IV

Y a pas, y a pas, il faut rendre visite à ma tante Cœur, sinon, elle se fâchera avec nous quand elle nous saura depuis si longtemps à Paris, et je déteste les brouilles de famille. Papa ayant émis l’idée ingénieuse de la prévenir d’avance de notre visite, je l’en ai chaudement dissuadé :

– Tu comprends, il faut lui laisser la joie de la surprise. Nous ne l’avons pas prévenue depuis trois mois que nous avons débarqué ici, soyons bien complets, faisons-la-lui à la grande fantaisie !

(Comme ça, si elle est sortie, ça sera toujours un peu de temps de gagné. Et nous aurons rempli notre devoir.)

Nous partons, papa et moi, vers quatre heures. Papa tout bonnement sublime avec sa redingote à copieux ruban rouge et ce haut-de-forme à bord trop larges, et ce nez dominateur, et cette barbe tricolore ; son aspect de « demi-solde » attendant le retour de l’Autre, son expression puérile et illuminée, enthousiasment les gamins du quartier qui l’acclament.

Moi, insoucieuse de cette popularité, j’ai revêtu ma robe neuve en drap bleu tout simple, j’ai posé sur mes cheveux… sur ce qui en reste… mon chapeau rond en feutre noir avec des plumes, ramenant avec soin des boucles à l’angle de mes yeux, et jusqu’aux sourcils. L’appréhension de la visite me donne mauvaise mine ; il n’y a pas encore grand-chose à faire pour me donner mauvaise mine !

Avenue de Wagram, ma tante Cœur habite une magnifique maison neuve déplaisante. L’ascenseur rapide inquiète papa. Moi, tout ce blanc des murs, de l’escalier, des peintures, m’offense un peu. Et madame Cœur… « est chez elle ». Quelle guigne !

Le salon où nous attendons une minute continue désespérément les blancheurs de l’escalier. Boiseries blanches, meubles blancs et légers, coussins blancs à fleurs claires, cheminée blanche. Grand Dieu, il n’y a pas un seul coin sombre ! Moi qui ne me sens à l’aise et en sécurité que dans les chambres obscures, les bois foncés, les fauteuils lourds et profonds ! Ce « quinze-seize » blanc des fenêtres, il fait un bruit de zinc froissé…

Entrée de ma tante Cœur. Elle est ahurie, mais bien sympathique. Et comme elle se complaît dans sa ressemblance auguste ! Elle a, de l’impératrice Eugénie, le nez distingué, les bandeaux lourds qui grisonnent, le sourire un peu tombant. Pour rien au monde, elle ne quitterait son chignon bas (et postiche), ni la jupe à fronces en soie qui ballonne, ni la petite écharpe de dentelle qui badine (hé hé !) sur ses épaules, tombantes comme son sourire. Ma tante, ce que votre Majesté d’avant 1870 jure avec ce salon en crème fouettée du plus pur dix-neuf cent…

Mais elle est charmante, ma tante Cœur ! Elle parle un français châtié qui m’intimide, s’exclame sur notre installation imprévue – ah ! pour imprévue, elle l’est – et n’en finit pas de me regarder. Je n’en reviens pas d’entendre quelqu’un appeler papa par son petit nom. Et elle dit vous à son frère :

– Mais Claude, cette enfant – charmante et d’un type tout à fait personnel d’ailleurs – n’est pas encore bien remise : vous avez dû la soigner à votre façon, la pauvrette ! Que vous n’ayez pas eu l’idée de m’appeler, voilà ce que je n’arrive pas à comprendre ! Toujours le même !…

Papa supporte mal les objections de sa sœur, lui qui se cabre si rarement. Ils ne doivent pas souvent être du même avis et se grafignent tout de suite. Je m’intéresse.

– Wilhelmine, j’ai soigné ma fille comme je le devais. J’avais des soucis en tête, pour le reste, et je ne peux pas penser à tout.

– Et cette idée de loger rue Jacob ! Mon ami, les quartiers neufs sont plus sains, plus aérés et mieux construits, sans coûter davantage, je ne comprends pas… Tenez, au 145 bis, à dix pas d’ici, il y a un appartement délicieux, et nous serions toujours les uns chez les autres, cela distrairait Claudine, et vous-même…

(Papa bondit.)

– Habiter ici ? Ma chère amie, vous êtes la femme la plus exquise de la terre, mais pour un boulet de canon je ne vivrais pas en votre compagnie !

(Aïe donc ! Ben fait ! Je ris de tout mon cœur, cette fois, et la tante Cœur paraît stupéfaite de me voir si peu affectée de leurs dissentiments.)

– Petite fille, vous ne préfériez pas un joli logis clair comme celui-ci à cette rive gauche, noire et mal fréquentée ?

– Ma tante, je crois que j’aime mieux la rue Jacob et l’appartement de là-bas, parce que les chambres claires me rendent triste.

Elle lève ses sourcils arqués à l’espagnole sous ses rides concentriques et semble mettre mes paroles démentes sur le compte de mon état de santé. Et elle entretient papa de leur famille.

– J’ai avec moi, ici, mon petit-fils Marcel ; vous savez, le fils de cette pauvre Ida (?). Il fait sa philosophie, et il a l’âge de Claudine. Celui-là, ajoute-t-elle radieuse, je ne vous en dis rien, c’est un trésor pour une grand-mère. Vous le verrez dans un instant : il rentre à cinq heures, et je tiens à vous le montrer.

Papa fait « oui » d’un air pénétré, et je vois bien qu’il ignore radicalement qui est Ida, qui est Marcel, et qu’il s’embête déjà d’avoir retrouvé sa famille ! Ah ! que j’ai du goût ! Mais mon divertissement est intérieur, et je ne brille pas par la conversation. Papa meurt d’envie de s’en aller, et n’y résiste qu’en parlant de son grand traité de Malacologie. Enfin, une porte bat ; un pas léger, et le Marcel annoncé entre… Dieu, qu’il est joli !

Je lui donne la main sans rien dire, tant je le regarde. Je n’ai jamais rien vu de si gentil. Mais c’est une fille, ça ! C’est une gobette en culottes ! Des cheveux blonds un peu longs, la raie à droite, un teint comme celui de Luce, des yeux bleus de petite Anglaise et pas plus de moustache que moi. Il est rose, il parle doucement, avec une façon de tenir sa tête un peu de côté en regardant par terre. On le mangerait ! Papa, cependant, paraît insensible à tant de charme si peu masculin, tandis que tante Cœur boit des yeux son petit-fils.

– Tu rentres bien tard, mon chéri, il ne t’est rien arrivé ?

– Non, grand-mère, répond suavement la petite merveille en levant ses yeux purs.

Papa, qui continue d’être à cent lieues de là, questionne Marcel, nonchalamment, sur ses études. Et je regarde toujours ce joli cousin en sucre ! Lui, en revanche, ne me regarde guère, et, si mon admiration n’était pas si désintéressée, j’en ressentirais un peu d’humiliation. Tante Cœur, qui constate avec joie l’effet produit par son chérubin, tente de nous rapprocher un peu :

– Tu sais, Marcel, Claudine a ton âge ; ne ferez-vous pas une paire de camarades ? Voici bientôt les vacances de Pâques.

J’ai fait un vif mouvement en avant pour acquiescer ; le petit, surpris de mon élan, lève sur moi des yeux polis et répond avec un entrain modéré :

– J’en serai très heureux, grand-mère, si Madem… si Claudine le veut bien.

Tante Cœur ne tarit plus, dit longuement la sagesse du chéri, sa douceur : « Jamais je n’eus à élever la voix. » Elle nous fait mettre épaule contre épaule, Marcel est plus grand de tout ça ! (Tout ça, c’est trois centimètres, voilà bien de quoi faire du raffut !) Le trésor veut bien rire et s’animer un peu. Il corrige sa cravate devant la glace. Il est habillé comme une jolie gravure de modes. Et cette démarche, cette démarche balancée et glissante ! Cette façon de se retourner en pliant sur une hanche ! Non, il est trop beau ! Je suis tirée de ma contemplation par cette question de tante Cœur :

– Claude, vous dînez ici tous les deux, n’est-ce pas ?

– Fichtre non ! éclate papa qui se crève d’ennui. J’ai un rendez-vous à la maison avec… avec Chose qui m’apporte des documents, des do-cu-ments pour mon Traité. Filons, petite, filons !

– Je suis désolée… Et demain je ne dîne pas chez moi… Je suis assez prise cette saison, je me suis laissé inviter par les uns et les autres… Voulez-vous jeudi ? Dans l’intimité, bien entendu. Claude, vous m’écoutez ?

– Je suis suspendu à vos lèvres, ma chère, mais je suis bougrement en retard. À jeudi, Wilhelmine. Adieu, jeune Paul… Non, Jacques…

Je dis adieu aussi, sans empressement. Marcel reconduit, tout à fait correct, et baise mon gant.

Retour silencieux dans les rues allumées. Je n’ai pas encore l’habitude de me trouver dehors à cette heure-ci, et les lumières, les passants noirs, tout ça me serre la gorge, nerveusement ; j’ai hâte de rentrer. Papa, délesté du souci de la visite, fredonne allégrement des chansons de l’Empire (du premier). « Neuf mois après, un doux gage d’amour… »

La lampe douce et le couvert mis me réchauffent et me délient la langue.

– Mélie, j’ai vu ma tante. Mélie, j’ai vu mon cousin. Il est comme ci, comme ça, il est peigné « bramant », il a la raie de quart, il s’appelle Marcel.

– Acoute, mon guélin, acoute ! Tu m’assourdis. Viens mamer la papoue. Enfin c’est pas trop tôt, t’auras donc un galant !

– Grosse gourde ! Arnie de bon sang, faut-il que tu sois bouchée ! C’est pas un galant ! Est-ce que je le connais seulement ? Tu m’arales, tiens, je vais dans ma chambre.

Et j’y vais en effet ; a-t-on idée ! Avec ça qu’un petit mignon comme Marcel pourrait être un amoureux pour moi ! S’il me plaît tant, et si j’en fais si peu mystère, c’est justement parce qu’il me semble aussi peu mâle que Luce elle-même…

D’avoir revu des gens qui vivent la vie de tout le monde, d’avoir parlé à d’autres qu’à Fanchette et Mélie, j’ai eu une fièvre légère, plutôt agréable, qui m’a tenue éveillée une partie de la nuit. Les idées de minuit ont dansé dans ma tête. J’ai peur de ne savoir que répondre à cette aimable tante Cœur descendue d’une toile de Winterhalter ; elle va me prendre pour une buse. Dame, ça ne développe pas le don de repartie, seize ans de Montigny, dont dix années d’école ! On sort de là avec tout juste un vocabulaire suffisant pour invectiver contre Anaïs et embrasser Luce. Cette jolie fillette de Marcel ne doit pas savoir dire zut, seulement. Il va se ficher de moi, jeudi, si j’épluche mes bananes avec les dents. Et ma robe pour le dîner ? Je n’en ai pas, je serai obligée de remettre celle de l’inauguration des écoles ; mousseline blanche à fichu croisé. Il va la trouver médiocre.

De sorte que m’étant endormie cette nuit en l’admirant à bouche ouverte, ce petit de qui les pantalons ne font pas un pli, je me réveille ce matin avec l’envie de lui coller des gifles… Tout de même, si Anaïs le voyait, elle serait capable de le violer ! La grande Anaïs, avec sa figure jaune et ses gestes secs, violant le petit Marcel, ça fait une drôle d’image. J’en ris malgré moi quand j’entre dans le trou à livres de papa.

Tiens, papa n’est pas seul : il cause avec un monsieur, un monsieur jeune à l’air raisonnable, barbu en carré. Il paraît que c’est un homme « de premier ordre », M. Maria, vous savez, qui a découvert les grottes souterraines de X… Papa l’a connu dans un endroit embêtant, la Société de géographie ou une autre Sorbonne, et s’est allumé sur ces grottes où, peut-être, d’hypothétiques limaces fossiles… Il lui dit en me montrant : « C’est Claudine », comme il aurait dit : « C’est Léon XIII, vous n’ignorez pas qu’il est pape. » Sur quoi, M. Maria s’incline d’un air parfaitement au courant. Un homme comme ça, qui tripote tout le temps dans les cavernes, bien sûr ça doit sentir l’escargot.

Après le déjeuner, j’affirme mon indépendance.

– Papa, je sors.

(Ça ne passe pas si bien que j’aurais cru.)

– Tu sors ? Avec Mélie, je pense ?

– Non, elle a du raccommodage.

– Comment, tu veux sortir toute seule ?

J’ouvre des yeux comme des palets de tonneau :

– Pardi, bien sûr, je sors toute seule, qu’est-ce qu’il y a ?

– Il y a qu’à Paris, les jeunes filles…

– Voyons, papa, il faut tâcher d’être logique avec soi-même. À Montigny, je « trôlais » dans les bois tout le temps : c’était rudement plus dangereux qu’un trottoir de Paris, il me semble.

– Il y a du vrai. Mais je pourrais pressentir à Paris des dangers d’une autre nature. Lis les journaux.

– Ah ! fi, mon père, c’est offenser votre fille qu’admettre même une telle supposition ! (Papa n’a pas l’air de comprendre cette allusion superfine. Sans doute il néglige Molière qui ne s’occupe pas assez de limaces.) Et puis, je ne lis jamais les faits divers. Je vais aux magasins du Louvre : il faut que je sois propre pour le dîner de ma tante Cœur, je manque de bas fins et mes souliers blancs sont usés. Do-moi de la belle argent, j’ai plus que cent six sous.

Eh bien, ce n’est pas si terrible de sortir seule dans Paris. J’ai rapporté de ma petite course à pied des observations très intéressantes : 1° il fait beaucoup plus chaud qu’à Montigny ; 2° on a le dedans du nez noir quand on rentre ; 3° on se fait remarquer quand on stationne seule devant les kiosques à journaux ; 4° on se fait également remarquer quand on ne se laisse pas manquer de respect sur le trottoir.

Narrons l’incident relatif à l’observation n° 4. Un monsieur très bien m’a suivie, rue des Saints-Pères. Pendant le premier quart d’heure, jubilation intérieure de Claudine. Suivie par un monsieur très bien ; comme dans les images d’Albert Guillaume ! Deuxième quart d’heure : le pas du monsieur se rapproche, je presse le mien, mais il garde sa distance. Troisième quart d’heure : le monsieur me dépasse, en me pinçant le derrière d’un air détaché. Bond de Claudine, qui lève son parapluie et l’assène sur la tête du monsieur, avec une vigueur toute fresnoise. Chapeau du monsieur dans le ruisseau, joie immense des passants, disparition de Claudine confuse de son trop grand succès.

Tante Cœur est très gentille. Avec un mot aimable, elle m’a envoyé une chaînette en or, pour le cou, coupée par des petites perles rondes de dix en dix centimètres. Fanchette trouve ce bijou charmant ; elle a déjà aplati deux chaînons, et elle mâche les perles sus ses grosses dents, comme un lapidaire.

En me préparant pour le dîner du jeudi, je songe à mon décolletage. Il est tout petit petit, mais si j’allais paraître trop maigre ? Assise dans mon cuveau, toute nue, je constate que je me remplume un peu ; mais il y a encore à faire. Une chance que mon cou est resté solide ! Ça me sauve. Tant pis pour les deux petites salières d’en dessous ! Je perds mon temps dans l’eau chaude, à compter mes osselets dans le dos, à mesurer si j’ai la même longueur des aines aux pieds que des aines au front, à me pincer le mollet droit parce que ça correspond dans l’omoplate gauche. (À chaque pinçon, une drôle de petite piqûre derrière l’épaule.) Et quelle joie pure de pouvoir accrocher mes pieds derrière ma nuque ! Comme disait la grande Anaïs, cette sale : « Ça doit être rudement amusant de pouvoir se ronger les ongles des pieds ! »

Mon Dieu, que j’ai peu de gorge ! (À l’école, ça s’appelle des nichons et Mélie dit des tétés.) Je songe à nos « concours » d’il y a trois ans, pendant les rares promenades du jeudi.

Sur une lisière de bois, dans un chemin creux, nous nous asseyions en rond – nous, les quatre grandes – et nous ouvrions nos corsages. Anaïs (quel toupet !) montrait un coin de peau citronnée, gonflait son estomac et disait avec aplomb : « Ils ont beaucoup forci depuis le mois dernier ! » Je t’en fiche ! Le Sahara ! Luce, blanche et rose, dans sa chemise rude de pensionnaire – des chemises à poignets sans même un feston, c’est la règle – découvrait un « vallonnement médian », à peine indiqué, et deux pointes roses et petites comme les mamelles de Fanchette. Marie Belhomme… Le dessus de ma main. Et Claudine ? Un petit coffre bombé, mais à peu près autant de seins qu’un garçon un peu gras. Dame, à quatorze ans… L’exhibition terminée, nous refermions nos corsages, avec l’intime conviction, chacune, d’en avoir beaucoup plus que les trois autres.

Ma robe de mousseline blanche, bien repassée par Mélie, me semble encore assez gentille pour que je la revête sans maussaderie. Mes pauvres beaux cheveux ne la caressent plus jusqu’aux reins ; mais ils me coiffent si drôlement, que je ne languis pas trop après ma toison de jadis, ce soir. Mille troupeaux de porcs ! (comme dit Papa), il ne s’agit pas d’oublier ma chaîne en or.

– Mélie ! Papa s’habille ?

– S’ment que de trop, qu’il s’habille. Il m’a « brégé » déjà trois faux cols. Va donc y mettre sa crévate.

J’y cours, mon noble père est ficelé dans un habit noir un peu démodé, un peu beaucoup démodé, mais il ne peut pas ne point être imposant.

– Applette, applette, papa, il est sept heures et demie. Mélie, tu feras dîner Fanchette. Ma cape en drap rouge, et filons.

Ce salon blanc, avec des poires électriques dans tous les coins, me rendra épileptique. Papa pense comme moi, déteste cet aspect crème cher à sa sœur Wilhelmine, et le proclame sans ambages :

– Tu me croiras, si tu veux, je me ferais fesser en place publique plutôt que de coucher dans ce saint-honoré.

Mais le joli Marcel arrive et embellit tout de sa présence. Qu’il est charmant ! Mince et léger dans un smoking, les cheveux d’un blond de lune, sa peau translucide se veloute aux lumières comme un intérieur de volubilis. Pendant qu’il nous dit bonsoir, j’ai bien vu que ses clairs yeux bleus m’inspectaient prestement.

Tante Cœur le suit, éblouissante ! Cette robe de soie gris perle, à volants de chantilly noir, date-t-elle de 1867 ou de 1900 ? De 1867 plutôt, seulement un cent-gardes se sera un peu assis sur la crinoline. Les deux bandeaux gris sont bien gonflés et bien lisses ; ce regard bleu pâle sous les paupières tombantes et fripées, elle a dû autrefois l’étudier si bien, d’après la comtesse de Téba, qu’il donne son effet tout seul. Elle marche en glissant, porte les emmanchures basses, et se montre pleine… d’urbanité. « Urbanité » est un substantif qui lui sied aussi bien que ses bandeaux.

Pas d’autres invités que nous. Mais, bon sang, on s’habille chez tante Cœur ! À Montigny, je dînais en tablier d’école, et papa gardait le vêtement impossible à nommer – houppelande, redingote, pardessus, un produit bâtard de tout ça – qu’il avait revêtu depuis le matin pour faire paître ses limaces. Si on se décollète dans l’intime stricte, qu’est-ce que je mettrai pour les grands dîners ? Peut-être ma chemise à bretelles en ruban rose…

(Claudine, ma vieille, trêve de digressions ! Tu vas tâcher de manger correctement et de ne pas dire, quand on passera un plat que tu n’aimes pas : « Enlevez, ça me rebute ! »)

Bien entendu, je m’assieds à côté de Marcel. Pitié-malheur ! La salle à manger est blanche aussi ! Blanche et jaune, mais c’est quasiment. Et les cristaux, les fleurs, la lumière électrique, tout ça fait un raffut sur la table, à croire qu’on l’entend. C’est vrai, ces pétillements de lumière me donnent une impression de bruit.

Marcel sous l’œil attendri de tante Cœur, fait la jeune fille du monde et me demande si je m’amuse à Paris. Un « non » farouche est d’abord tout ce qu’il obtient. Mais bientôt je m’humanise un peu, parce que je mange une petite timbale aux truffes qui consolerait une veuve de la veille, et je condescends à expliquer :

– Vous comprenez, je me doute bien que je m’amuserai plus tard, mais, jusqu’à présent, j’ai une peine extrême à m’habituer à l’absence des feuilles. Les troisièmes étages, à Paris, n’abondent pas en « talles » vertes.

– En quoi… vertes ?

– En « talles » ; c’est un mot fresnois, ajouté-je avec une certaine fierté.

– Ah ! c’est un mot de Montigny ? Pas banal ! « Des talles verrrtes », répète-t-il, taquin, en roulant l’r.

– Je vous défends de m’écharnir ! Si vous croyez que c’est plus élégant votre r parisien qu’on grasseye du fond de la gorge, comme un gargarisme !

– Fi ! la sale ! Est-ce que vos amies vous ressemblent ?

– Je n’avais pas d’amies. Je n’aime pas beaucoup avoir des amies. Luce avait la peau douce, mais ça ne suffit pas.

– « Luce avait la peau douce… » Quelle drôle de façon d’apprécier les gens !

– Pourquoi drôle ? Au point de vue moral, Luce n’existe pas. Je la considère du point de vue physique, et je vous dis qu’elle a les yeux verts et la peau douce.

– Vous vous aimiez bien ?

(La jolie figure vicieuse ! Que ne lui dirait-on pas pour voir luire ces yeux-là ? Vilain petit garçon, va !)

– Non, je ne l’aimais guère. Elle, oui ; elle a bien pleuré quand je suis partie.

– Mais, alors, que lui préfériez-vous ?

Ma tranquillité enhardit Marcel, il me prend peut-être pour une oie et me poserait volontiers des questions plus précises ; mais les grandes personnes se taisent un instant, pendant qu’un domestique à figure de curé change les assiettes, et nous nous taisons, déjà un peu complices.

Tante Cœur promène de Marcel à moi son regard bleu et lassé.

– Claude, dit-elle à papa, regardez comme ces deux enfants se font mutuellement valoir. Le teint mat de votre fille et ses cheveux touchés de reflets de bronze, et ses yeux profonds, toute cette apparence brune d’une petite fille qui n’est pas brune blondit encore mon chérubin, n’est-ce pas ?

– Oui, répond papa avec conviction ; il est beaucoup plus fille qu’elle.

Son chérubin et moi, nous baissons les yeux comme il sied à des gosses gonflés, à la fois, d’envie de pouffer et d’orgueil. Et le dîner se poursuit sans autres confidences. Une admirable glace à la mandarine me détache d’ailleurs de toute autre préoccupation.

Au bras de Marcel, je reviens au salon. Et tout de suite on ne sait plus que faire. Tante Cœur semble avoir des choses austères à confier à papa, et nous écarte :

– Marcel, mon mignon, montre un peu l’appartement à Claudine. Tâche qu’elle s’y sente un peu chez elle, sois gentil…

– Venez, me dit le « mignon », je vais vous faire voir ma chambre.

J’avais bien pensé qu’elle était blanche, elle aussi ! Blanche et verte, avec des roseaux minces sur fond blanc. Mais tant de blancheurs m’inspirent à la fin l’envie inavouable d’y verser des encriers, des tas d’encriers, de barbouiller les murs au fusain, de souiller ces peintures à la colle, avec le sang d’une coupure au doigt… Dieu ! comme je deviendrais perverse dans un appartement blanc !

Je vais droit à la cheminée où je vois un cadre à photographie. Empressé, Marcel tourne le bouton d’une ampoule électrique au-dessus de nous.

– C’est mon meilleur ami… Charlie, presque un frère. N’est-ce pas qu’il est bien ?

Beaucoup trop bien, même : les yeux foncés aux cils courbes, un rien de moustache noire au-dessus d’une bouche tendre, la raie de quart, comme Marcel.

– Je vous crois qu’il est beau ! Presque aussi beau que vous, dis-je sincèrement.

– Oh ! bien plus, s’écrie-t-il avec feu, la photographie ne saurait rendre la peau blanche, les cheveux noirs. Et c’est une âme si charmante…

Et patia-patia ! Ce joli saxe s’anime enfin. J’écoute sans broncher le panégyrique du splendide Charlie, et quand Marcel se ressaisit, un peu confus, je réplique d’un air convaincu et naturel :

– Je comprends. C’est vous qui êtes sa Luce.

Il a fait un pas à reculons, et, sous la lumière, je vois ses jolis traits qui durcissent et son teint impressionnable qui se décolore insensiblement.

– Sa Luce ? Claudine, qu’est-ce que vous voulez dire ?

Avec l’aplomb que je dois à deux coupes de champagne, je secoue les épaules :

– Mais oui, sa Luce, son chouchou, sa chérie, quoi ! Il n’y a qu’à vous voir, est-ce que vous avez l’air d’un homme ? C’est donc ça que je vous trouvais si joli !

Et comme, immobile, il me regarde à présent d’une façon glaciale, j’ajoute de plus près, en lui souriant bien en face :

– Marcel, je vous trouve tout aussi joli à présent, croyez-le bien. Est-ce que je ressemble à quelqu’un qui voudrait vous causer des ennuis ? Je vous taquine, mais je ne suis pas méchante, et il y a beaucoup de choses que je sais très bien regarder en silence – et écouter aussi. Je ne serai jamais la petite cousine à qui son pauvre cousin se croit forcé de faire la cour, comme dans les livres. Songez donc, dis-je encore en riant, que vous êtes le petit-fils de ma tante, mon neveu à la mode de Bretagne ; Marcel, ce serait presque de l’inceste.

Mon « neveu » prend le parti de rire, mais il n’en a pas grande envie.

– Ma chère Claudine, je crois en effet que vous ne ressemblez pas aux petites cousines des bons romans. Mais je crains que vous n’ayez rapporté de Montigny l’habitude des plaisanteries un peu… risquées. S’il y avait eu là quelqu’un pour nous entendre, grand-mère par exemple… ou votre père…

– Je n’ai fait que vous rendre la pareille, dis-je fort doucement. Et je n’ai pas jugé à propos d’attirer l’attention des parents, quand vous me questionniez sur Luce avec tant d’insistance.

– Vous aviez plus à perdre que moi, à attirer l’attention !

– Pensez-vous ? Je crois que non. Ces petites amusettes-là, ça s’appelle pour les gamines « jeux de pensionnaires », mais quand il s’agit de garçons de dix-sept ans, c’est presque une maladie…

Il fait de la main un geste violent.

– Vous lisez trop ! Les jeunes filles ont trop d’imagination pour bien comprendre ce qu’elles lisent, fussent-elles originaires de Montigny.

J’ai mal travaillé. Ce n’est pas là que je voulais en venir.

– Est-ce que je vous ai fâché, Marcel ? Je suis bien maladroite ! Moi qui voulais seulement vous prouver que je n’étais pas une oie, que je savais comprendre… comment dire ? goûter certaines choses… Voyons, Marcel, vous n’exigez pourtant pas que je voie en vous le potache à gros os et à grands pieds qui fera un jour le plus beau des sous-officiers ! Regardez-vous, n’êtes-vous pas, Dieu merci, presque tout pareil à la plus jolie de mes camarades d’école ? Donnez-moi la main…

Oh ! fille manquée ! Il n’a souri, furtivement, qu’aux compliments trop vifs. Il me tend sa petite patte soignée, sans mauvais grâce.

– Claudine, méchante Claudine, rentrons vite en passant par la chambre à coucher de grand-mère. Je ne suis plus fâché, encore un peu estomaqué seulement. Laissez-moi réfléchir. Vous ne me semblez pas, vous, un trop mauvais garçon

Ça m’est bien égal, son ironie ! Le voir bouder et le voir sourire après, c’est tout un bonheur. Je ne plains guère son ami aux cils courbes, et je leur souhaite à tous deux de se disputer souvent.

D’un air bien naturel – oh ! bien naturel – nous poursuivons le tour du propriétaire. Quel bonheur, la chambre de tante Cœur est adéquate (aïe donc !) à sa propriétaire ! Elle y a rassemblé – ou exilé – les meubles de sa chambre de jeune fille, les souvenirs de son beau temps. Le lit en palissandre à moulures, et les fauteuils en damas rouge qui ressemblent tous au trône de Leurs Majestés Impériales, et le prie-Dieu en tapisserie hérissé de sculptures en chêne, et une copie criarde d’un bureau de Boulle, et des consoles en veux-tu en voilà. Du ciel de lit dégoulinent des rideaux de damas, et la garniture de cheminée, amas informe et compliqué d’amours, d’acanthes, de volutes en bronze doré, me remplit d’admiration. Marcel méprise abondamment cette chambre, et nous nous disputons à propos du style moderne et du blanc d’œufs battus. Ce chamaillis esthétique nous permet de regagner, plus calmes, le salon où papa, sous la pluie douce et tenace des conseils de tante Cœur, bâille comme un lion en cage.

– Grand-mère, s’écrie Marcel, Claudine est impayable ! Elle préfère votre chambre au reste de l’appartement.

– Petite fille, dit ma tante en me caressant de son sourire languide, ma chambre est fort laide, pourtant…

–… Mais elle vous va bien, tante. Pensez-vous que vos bandeaux « cordent » avec ce salon ? Dieu merci, vous le savez bien, puisque vous avez conservé un coin de votre vrai cadre !

Ce n’est peut-être pas un compliment, ça, mais elle se lève et vient m’embrasser très gentiment. Tout à coup, papa bondit et tire sa montre :

– Mille troupeaux de… ! Pardon, Wilhelmine, mais il est dix heures moins cinq, et cette petite sort pour la première fois depuis sa maladie… Jeune homme, va nous commander une carriole !

Marcel sort, revient rapidement – avec cette prestesse souple à se retourner dans une embrasure de porte – et m’apporte ma cape de drap rouge qu’il pose adroitement sur mes épaules.

– Adieu, tante.

– Adieu, ma petite fille. Je reçois le dimanche. Vous seriez toute mignonne de venir servir mon thé à cinq heures avec votre ami Marcel.

Mon âme prend la forme d’un hérisson :

– Je ne sais pas, tante, je n’ai jamais…

– Si, si, il faut que je fasse de vous une petite personne aussi aimable qu’elle est jolie ! Adieu, Claude, ne vous enfermez pas trop dans votre tanière, pensez un peu à votre vieille sœur !

Mon « neveu », au seuil, me baise le poignet un peu plus fort, appuie son « À dimanche » d’un sourire malin et d’une moue délicieuse, et… voilà.

Tout de même, j’ai bien failli me brouiller avec ce gamin ! Claudine, ma vieille, tu ne te corrigeras jamais de ce besoin de fouiner dans ce qui ne te regarde pas, de ce petit désir un peu méprisable de montrer que, finaude et renseignée, tu comprends un tas de choses au-dessus de ton âge ! Le besoin d’étonner, la soif de troubler la quiétude des gens et d’agiter des existences trop calmes, ça te jouera un mauvais tour.

Je suis beaucoup plus à ma place, ici, accroupie sur mon lit bateau et caressant Fanchette qui commence sa nuit sans m’attendre, confiante et le ventre en l’air. Mais… pardon, pardon ! Je les connais ces sommeils souriants, Fanchette, ces heures béates de ronron persistant. Et je connais aussi cet arrondissement des flancs, et ce ventre exceptionnellement soigné où pointent de petites mamelles roses. Fanchette, tu as fauté ! Mais avec qui ? « C’est à se briser la tête contre les murs, Dieu juste ! » Une chatte qui ne sort pas, un chat de concierge incomplet… Qui, qui ? Tout de même, je suis joliment contente. Des chatons en perspective ! Devant cet avenir joyeux le prestige de Marcel lui-même, pâlit.

J’ai demandé à Mélie des éclaircissements sur cette grossesse suspecte. Elle a tout avoué.

– Ma guéline, pendant ces derniers temps, la pauvre belle avait bien besoin ! Elle a souffri trois jours, hors d’état ; alors j’ai demandé dans le voisinage. La bonne d’en dessous m’a prêté un beau mari pour elle, un beau gris rayé. J’y ai donné mas de lait pour l’assurer, et la pauvre belle ne s’est pas fait prier : ils ont cordé tout de suite.

Comme elle devait se languir cette Mélie, de s’entremettre pour le compte de quelqu’un, fût-ce pour la chatte ! Elle a bien fait.

La maison devient le rendez-vous de gens plus étonnants et plus scientifiques les uns que les autres. M. Maria, celui des grottes du Cantal, y amène souvent sa barbe d’homme timide. Quand nous nous rencontrons dans le trou à livres, il salue d’un air empoté et me demande en balbutiant des nouvelles de ma santé, que je lui affirme lugubrement « très mauvaise, très mauvaise, monsieur Maria ». J’ai fait connaissance avec de gros hommes décorés et généralement mal mis qui s’adonnent à la culture des fossiles, je crois… Pas excitants, les amis de papa !

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