VII

Ma gaieté n’a pas duré. J’ai eu une brusque rechute de nostalgie fresnoise et scolaire. Et pourquoi ? À cause de Bérillon ; à cause de ce crétin de Bérillon ; de cet idiot de Bérillon. J’ai épousseté, dans mon petit bureau, mes livres, pieusement rapportés de l’École, et j’ai ouvert machinalement La Bonne Ménagère agricole, simples notions d’économie rurale et domestique à l’usage des écoles de jeunes filles, par Louis-Eugène Bérillon. Cet ineffable petit bouquin était, pour toutes les grandes de l’École, une source de joies pures (y en avait déjà pas tant, des joies pures) et nous en redisions des passages à voix haute, la grande Anaïs et moi, sans nous lasser. Les jours de pluie, sous le préau neuf de la cour carrée, alors qu’on ne pouvait jouer ni au pot ni à la grue, nous nous poussions des colles sur La Bonne Ménagère.

– Anaïs, parlez-moi de La Bonne Ménagère agricole et de son ingéniosité en matière de vidanges.

Le petit doigt en l’air, sa bouche plate serrée en une moue d’extraordinaire distinction, Anaïs récitait avec un sérieux qui me faisait mourir de rire :

– « La bonne ménagère a amené son mari à lui construire, ou elle a construit elle-même, au nord du jardin, dans un coin retiré, au moyen de quelques perches, de quelques planches et de quelques poignées de glui ou de genêt, une sorte de cabane qui sert de lieu d’aisances. » (C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire…) « Cette cabane, littéralement cachée sous le feuillage et les fleurs de plantes grimpantes et d’arbustes sarmenteux, ressemble moins à des latrines qu’à un joli berceau de verdure. »

– Charmant ! Quelle poésie de conception et de style, et que ne puis-je égarer mes pas rêveurs vers cette tonnelle fleurie, embaumée, et m’y asseoir une minute !… Mais, passons au côté pratique. Anaïs, continuez, je vous prie.

– « Comme les déjections de cinq ou six personnes, pendant un an, sont bien suffisantes pour fumer un hectare de terrain, et que rien en matière…

– Chut, chut, n’appuyez pas !

–… « En matière d’engrais, ne doit être perdu, la fosse d’aisance est, ou un trou creusé en terre et recouvert de glaise battue, ou une sorte de vase profond en terre cuite, ou tout simplement un vieux tonneau hors de service. »

– Adieu, tonneaux, vidanges sont faites ! Ma chère enfant, c’est parfait. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il sied de mélanger intimement l’engrais humain avec deux fois son volume de terre, et que cinq kilos suffisent pour fumer un are, et pour en empoisonner deux cents. En récompense de votre assiduité, je vous autorise à embrasser cinq fois le docteur Dutertre, délégué cantonal.

– Tu blagues ! murmurait Anaïs rêveuse, mais s’il ne fallait que ton autorisation…

Ô Bérillon, que tu as amusé ces sales petites filles, dont j’étais ! Ta préface, nous la mimions en la déclamant. Marie Belhomme, à l’âme ingénue, tendait au ciel ses mains de sage-femme et apostrophait, vibrante de conviction attendrie, la jeune fille des champs.

– « Malheureuse enfant ! que votre erreur est grande ! Ah ! dans votre intérêt et pour votre bonheur, repoussez comme détestable la pensée de vous éloigner ainsi de vos parents et de la maisonnette où vous êtes nées ! Si vous saviez à quel prix celles dont vous enviez le luxe ont acheté la soie et les bijoux dont elles se parent !… »

– Dix francs la nuit, interrompait Anaïs. Je crois que c’est le prix à Paris !

C’est ce saumâtre Bérillon, et sa couverture élimée aux gardes ornées de décalcomanies, qui m’ont remis trop vivement en mémoire l’École et mes petites compagnes. Tiens, je vais écrire à Luce. Il y a bien longtemps que je n’ai eu de ses nouvelles ; est-ce qu’elle aurait quitté Montigny ?

Rien de drôle ces jours-ci. Je sors à pied, je me remue pour des robes et des chapeaux. Un monsieur m’a suivie. J’ai eu la malencontreuse idée de lui tirer une langue pointue. « Oh ! donnez-la-moi ! » qu’il a fait. Ça m’apprendra. Aller servir le thé chez tante Cœur ? « Bouac ! » comme disait la grande Anaïs qui simulait si admirablement les nausées. Heureusement, Marcel sera là… C’est égal, j’aimerais bien mieux arcander ici, même à quelque chose d’embêtant.

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