – est subtilement simple comme fut notre Moyen-Âge, – sa patrie naturelle dans le temps. C’est parmi les artistes des XVe et XVIe siècles qu’il faudrait chercher des émules aux plus chantourneurs des Parnassiens, et c’est à Villon qu’on a très justement comparé Verlaine. »
Morice reprend, durant trois pages encore, les habiles phrases de son introduction, puis, avant que l’attention se lasse, il ajoute à sa démonstration du poète le récit imagé des premières œuvres :
Poèmes saturniens : « Par l’esprit, il se réclama surtout de Baudelaire dont il devait être l’unique héritier. Mais pour la forme, c’est de Leconte de Lisle que Verlaine fut d’abord l’élève. Il lui prit toute la livrée d’exotisme védique : le Kchatrya, la Ganga, l’excellent Rama, Raghû et Bhagavat lui-même, et toute la livrée d’archaïsme hellénique : l’Hellas, Sparte, Orpheus, Alkaïos, Hector, Odysseus, Akhilleus et Homeros lui-même. Surtout il se soumit à cette impassibilité, laquelle était alors de commandement dans l’entresol de Lemerre :
À nous qui ciselons les mots comme des coupes,
Et qui faisons des vers émus, très froidement…
Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?
Tout cela sent, il est vrai, quelque peu l’appris, le voulu, trahit le discipulat. »
Fêtes galantes : « Verlaine, nerveux et inquiet, saisit et trouble… Dès les Fêtes galantes, il est profondément atteint de l’influence baudelairienne. »
La Bonne Chanson : « Un bouquet de fiançailles à parfumer une corbeille de noces… on dirait que le vers lui-même prend des précautions pour ne pas effaroucher une jeune fille. »
Romances sans paroles : « Avec la déchéance des bonnes résolutions, avec le retour de la destinée Saturnienne, les goûts naturels du poète vont reprendre le dessus… il y a tous les horizons changeants où le poète voyage… il y a des violences vers des sites brutaux… on sent que l’orage s’amasse dans cette âme embrumée. »
C’est pour Verlaine le temps des révolutions ; son cœur, son esprit, son âme tremblent et se soulèvent ; il tombe et se relève ; les tourmentes parfois le déchirent, et les blessures se fermeront peut-être, mais la trace en restera : cette époque d’angoisse et de souffrance préparait Sagesse, et c’est à l’apparition de Sagesse que Morice réserve son accueil le plus fervent :
« C’est là qu’apparaît, byzantine un peu et très orthodoxe, la Madone,
Siège de la Sagesse et source de pardons.
Privée comme à souhait de tous les nimbes usés par les peintres d’assomption, Madone grise et maigre, aux longues mains rapprochées sans entre-croiser leurs doigts, aux yeux très baissés, le front ceint d’une rigide couronne, nul soin de grâce : ni la Vierge classique de Raphaël, ni la Vierge convenue de Murillo, ni la douce Madone allemande des missels, ni la Femme surnaturelle de Vinci, mais plutôt la Vierge jaune de Saint-Luc et des Grecs. Pourtant elle est toute douceur, quoique son geste soit un peu sec ; c’est elle qui joint les mains, les mains lâches du pénitent, et qui lui baisse les yeux, ses yeux éblouis des choses !… On sent que le poète, refréné par les commandements, s’interdit l’essor des fantaisies : mais il y perd bien peu, sa puissance n’étant pas dans la fantaisie, et il gagne en profondeur concentrée ce qu’il délaisse d’indépendance… Écoutez ce bruit profond d’orage venu de loin pour se résoudre en musicale foudre que soutiendraient et prolongeraient tous les jeux de l’orgue :
Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,
Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.
Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur le champ :
Une tentation des pires… fuis l’infâme !
Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme,
Battant toute vendange aux collines, couchant
Toute moisson de la vallée, et ravageant
Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te réclame.
Ô pâlis et va-t’en, lente et joignant les mains !
Si ces hiers allaient manger nos beaux demains ?
Si la vieille folie était encore en route ?
Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer ?
Un assaut furieux, le suprême, sans doute !…
Ô va prier contre l’orage, va prier !
Et à travers toutes ces fabuleuses fatigues de Sisyphe ou d’Hercule sous la perpétuelle chute du roc charnel, il y avait de triomphales heures d’embellie, des aurores dans cette nuit… Il s’émerveillait chèrement, comme au retour dans le port, devant ce quelque chose de sacré que recèle en leur beauté la faiblesse des femmes… Il avait aussi des enthousiasmes juvéniles, des pitiés nobles pour tous ceux que décorait un sceau d’héroïsme et de malheur.
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* *
« Comme Verlaine, en ce livre, a donné la plus forte expression de trouble moderne qui fût en lui, nous en avons dû scruter surtout le fond. Avec Jadis et Naguère , il convient de préférer la forme… Pour Verlaine, le vers demeure le Vers, l’être intangible et frémissant dont il avait appris des maîtres-forgerons, Leconte de Lisle et Banville, et Baudelaire lui-même, à forger l’armure, et quelques-uns des plus célèbres alexandrins qu’on citera dans vingt ans seront de Sagesse. Mais bien plus hardiment que Sainte-Beuve, dans le même but et avec un plus profond sens de modernité, il l’assouplit, le détaille, ce vers, quand il faut, selon les nuances de sentiment à rendre et selon de logiques lois nouvelles. »
Suivent des pages, aux détails finement ciselés, sur l’Art poétique de l’auteur de Sagesse, de Jadis et Naguère ; ces pages sont assez touffues pour que je ne puisse les résumer ici, et n’en dire qu’une partie serait trahir la logique du littérateur : elles lui servent d’ailleurs pour des dissertations personnelles, commentant Verlaine, ne le montrant plus. Avant de quitter Morice (non pour la dernière fois, car il apparaît constamment, à cette époque, dans l’ombre du Maître), voici un remarquable parallèle de Lamartine et de Verlaine, qui peut suffire à expliquer l’attachement du critique pour le poète :
« Lamartine signala son passage dans le monde par des poèmes brillants, envolés légers comme des oiseaux, et sa vie elle-même demeure la tradition légendaire d’un merveilleux poème, la seule vie idéale de poète heureux – sauf les tristes derniers jours, aux mains besogneuses – qu’enregistre l’histoire de la littérature française. – Eh bien, à ce poète heureux et fêté, Verlaine, triste et méconnu, donne seul, si je puis dire, la réplique dans cette comédie symétrique du siècle : c’est la même âme en deux carrières orientées, l’une vers le signe Vénus et l’autre vers le signe Saturne. Lamartine commença par des hymnes évangéliques : il devait s’en détourner plus tard vers le rationalisme. Verlaine devait continuer par les hymnes après avoir commencé par un scepticisme de virtuose. Cette différence comme toutes les autres, les dates l’expliqueraient : Quand Lamartine, vieillissant, penchait vers les doctrines, sinon tout à fait ennemies, au moins très éloignées de ses premières ferveurs, c’est par la fatalité des dates que Verlaine, jeune alors, débutait dans l’insouci des crédos qu’il devait réciter plus tard. – Il lui fallait attendre, pour parvenir au catholicisme, que fût accompli le demi-cycle de négation que ne manque jamais de décrire l’esprit humain quand il vient d’achever le demi-cycle d’affirmation… Lamartine et Verlaine ont surtout cette capitale ressemblance : tous deux, touchés par les puretés et les douceurs de la religion chrétienne, les adorent avec les mêmes yeux enchantés des beautés humaines, et tous deux sont les seuls poètes de ce siècle que l’idéal chrétien ait séduits, en chrétiens épris ou tourmentés du dessein de « faire leur salut ». Si le mysticisme de l’un se meut plus volontiers et plus à l’aise dans plus de bleu, tandis que le mysticisme de l’autre, assombri, se concentre plus amer et plus rouge, c’est encore aux deux contraires colorations du siècle, à son aube et à son déclin, qu’il faut attribuer ces divergences. Tous deux ont un très vif et très profond frisson de corporalité, pour tous deux le paradis est un jardin de bonheur humain ; mais Lamartine est pris surtout d’adoration devant les splendeurs de la beauté physique, il en voit surtout la mystérieuse puissance, tout est pour lui lumière, la femme est un éclair vivant : Verlaine est surtout pris de pitié, d’étonnement. Qu’on vive lui semble une merveille,
Tant notre appareil est une fleur qui plie !
Et devant cet appareil, si faible et tant aimé, il médite :
La tristesse, la langueur du corps humain
M’attendrissent, me fléchissent, m’apitoient.
Et toujours à propos des choses corporelles, vous trouverez en lui cette même tristesse apitoyée, – sans jamais aucun dégoût. Tout ce qui est humain lui est sacré, mais il aime à plaindre ce qu’il adore, comme Lamartine à l’admirer. »