VI

À quatre heures, aujourd’hui, Marcel est venu me voir « tiré à quatre chevaux » au dire de Mélie. Je l’accueille comme le soleil, et je le mène au salon, où il s’amuse beaucoup de la disposition des meubles et de la cloison factice que crée le grand rideau. « Venez, mon neveu, je vais vous montrer ma chambre. » Il considère le lit bateau et les petits meubles dépareillés avec cette gaieté un peu méprisante que lui inspire la chambre de tante Cœur, mais Fanchette l’intéresse vivement.

– Comme elle est blanche !

– C’est que je la brosse tous les jours.

– Et grasse !

– Pardi, elle est enceinte.

– Ah ! elle est…

– Oui, cette toquée de Mélie lui a apporté un matou parce que Fanchette était en folie pendant ma maladie ; cette entrevue portera des fruits, vous voyez !

Ma liberté à parler de ces choses le gêne visiblement. Je me mets à rire et il me regarde, avec une petite mine choquée.

– Vous me regardez, parce que je ne parle pas convenablement ? C’est que là-bas, à la campagne, on assiste tous les jours à des épousailles très rapides de vaches, de chiens et de chèvres, et de chats, donc ! Là-bas, ce n’est pas inconvenant.

– Oh ! pas inconvenant ! Vous savez, dans La Terre de Zola j’ai très bien vu ce qu’il en était. Les paysans considèrent quelquefois ces choses-là autrement qu’avec des yeux du cultivateurs.

– Votre Zola n’y entend rien de rien, à la campagne. Je n’aime pas beaucoup ce qu’il fait, en général…

Marcel furette de l’œil dans tous les coins et se promène. Comme il a les pieds petits ! Il a trouvé la Double maîtresse sur mon bureau et me menace de son doigt pointu :

– Claudine, Claudine, je le dirai à mon oncle !

– Mon ami, il s’en fiche pas mal.

– Quel papa commode ! Si grand-mère était aussi coulante ! Oh ! ça ne m’empêche pas de lire, répond-il à mon menton interrogateur ; mais j’ai été forcé, pour avoir la paix, de prétendre que j’avais peur la nuit et qu’il me fallait de la lumière dans ma chambre.

J’éclate de rire.

– Peur ! Vous avez dit que vous aviez peur ! Sans honte ?

– Oh ! qu’est-ce que ça fait ! Grand-mère m’a élevé – et elle continue – comme une petite fille.

Ce dernier mot nous remet vivement en mémoire la scène d’avant-hier au soir, et nous rougissons ensemble (lui plus que moi, il est si blanc !). Et nous pensons si bien à la même chose qu’il me demande :

– Vous n’avez pas une photographie de Luce ?

– Non ; pas une seule.

– Ça, c’est un mensonge.

– Ma pure parole ! Et d’ailleurs, vous la trouveriez peut-être laide. Mais je ne suis pas coquette de Luce, tenez, voici la seule lettre qu’elle m’ait écrite.

Il lit avidement la pauvre lettre au crayon, et ce petit Parisien amoureux des faits divers s’exalte :

– Mais c’est un drame, une séquestration ! Si on saisissait les tribunaux ?

– En voilà une idée ! Qu’est-ce que ça peut vous fiche ?

– Ce que ça me fait ? Mais, Claudine, c’est une cruauté, relisez ça !

Je m’appuie, pour lire, sur son épaule fragile. Il sourit parce que mes cheveux lui entrent dans l’oreille. Mais je n’appuie pas davantage. Je lui dis seulement :

– Vous n’êtes plus fâché, Marcel ?

– Non, non, fait-il précipitamment. Mais, je vous en prie, racontez-moi Luce. Je serai si gentil, si vous me racontez Luce ! Tenez, j’apporterai un collier à Fanchette.

– Ouiche ! Elle le mangerait. Mon pauvre ami, il n’y a rien à raconter. Et d’ailleurs, je ne ferai qu’échanger des confidences avec vous. Donnant, donnant.

Il boude comme une fille, le front en avant et la bouche gonflée.

– Dites-moi, Marcel, est-ce que vous faites souvent cette figure-là à… à votre ami ? Rappelez-moi donc son prénom…

– Il s’appelle Charlie, répond mon « neveu » après avoir hésité.

– Son âge ? Allons, allons, il faut tout vous arracher !

– Il a dix-huit ans. Mais très sérieux, très mûr pour son âge… Vous vous êtes figuré des choses, vraiment !…

– Oh ! écoutez, vous m’« aralez ». Nous n’allons pas recommencer, hein ? Soyez sa petite amie, mais soyez mon camarade, une bonne fois, et je vous raconterai Luce, là !

Avec sa grâce désarmante, il me saisit doucement les poignets.

– Oh ! que vous êtes gentille ! Il y a si longtemps que je voulais avoir de vraies confidences de jeune fille ! Ici, à Paris, les jeunes filles sont des femmes ou des cruches. Claudine, dites, mon amie Claudine, je serai votre confident !

Est-ce là la petite perfection froide du premier jour ? Il me parle en me tenant les mains, et joue de ses yeux, de sa bouche, de toute sa figure, pour obtenir une confidence, comme il en joue, je suis sûre, pour obtenir une caresse, une réconciliation. Et l’idée me vient d’inventer des turpitudes que je n’ai pas commises. Il m’en raconterait d’autres – qu’il a sans doute commises… C’est assez vilain, ce que je fais là. Mais comment voulez-vous ? Je ne peux pas me fourrer dans l’idée que je joue avec un garçon. S’il m’avait pris la taille ou embrassée, je lui aurais déjà griffé les yeux, et tout en serait resté là. Le mal vient de ce qu’il n’y a pas de danger…

Mon « neveu » n’est pas d’humeur à me laisser réfléchir longtemps. Il me tire par les poignets, m’assoit dans mon crapaud, et s’installe par terre sur mon coussin en balles de blé, en tirant son pantalon pour ne pas le parquer aux genoux :

– Là, nous sommes bien installés. Oh ! que cette cour sombre est vilaine ! Je baisse le rideau, vous voulez bien ? Et maintenant, racontez-moi comment ça a commencé.

Dans la glace, longue, je nous vois. Nous ne sommes pas laids, je dois le dire, il y a plus mal. Mais qu’est-ce que je vais lui forger, à ce blondin avide qui m’écoute de si près que je vois tous les rayons, bleu ardoise sur bleu pervenche, qui étoilent ses iris ? Claudine, ma petite servante, souviens-toi de l’École. Tu n’en es pas à un mensonge près.

– Je ne sais pas, moi. Ça ne commence pas, ces histoires-là. C’est… une transformation lente de la vie habituelle, une…

–… infiltration…

– Merci bien, Monsieur : on voit que vous vous y connaissez.

– Claudine, Claudine, ne vous perdez pas dans les généralités. Les généralités sont incolores. Tenez votre promesse, racontez. Il faut me décrire Luce d’abord. Un chapitre d’exposition, mais court !

– Luce ? C’est bientôt fait. Petite, châtaine, blanche et rosée, des yeux verts bridés, des cils retroussés – comme les vôtres – le nez trop petit et la figure un peu kalmouke… Là, je vous disais bien que vous n’aimeriez pas ce type-là. Attendez. Des pieds, des mains, et des chevilles fragiles. Mon accent, l’accent bien fresnois, en plus traînant. Menteuse, gourmande, câline. Elle n’était jamais contente quand elle n’avait pas eu sa taraudée de chaque jour.

– Sa « taraudée » ? Vous voulez dire que vous la battiez.

– Effectivement, c’est ce que je veux dire, mais il ne faut pas interrompre. « Silence à la petite classe, ou je double les problèmes pour demain ! » Ainsi s’exprimait Mademoiselle quand sa chère Aimée ne réussissait pas à maintenir les élèves dans le devoir.

– Qui était-ce, cette Aimée ?

– La Luce de Mademoiselle, de la Directrice.

– Bon, continuez.

– Je continue. Un matin que c’était notre tour de casser du bois pour le feu, dans le hangar…

– Vous dites ?

– Je dis : Un matin que c’était notre tour de…

– Alors, vous cassiez du bois, dans cette pension ? Casser du bois pour le…

– C’est pas une pension, c’est une école. On cassait du bois chacune à son tour, à sept heures et demie, le matin, en hiver, par des froids ! Vous ne vous figurez pas comme les échardes font mal, quand il gèle ! J’avais toujours les poches pleines de châtaignes chaudes pour manger en classe et pour me chauffer les mains. Et on se dépêchait d’arriver tôt, celles qui cassaient le petit bois, pour sucer les chandelles de glace de la pompe, près du hangar. Et j’apportais aussi des châtaignes crues, pas fendues, pour fâcher Mademoiselle en les mettant dans le poêle.

– Ma tête ! Où a-t-on vu une école comme celle-là ? Mais Luce, Luce ?

– Luce geignait plus que tout le monde, les jours où elle était « de bois » et venait se faire consoler près de moi. « Claudine, j’ai la fret, mes mains pluchent, aga mon pouce tout grafigné ! Bine-moi, Claudine, ma Claudine. » Et elle se mussait sous mon capuchon, et m’embrassait.

– Comment ? Comment ? interroge nerveusement Marcel qui m’écoute, la bouche demi-ouverte, les joues trop roses. Comment est-ce qu’elle vous bi… vous embrassait ?

– Sur les joues, tiens, sur le cou, dis-je, comme soudainement devenue idiote.

– Allez vous promener, vous n’êtes qu’une femme comme les autres !

– Luce n’était pas du tout de cet avis-là (je lui mets les mains sur les épaules pour le faire tenir tranquille) ; ne vous fâchez pas, ça va venir, les horreurs !

– Claudine, une minute : ça ne vous gênait pas, qu’elle parlât patois ?

– Patois ? Vous vous en seriez contenté, jeune Parisien, du patois, parlé avec cette voix pleurante et chantante, de cette bouche-là, sous le capuchon rouge qui cache le front et les oreilles, ne laissant voir qu’un museau rose et des joues en velours de pêche, que le froid ne décolorait même pas ! Je vous en ficherai du patois !

– Quel feu, Claudine ! Vous ne l’avez pas encore oubliée, il s’en faut.

– Donc, un matin, Luce me remit une lettre.

– Ah ! Enfin ! Où est-elle, cette lettre ?

– Je l’ai déchirée et rendue à Luce.

– Ça n’est pas vrai !

– Dites donc, vous ! Je vais vous envoyer voir avenue de Wagram si votre pâte à gâteau est cuite !

– Pardon ! Je voulais dire : ce n’est pas vraisemblable.

– Petite arnie de mon cœur ! Oui, je la lui ai rendue, parce qu’elle m’y proposait des choses… pas convenables, là.

– Claudine, au nom du Ciel, ne me faites pas languir.

– Elle m’écrivait : « Ma chérie, si tu voulais bien être ma grande amie, il me semble que je n’aurais plus rien à désirer. Nous serions aussi heureuses que ma sœur Aimée avec Mademoiselle, et je t’en serais reconnaissante toute ma vie. Je t’aime tant, je te trouve si jolie, ta peau est plus douce que la poudre jaune qui est dans les lis, et j’aime même quand tu me griffes parce que tu as des petits ongles froids. » Des choses comme ça, quoi.

– Ah !… cette humilité ingénue… Savez-vous que c’est adorable ?

Mon « neveu » est dans un bel état. Pour une nature impressionnable, c’est une nature impressionnable ! Il ne me regarde plus, il bat des cils, il a des pommettes tachées de carmin et son joli nez vient de pâlir. Cette émotion-là, je ne l’ai vue que chez Luce, mais qu’il est plus beau ! Brusquement, je pense : « S’il levait les yeux, s’il mettait ses bras autour de moi, à cette minute précise, qu’est-ce que je ferais ? » Une petite chenille me passe dans le dos. Il relève les cils, il tend la tête davantage, et implore passionnément : « Après, Claudine, après ? » Ce n’est pas moi qui l’émeus, pardi, c’est mon histoire, et les détails qu’il espère ! Claudine, ma chère, ce n’est pas encore cette fois-ci qu’on t’outrage.

La porte s’ouvre. C’est Mélie, discrète, et qui fonde, je crois, de grandes espérances sur Marcel ; elle voit en lui ce « galant » qui me manquait. Elle apporte ma petite lampe, ferme les persiennes, tire les rideaux, et nous laisse dans une pénombre tiède. Mais Marcel s’est levé :

– La lampe, Claudine ! Quelle heure est-il donc ?

– Cinq heures et demie.

– Oh ! ce que grand-mère va me raser ! Il faut que je parte, j’ai promis de revenir à cinq heures.

– Mais je croyais que tante Cœur faisait vos trente-six caprices ?

– Oui et non. Elle est très gentille, mais elle me soigne trop. Si je rentre en retard d’une demi-heure, je la trouve en larmes, c’est pas drôle ! Et, à chaque sortie, je subis des « Prends bien garde ! Je ne vis pas quand tu es dehors ! Surtout ne passe pas par la rue Cardinet, elle est mal fréquentée. Ni par l’Étoile, toutes ces voitures, à la nuit tombante !… » Ah ! la, la, la, la ! Vous ne savez pas ce que c’est, vous, que d’être élevé dans du coton ! Claudine, chuchote-t-il tout bas, de tout près, vous me gardez le reste de l’histoire, n’est-ce pas ? J’ai confiance en vous, je peux ?

– Autant que j’ai confiance en vous, dis-je sans rire.

– Méchante fille ! Votre menotte à embrasser. Ne faites plus de peine à votre « neveu » qui vous aime bien. Adieu, Claudine, à bientôt, Claudine !

De la porte il m’envoie un baiser du bout des doigts, pour jouer, et fuit sur ses pieds silencieux. Voilà un bon après-midi ! J’en ai la cervelle toute chaude. Hop ! Fanchette ! Un peu de gymnastique ! Venez faire danser vos futurs enfants !

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