VIII

Je retourne chez tante Cœur dans ma petite robe simple en drap bleu, je n’en ai pas encore d’autres convenables. Et puis, si je « forcis » comme c’est probable, celles que je me commanderais trop tôt éclateraient. (Voyez-vous cette avalanche de chairs qui sauteraient dehors ?) En attendant, je ne pèse encore que cinquante kilos à la balance automatique de la place Saint-Germain-des-Prés.

J’arrive à quatre heures et demie. Personne encore au salon ; Marcel y voltige sans bruit, un peu pâlot, et le dessous des yeux mauve. Je crois que ce petit air fatigué le rend encore plus gentil. Il dispose des fleurs dans des vases et chantonne tout bas.

– Mon « neveu », si vous mettiez un petit tablier en broderie anglaise ?

– Et vous, voulez-vous mon pantalon ?

– J’en ai déjà un, merci. Oh ! maladroit, regardez donc ce que vous faites ! Vous posez le petit socle à boucheton ?

– À bouche-quoi ? dit-il en éclatant de rire.

– Sens dessus dessous. Vous ne comprenez donc rien ? Où vous a-t-on élevé ?

– Ici, hélas !… Claudine, pourquoi ne portez-vous pas de costumes tailleur ? Ça vous irait à ravir.

– Parce qu’il n’y a pas de tailleur à Montigny.

– Mais il y en a à Paris. Voulez-vous que je vous y conduise ? Pas chez les grands, n’ayez pas peur. Nous irons. J’adore chiffonner et tripoter des étoffes.

– Oui, je veux bien… Qui est-ce qui va venir ici aujourd’hui ? Ils vont m’arrœiller, tous ces gens. Si je m’en allais ?

– Pas la peine, il n’y aura pas des foules pour vous arr… pour vous dévisager ! Madame Barmann, sûr, la vieille tortue. Peut-être… Charlie, dit-il en détournant les yeux, mais ce n’est pas sûr ; madame Van Langendonck…

– Une Belge ?

– Non, elle est cypriote.

– C’est bien la peine d’être grecque pour s’affubler d’un nom pareil. Si j’étais flamande, je n’aurais pas l’idée de m’appeler Nausicaa !

– Que voulez-vous ? Je n’y peux rien !… Il y aura aussi quelques jeunes gens du salon Barmann, une vieille dame que maman aime bien et qu’on appelle toujours madame Amélie, on ne sait plus son nom de famille, en somme presque rien…

– Bon sang, je m’en contente !

– Claudine… et Luce ?

– Houche donc ! voilà tante.

En effet, sa grand-mère entre, toute en soie murmurante.

– Ah ! ma jolie nièce ! Avez-vous dit qu’on vînt vous chercher, ou voulez-vous que Marcel vous reconduise ?

– Mais, tante, je n’ai besoin de personne. Je suis venue toute seule.

Elle en devient pourpre sous sa poudre.

– Seule ! À pied ? En voiture ?

– Non, tante, dans Panthéon-Courcelles.

– Mon Dieu, mon Dieu, que Claude est coupable…

Elle n’ose pas en dire plus long. Marcel me regarde de coin en mangeant sa langue, le misérable, et, si je ris, tout est perdu. Il tourne les boutons électriques et tante Cœur sort de sa consternation avec un grand soupir.

– Mes enfants, j’aurai peu d’amis cette semaine…

Trrrrr… En voilà toujours un. Non, c’est une. Précipitamment, je me suis garée derrière la table à thé, et Marcel rit de toute son âme. Une boule bossue auréolée de coton iodé et frisettes, a roulé jusqu’à ma tante Cœur.

Embobelinée d’une zibeline attardée sous quoi elle transpire, madame Barmann est coiffée d’une chouette éployée. Chouette dessus, chouette dessous. Le nez crochu, pour être jaspé de couperose, ne manque pas d’autorité, et les yeux gris en billes remuent terriblement.

– Je suis fourbue. J’ai fait onze kilomètres à pied, dit sa voix dure. Mais j’ai trouvé des merveilles de meubles chez deux vieilles filles qui habitent Montrouge. Un vrai voyage !… Huysmans aurait chéri ce pâté si curieusement pittoresque de maisons bancales… Je fouille un peu partout pour embellir, meubler le nouvel hôtel de notre illustre ami Gréveuille… Il a en moi une confiance enfantine… Et, dans trois semaines, on joue chez moi une parade du répertoire de la Foire… Je ne vous demande pas, chère Madame, d’y amener cet enfant.

Elle regarde Marcel, et me regarde ensuite, sans ajouter un mot.

– Ma nièce Claudine, s’empresse de présenter tante Cœur. Depuis peu de temps à Paris, ajoute-t-elle en me faisant signe d’approcher, parce que, vraiment, je ne me déplace pas vite.

De tout près, la meubleuse de l’« illustre ami » me dévisage avec une telle insolence que je me demande si je ne vais pas tout d’un coup lui mettre mon poing sur sa couperose. Mais elle reporte enfin les yeux sur tante Cœur.

– Charmante, dit-elle d’un ton rude. Me l’amènerez-vous un mercredi ? Le mercredi, c’est, en somme, candide.

Tante Cœur remercie pour moi. Je n’ai pas desserré les dents, et je tremble si fort en versant du thé pour l’impudente vieille chouette, que Marcel exulte. Ses yeux étincellent de moquerie. Il me chuchote :

– Claudine, qu’est-ce qu’on va faire de vous, si vous vous jetez comme ça à la tête des gens ? Voyons, voyons, contenez un peu cette expansivité désordonnée !

– Zut ! lui dis-je tout bas, avec rage. Je ne peux pas souffrir qu’on m’arrœille comme ça !

Et je vais offrir ma tasse de thé, suivie de Marcel, autrement câlin et fille que moi, qui porte les sandwiches.

Trrrrr… Encore une dame. Mais charmante, celle-là, avec des yeux jusqu’aux tempes et des cheveux jusqu’aux yeux.

– Madame Van Langendonck, m’informe Marcel tout bas, celle qui est cypriote…

– Comme son nom l’indique, parfaitement.

– Est-ce qu’elle vous dit quelque chose, celle-là, Claudine ?

– Tiens, je crois bien. Elle a l’air d’une antilope qui fait la fête.

La jolie créature ! Des cheveux qui volent, un vaste chapeau emplumé qui tangue, des yeux myopes et pâmés, un geste fréquent, enveloppant et mou, de la petite main droite, brillante de bagues. Elle incarne l’approbation. À tante Cœur, à madame Barmann, elle dit : « Oui », elle dit : « Vous avez raison », elle dit : « Comme c’est vrai ». C’est une nature plutôt conciliante. Son ouiouisme ne va pas sans quelque incohérence. Elle vient de nous renseigner coup sur coup : « Hier, à cinq heures, j’étais en courses au Bon Marché » et : « Hier, à cinq heures, j’étais à une Bodinière tellement intéressante. » Ça ne paraît gêner personne, elle encore moins.

Tante Cœur m’appelle :

– Claudine !

J’arrive, de bonne grâce, et je souris à cette délicieuse figure offerte. Aussitôt, un déluge de compliments, sans mesure, s’abat sur ma tête innocente.

– Qu’elle est charmante ! Et c’est un type si original ! Et quelle jolie ligne de corps ! Dix-sept ans ? Je lui donnais au moins dix-huit…

– Oh ! non, par exemple, proteste la chouette Barmann ; elle paraît beaucoup moins que son âge.

– Oui, n’est-ce pas ? À peine quinze ans.

Et allez donc ! La fausse gravité de Marcel commence à m’incommoder, lorsque trrrrr… Un monsieur bien, cette fois. Un grand monsieur mince, un monsieur bien. Il a le teint foncé, beaucoup de cheveux châtains blanchissants, des yeux jeunes avec des paupières fatiguées et une moustache soignée, d’un blond qui s’argente. Il entre à peu près comme chez lui, baise la main de tante Cœur, et constate, sous le cruel lustre, narquoisement :

– Comme ça repose les yeux, cette pénombre douce des appartements d’aujourd’hui !

Amusée de la blague, je regarde Marcel ; il ne rit pas du tout et considère le monsieur sans bienveillance.

– Qui c’est ?

– C’est mon père, répond-il glacé, en se dirigeant vers le monsieur qui lui secoue la main, gentiment et distraitement, comme on tire l’oreille à son chien de chasse.

Son père ? Je la trouve très mauvaise ! Je dois avoir l’air idiot. Un père avec qui on a eu des histoires, c’est facile à voir. Son fils ne lui ressemble que très vaguement. L’arête têtue des sourcils, peut-être ? Mais tous les traits, chez Marcel, sont si affinés, que ce n’est pas encore bien sûr. Quelle drôle de figure, à la fois sèche et soumise, fait mon neveu à l’auteur de ses jours ! En tout cas, il ne le crie pas sur les toits, qu’il a un papa ; celui-ci me paraît pourtant plus qu’avouable. Mais, manifestement, chez tous les deux, la voix du sang ne « huche » pas à vous détériorer l’oreille moyenne.

– Tu vas bien, mon petit ? Tu travailles bien ?

– Oui, père.

– Je te trouve l’air un peu fatigué.

– Oh ! non, père.

– Tu aurais dû venir aux courses avec moi aujourd’hui. Ça t’aurait secoué.

– Père, il fallait bien que je servisse le thé.

– Ça, c’est vrai. Il fallait bien que tu servisses le thé. À Dieu ne plaise que je te détourne d’aussi graves devoirs !

Comme la chouette Barmann et l’antilope cypriote font patiapatia ensemble, l’une autoritaire, et l’autre d’une souplesse contre laquelle s’émoussent toutes les pointes, tante Cœur, moins onctueuse que de coutume, risque :

– Trouvez-vous, Renaud, qu’un champ de courses soit le milieu qui convienne absolument à cet enfant ?

– Mais, chère Madame, il y verrait des gens très sortables, et encore plus d’Israélites, ajoute-t-il doucement en regardant du côté de madame Barmann.

Ça va bien, ça va bien ! Je bouillonne de joie comprimée. Si ça continue, la porcelaine anglaise que je manie respectueusement va joncher les tapis. Tante Cœur, les yeux baissés, rougit imperceptiblement. Y a pas, y a pas, il n’est guère poli, mais je m’amuse bien. (Oh ! « que j’ai t’y du goût ! » dirait Luce.) Marcel compte les fleurs de la moquette avec la figure d’une jeune fille qu’on n’a pas invitée à danser.

– Vous avez joué aux courses, sans doute ? interroge douloureusement ma tante, avec une figure d’angoisse.

Le monsieur hoche mélancoliquement la tête.

– J’y ai même perdu. Alors, j’ai donné vingt francs au fiacre qui m’a ramené.

– Pourquoi ? demande son fils en levant les sourcils.

– Parce que, avec ce que j’avais perdu, ça faisait un compte rond.

« Hppp… » C’est cette gourde de Claudine qui pouffe. Mon cousin… (voyons, si c’est le père de mon neveu, est-ce mon cousin ? Je ne sais plus)… mon cousin tourne la tête vers ce rire indécent.

– Connaissez-vous ma petite nièce Claudine, Renaud ? La fille de mon frère Claude, depuis peu à Paris. Elle et Marcel sont déjà les meilleurs amis du monde.

– Je ne plains pas Marcel, déclare le monsieur à qui j’ai tendu la main. Il ne m’a regardée qu’une seconde, mais c’est quelqu’un qui sait regarder. Un regard en zigzag, arrêt imperceptible aux cheveux, aux yeux, au bas du visage et aux mains. Marcel se dirige vers la table à thé, je m’apprête à le suivre…

–… La fille de Claude…, cherche mon cousin. Oh ! Attendez une minute, j’ai si peu le sens des généalogies… Mais alors, Mademoiselle est la tante de Marcel ? C’est vaudevillesque cette situation, n’est-ce pas, ma… cousine ?

– Oui, mon oncle, dis-je sans hésiter.

– À la bonne heure ! Ça va me faire deux bébés à emmener au cirque, si votre père m’y autorise. Vous avez bien… quoi ? Quinze, seize ans ?

Je rectifie, froissée :

– Plus de dix-sept ans !

– Dix-sept… Oui, ces yeux-là… Marcel, ça te change, hein, d’avoir une petite amie ?

– Oh ! dis-je, en riant, je suis bien trop garçon pour lui !

Mon cousin l’Oncle, qui nous a suivis à la table à thé, me scrute d’un regard vif, mais j’ai l’air d’une si bonne petite fille !

– Trop garçon pour lui ? Non, vraiment non, module-t-il avec un air de gouaillerie.

Marcel tripote si maladroitement une petite cuiller de vermeil qu’il vient d’en tordre le manche. Il lève ses gracieuses épaules et s’en va de son joli pas tranquille, refermant derrière lui la porte de la salle à manger. La mère Barmann s’en va, me lance un « Adieu, petite ! » très ridicule, et croise une vieille dame à bandeaux blancs, pareille à un tas de vieilles dames, qui s’assied en deux fois et refuse du thé. Veine !

Mon cousin l’Oncle, qui a reconduit la chouette jusqu’à la porte, revient à la table de thé, me demande du thé, exige de la crème, plus que ça, deux sucres, un sandwich, pas celui du dessus parce qu’il a dû sécher, et quoi encore ? Mais nos deux gourmandises se comprennent et je ne m’impatiente pas. Il m’est sympathique, ce cousin l’Oncle. Je voudrais bien savoir ce qu’il y a entre lui et Marcel. Il a l’air d’y songer, et, tout en trempant un bon petit sablé, il m’interroge à demi-voix.

– Mon fils vous avait parlé de moi ?

Pitié-malheur ! Quoi faire ? Que dire ? Je laisse tomber ma cuiller pour me donner du temps, comme à l’École mon porte-plume, et je réponds enfin :

– Non, du moins je ne m’en souviens pas.

Ça n’est pas autrement fort, mais quoi ? Il n’a pas l’air étonné. Il mange. Il mange proprement. Il n’est pas vieux. C’est un père encore jeune. Son nez m’amuse, un peu courbe avec des narines qui remuent. Sous des cils très noirs, ses yeux luisent gris bleu foncé. Il n’a pas de vilaines oreilles pour un homme. Ses cheveux blanchissent aux tempes et floconnent. À Montigny, il y avait un beau chien cendré qui avait le poil de cette couleur-là. Pouf ! Il lève si brusquement les yeux qu’il me surprend en train de le regarder.

– Vous me trouvez laid ?

– Non, mon oncle, pas du tout.

– Pas si beau que Marcel, hein ?

– Ah ! pour ça, non, par exemple ! Il n’y a pas de garçon aussi joli que lui ; et même très peu de femmes qui en approchent.

– Très juste ! Mon orgueil de père est flatté… Il n’est pas très liant, mon fils, n’est-ce pas ?

– Mais si ! Il est venu me voir tout seul, avant-hier à la maison, et nous avons beaucoup bavardé. Il est bien mieux élevé que moi.

– Que moi aussi. Mais vous m’étonnez en disant qu’il vous a déjà fait visite. Vous m’étonnez énormément. C’est une conquête. Je voudrais bien que vous me présent… assiez à votre père, ma cousine. La famille ! Moi j’ai le culte de la famille, d’abord. Je suis un pilier des vieilles traditions.

– Et des champs de courses…

– Oh ! mais c’est que c’est vrai, que vous êtes très mal élevée ! Quand puis-je trouver votre père ?

– Le matin, il ne sort guère. L’après-midi, il va voir des gens décorés et remuer de la poussière dans des bibliothèques. Mais pas tous les jours. D’ailleurs, si vous voulez vraiment venir, je lui dirai de rester. Il m’obéit encore assez bien pour les petites choses.

– Ah ! les petites choses ! Il n’y a que celles-là : elles tiennent toute la place et il n’en reste plus pour les grandes. Voyons… qu’est-ce que vous avez vu à Paris, déjà ?

– Le Luxembourg et les grands magasins.

– C’est très suffisant, en somme. Si je vous menais au concert, dimanche, avec Marcel ? Je crois que les concerts sont assez « select », cette année, pour que mon fils consente à s’y risquer quelquefois.

– Les grands concerts ? Oh ! oui, je vous remercie ; j’avais bien envie d’y aller, quoique je n’y connaisse pas grand-chose. J’ai si rarement entendu de bons orchestres…

– Bon, c’est convenu. Quoi encore ? Vous m’avez l’air d’une petite personne pas difficile à amuser. J’aurais voulu une fille, hélas, je l’aurais si bien élevée à ma façon ! Qu’est-ce que vous aimez ?

Je m’illumine.

– Tant de choses ! Les bananes pourries, les bonbons en chocolat, les bourgeons de tilleul, l’intérieur des queues d’artichaut, le coucou des arbres fruitiers, les livres nouveaux et les couteaux à beaucoup de lames, et…

Essoufflée, j’éclate de rire, parce que mon cousin l’Oncle a tiré gravement un carnet de sa poche et note :

– Une seconde de répit, je vous supplie, chère enfant ! Les bonbons en chocolat, les bananes pourries – horreur ! – et l’intérieur d’artichaut c’est un jeu d’enfant, mais, pour les bourgeons de tilleul, et le coucou qui perche sur les arbres fruitiers, exclusivement, je ne connais pas de maisons de dépôt à Paris. Est-ce qu’on peut s’adresser en fabrique ?

À la bonne heure ! Voilà un monsieur qui sait bien amuser les enfants ! Pourquoi son fils n’a-t-il pas l’air de corder avec lui ? Justement Marcel revient, exhibant une jolie frimousse trop indifférente. Mon cousin l’Oncle se lève, la vieille dame blanche se lève, la jolie Cypriote Van Langendonck se lève : retraite générale. Ces dames parties, ma tante s’enquiert :

– Ma mignonne, qui donc va vous reconduire chez votre père ? Voulez-vous que ma femme de chambre ?…

– Ou bien moi, grand-mère, propose Marcel gentiment.

– Toi… Oui, mais prends une voiture à l’heure, mon chéri.

– Comment, vous le laissez sortir en voiture, à cette heure-ci ? fait mon cousin l’Oncle, si narquois que tante Cœur s’en aperçoit.

– Mon ami, j’ai charge d’âme. Qui donc s’occupe de cet enfant ?

Je n’entends pas la suite, je vais mettre mon chapeau et ma veste. Quand je reviens, mon cousin l’Oncle a disparu, et tante Cœur reprend peu à peu son sourire de vieille dame qui a couché aux Tuileries.

Les adieux, les à bientôt, et la rue froide, après la tiédeur enfermée du salon.

Un fiacre à pneus nous reçoit à la station de la rue Jouffroy ! Je ne suis pas encore blasée sur la joie des pneumatiques, et je l’avoue. Marcel sourit sans rien dire.

Tout de suite, j’attaque :

– Il est gentil, votre père.

– Gentil.

– Contenez votre tendresse délirante, ô le plus passionné des fils !

– Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne vais pas découvrir papa aujourd’hui, n’est-ce pas ? Il y a dix-sept ans que je le connais.

Je me renferme dans une discrétion blessée.

– Ne boudez pas, Claudine, c’est trop compliqué à expliquer, tout ça.

– Vous avez bien raison, mon ami, ça ne me regarde en aucune façon. Si vous ne le montez pas en épingle, votre père, vous devez avoir vos raisons.

– Assurément, j’en ai. Il a rendu maman très malheureuse.

– Longtemps ?

– Oui… dix-huit mois.

– Il la battait ?

– Non, voyons ! Mais il n’était jamais à la maison.

– Et vous, il vous a rendu très malheureux ?

– Oh ! ce n’est pas ça. Mais, explique mon « neveu » avec une rage contenue, il sait être si blessant ! Nos deux natures ne sympathisent nullement.

Il a lancé ces derniers mots avec un ton désabusé et littéraire qui me fait tordre à l’intérieur.

– Claudine !… L’autre jour nous en étions restés à la lettre de Luce. Continuez, je le veux ! C’est autrement intéressant qu’un tas de pot-bouille et de linge sale en famille !

Ah ! je retrouve mon Marcel, mon joli Marcel.

Aux becs de gaz qui passent, sa figure mince brille et disparaît, et rebrille et s’efface, et toutes les trois secondes je distingue la fossette de son menton têtu et fin. Vibrante, énervée par mon après-midi, par l’obscurité, par les nouvelles figures et le thé trop noir, je musse commodément mes mains froides dans celles de mon « neveu » fiévreusement chaudes. Jusqu’ici je lui ai dit vrai, aujourd’hui, il s’agit de faire des forgeries, quelque chose de bien. Mentons ! « Mentissons bramant », comme dit Mélie.

– Alors, j’ai rendu à Luce sa lettre « mincée ».

– Déchirée ?

– Oui, mincée à morceaux.

– Qu’est-ce qu’elle a dit ?

– Elle a pleuré sans honte, tout haut.

– Et… ç’a été votre dernier mot ?

Silence équivoque, et comme un peu honteux, de Claudine… Marcel tend sa jolie tête avidement.

– Non… Elle a fait tout pour me fléchir. Quand j’étais d’eau – vous comprenez, on montait de l’eau chacune à son tour – elle m’attendait dans le dortoir et laissait descendre les autres pour me parler. Elle menaçait de pleurer tout haut pour m’ennuyer, et m’« aralait » jusqu’à ce que je finisse par la prendre sur mes genoux, moi assise sur son lit. Elle croisait ses petites mains derrière mon cou, cachait sa tête sur mon épaule et me montrait, en face, au fond de la cour, le dortoir des garçons où on les voyait se déshabiller le soir.

– On les voyait se… ?

– Oui, et ils faisaient des signes. Luce riait tout bas dans mon cou, et battait ma jambe de ses talons. Je lui disais : « Lève-toi. « Aga », Mademoiselle qui vient ! » Mais elle se jetait brusquement contre moi, et m’embrassait follement…

–… Follement…, répète Marcel en écho, et ses mains se refroidissent lentement dans les miennes.

– Alors je me levais d’un coup, et je la jetais presque par terre. Elle criait tout bas : « Méchante ! Méchante ! Sans cœur ! »

– Et puis ?

– Et puis je lui flanquais une de ces taraudées si solides qu’elle en avait les bras bleus et la peau de la tête chaude. Je tape bien, quand je m’y mets. Elle adorait ça. Elle cachait sa figure et se laissait battre, en faisant de grands soupirs… (Les ponts, Marcel, nous arrivons.) De grands soupirs, comme vous à présent.

– Claudine, dit sa voix douce, un peu étranglée, vous ne me direz rien de plus ? Je… j’aime tant ces histoires…

– Je m’en aperçois… Seulement, vous savez les conditions ?

– Chut ! Je sais les conditions. Donnant, donnant… Mais, fait-il en avançant tout près ses yeux agrandis, sa bouche rose et sèche, les amitiés chastes, passionnées et toutes de cœur, sont plus difficiles à raconter, je crains d’être bref autant que maladroit…

– Prenez garde ! Vous avez envie de mentir. Je me muselle.

– Non, non, je vous obligerais à parler maintenant !… Nous sommes arrivés. Je descends, je vais sonner.

La porte ouverte, il reprend mes mains dans ses doigts moites, les serre trop et les baise l’une et l’autre.

– Mes compliments à mon oncle, Claudine. Et mes hommages à Fanchette. Ô Claudine inattendue ! Aurais-je pensé que de Montigny me viendrait tout ce plaisir-là ?

Il a bien dit ça.

À table, mon énervement tombe un peu, pendant que je raconte à papa, qui n’écoute pas, mon après-midi, et mon cousin l’Oncle. Fanchette, la chérie, aune avec son nez le bas de ma jupe pour savoir d’où je viens. Elle a un joli ventre rond qu’elle porte allégrement, et qui ne l’empêche pas de sauter après les papillons de la lampe. J’ai beau lui dire « Fanchette, on ne lève pas les bras quand on est enceinte », elle ne m’écoute pas.

Au chester, papa, que l’Esprit, sans doute, a visité, pousse un grand cri.

– Quoi, papa ? Une nouvelle limace ?

– J’ai trouvé, je sais qui c’est ! Tout ça m’était sorti de la mémoire ; quand on s’occupe toute sa vie de choses sérieuses, ces fantaisies-là s’oublient. La pauvre Ida, Marcel, Renaud, voilà ! Trente-six cochons ! La fille de Wilhelmine a épousé très jeune ce Renaud qui n’était pas vieux. Elle l’a embêté, je crois. Tu penses, une fille de Wilhelmine !… Alors, elle a eu un fils, Marcel. Ils n’étaient pas souvent du même avis, après l’enfant. Une petite femme puritaine et susceptible. Elle a dit : « Je retourne chez ma mère. » Il a dit : « Je vais vous faire avancer un fiacre. » Peu après, elle est morte de quelque chose de rapide. Voilà.

Le soir, avant de me coucher, pendant que Mélie ferme les volets :

– Mélie, j’ai un oncle, à présent. Non, je veux dire, j’ai un cousin et un neveu, tu comprends !

– T’as aussi le vertigo, à c’t’heure. Et la chatte donc ! Depuis qu’elle est pleine, elle est toujours dans les tiroirs et dans les commodes, à tout cheuiller.

– Faut lui mettre une corbeille. C’est pour bientôt ?

– Pas avant quinze jours.

– Mais je n’ai pas apporté sa corbeille à foin.

– C’est malin ! Laisse, j’y achèterai une corbeille à chien, avec un cousin.

– Elle n’en voudra pas. C’est trop parisien pour elle.

– Avec ça ! Et le matou d’en dessous, est-ce qu’il était trop parisien pour elle ?

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