XIII

Marcel est revenu. Aujourd’hui, son vêtement gris, d’un gris à émouvoir les tourterelles, se complète d’une cravate bouton d’or, bizarre ; un crêpe de Chine tourné autour du col blanc dont ne se voit plus qu’un liséré mince, une cravate drapée et attachée par des épingles à tête de perle, comme les femmes, trouvaille dont je lui fais compliment.

– Bonne promenade, dimanche ?

– Ah ! Grand-mère vous a raconté ? Cette grand-mère, elle finira par me compromettre ! Oui, promenade exquise. Un temps !

– Et un ami !

– Oui, dit-il les yeux perdus. Un ami couleur du temps.

– C’est une re-lune de miel, alors ?

– Pourquoi re, Claudine ?

Il est nonchalant, tendre… un air fatigué et délicieux… les paupières mauves sous les yeux bleus, il semble prêt à tous les abandons et toutes les confidences.

– Racontez la promenade.

– La promenade… rien. Déjeuner dans une auberge au bord de l’eau, comme deux…

–… Z’amoureux.

– Bu du vin gris, continue-t-il sans protester, et mangé des frites, et puis je vous dis, rien, rien…, la flânerie dans l’herbe, dans l’ombre… Je ne sais pas ce qu’avait Charlie ce jour-là, vraiment…

– Il vous avait, voilà tout.

Étonné du ton de ma réplique, Marcel lève sur moi des regards languides :

– Quelle drôle de figure vous avez, Claudine ! Une petite figure anxieuse et pointue, charmante d’ailleurs. Vos yeux ont grandi depuis l’autre jour. Êtes-vous souffrante ?

– Non, oui, des misères que vous ne comprendriez pas… Et puis quelque chose que vous comprendriez ; j’ai revu Luce.

– Ah ! s’écrie-t-il en joignant les mains d’un geste d’enfant, où est-elle ?

– À Paris, pour longtemps.

– Et… c’est donc ça que vous avez l’air las. Claudine ! Ô Claudine, qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour que vous me disiez tout ?

– Rien, allez. C’est bref. Je l’ai rencontrée par hasard. Si, par hasard. Elle m’a emmenée chez elle, tapis, meubles de style, robe de trente louis… Hein, mon vieux ! dis-je en riant de sa bouche entrouverte de bébé étonné. Et puis… oui, comme autrefois ç’a été la Luce tendre, trop tendre, ses bras à mon cou, son parfum sur moi, la Luce trop confiante qui m’a tout dit… mon ami Marcel, elle vit à Paris avec un monsieur d’âge, de qui elle est la maîtresse.

– Oh ! crie-t-il sincèrement indigné. Comme ça a dû vous faire de la peine !

– Pas tant que je croyais. Un peu tout de même…

– Ma pauvre petite Claudine ! répète-t-il en jetant ses gants sur mon lit. Je comprends si bien…

Affectueux, fraternel, il m’a passé son bras autour des épaules, et de sa main libre il m’appuie la tête contre lui. Sommes-nous touchants, ou ridicules ? Ce n’est pas à cet instant-là que je me le suis demandé. Il me tient par le cou, comme Luce. Il sent bon comme elle, mais plus finement qu’elle, et je vois d’en bas ses cils blonds en abat-jour sur ses yeux… Mon énervement de toute la semaine va-t-il crever en sanglots à cette place ? Non, il essuierait mes pleurs mouillant son veston bien coupé, avec une inquiétude furtive. Hop, Claudine ! Mords-toi la langue vigoureusement, remède souverain contre les larmes prêtes…

– Mon petit Marcel, vous êtes doux. Ça me console de vous avoir vu.

– Taisez-vous, je comprends si bien ! Dieu ! si Charlie me faisait pareille chose…

Tout rose d’une émotion égoïste, il se tamponne les tempes. Je trouve sa phrase si drôle que j’en éclate de rire.

– Oui, vous êtes énervée. Sortons, voulez-vous ? Il a plu, la température est devenue très tolérable.

– Oh ! oui, sortons, ça me détendra.

– Mais, dites encore… Elle a été pressante… et suppliante ?

Il ne songe pas du tout qu’à un vrai chagrin son insistance serait cruelle, il cherche, quoi ? Une sensation un peu spéciale.

– Oui, pressante. Je me suis sauvée pour ne pas la voir, sa chemisette défaite sur la peau blanche, en larmes, et me criant par-dessus la rampe de revenir…

Mon « neveu » respire plus vite. Il faut croire que c’est bien énervant ces chaleurs précoces, à Paris.

Je le quitte un instant et je reviens, coiffée du canotier qui m’est cher. Le front à la vitre, Marcel regarde la cour.

– Nous allons où ?

– Où vous voudrez, Claudine, nulle part… Boire du thé froid au citron, pour nous ragaillardir un peu. Alors… Vous ne la reverrez plus ?

– Jamais, dis-je très raide.

Gros soupir de mon compagnon, il m’eût voulu peut-être une jalousie moins intransigeante, à cause des anecdotes.

– Il faut prévenir papa que nous sortons, Marcel. Venez avec moi.

Papa, heureux, se promène à grands pas dans sa chambre en dictant des choses à M. Maria. Celui-ci lève la tête, me contemple, contemple mon « neveu » et devient morne. Mon noble père méprise Marcel de toute la hauteur de ses épaules solides, que drape une redingote à taille dont les poches sont crevées. Marcel le lui rend bien, mais se montre plein de déférence.

– Allez, mes enfants. Ne soyez pas longtemps. Prenez garde aux courants d’air. Rapporte-moi du papier écolier, le plus grand que tu pourras trouver, et des chaussettes.

– J’ai apporté trois mains de papier écolier ce matin, intervient, d’une voix douce, M. Maria qui ne me quitte pas des yeux.

– Ça va bien ; quoique… On ne saurait trop acheter de papier écolier.

Nous partons, et j’entends papa, derrière la porte refermée, chanter à pleine voix une fanfare de chasse :

Si tu voyais mon chose,

Tu rirais trop, tu rirais trop :

Il est couleur de rose

Comme un fond d’artichaut.

– Il en a de joyeuses, mon grand-oncle, remarque Marcel qui s’étonne encore.

– Oui. Lui et Mélie, ils possèdent un répertoire assez complet ; ce qui m’a toujours fait rêver, c’est ce « couleur de rose, comme un fond d’artichaut ». Le fond d’artichaut carminé est une espèce inconnue, à Montigny, du moins.

Nous nous hâtons pour quitter la rue Jacob empestée et la rue Bonaparte malodorante. Aux quais, on respire, mais l’haleine de mai fleure ici le bitume et la créosote, hélas !

– Où qu’on va ?

– Je ne sais pas encore. Vous êtes jolie, Claudine, très jolie aujourd’hui. Vos yeux maryland ont quelque chose d’inquiet et de quémandeur que je ne leur connaissais pas encore.

– Merci.

Moi aussi, je me trouve à mon avantage. Les glaces des magasins me le disent, même les tout étroites où je ne me vois qu’un œil et une tranche de joue en passant. Ô Claudine girouette ! Moi qui ai tant pleuré mes cheveux longs, j’ai recoupé ce matin trois centimètres des miens, pour conserver cette coiffure de « pâtre bouclé » – ça, c’est un mot de mon Oncle. Le fait est qu’aucune autre ne saurait mieux encadrer mes yeux longs et mon menton mince.

On nous regarde beaucoup, Marcel autant que moi, il est peut-être un peu gênant au grand jour de la rue ; il rit aigu, se retourne sur les glaces en pliant sur une hanche, baisse les paupières quand les hommes le dévisagent, je ne me sens pas enchantée de ses façons.

– Claudinette, venez boulevard Haussmann boire du thé froid. Ça ne vous fait rien de prendre le boulevard à droite après l’avenue de l’Opéra ? C’est plus amusant.

– Moi, les rues de Paris ne m’amusent jamais. C’est plat tout le temps par terre… Dites, est-ce que vous savez si votre père est revenu à Paris ?

– Il ne m’en a point fait part, chère. Papa sort beaucoup. Journalisme, « affaires d’honneur, affaires de cœur ». Sachez que mon père aime infiniment les femmes, et vice versa, dit-il en insistant trop, avec le ton acide qu’il prend en parlant de mon cousin l’Oncle. Ça vous surprend ?

– Non, ça ne me surprend pas. Un sur deux, ce n’est pas trop pour une famille.

– Vous êtes gentille quand on vous vexe, Claudine.

– Mon petit Marcel, franchement, qu’est-ce que vous voulez que ça me fiche ?

Car il faut montrer que je sais bien mentir, et lui cacher l’impression d’agacement, de malaise, que m’ont causée ses dernières phrases. Je médite de retirer ma confiance à mon cousin l’Oncle. Je n’aime pas dire mes secrets à quelqu’un qui ira les oublier chez « des » femmes. C’est dégoûtant, aussi ! J’entends cet Oncle parler à « des » femmes, avec la même voix voilée et séduisante, la voix qui m’a dit des gentillesses affectueuses. Quand « ses » femmes ont du chagrin, il les prend peut-être par les épaules pour les câliner, comme moi, il y a trois semaines ? Bon sang !

L’irritation disproportionnée de Claudine s’est traduite par un coup de coude dans la hanche d’une grosse dame qui lui barrait le chemin.

– Qu’est-ce qui vous prend, Claudine ?

– Zut, vous !

– Quel caractère !… Pardon, Claudine, j’oubliais que vous avez eu de la peine. Je sais bien à quoi vous pensez…

Il est toujours aiguillé sur Luce. Sa méprise me rend un peu de bonne humeur ressemblant à celle d’une coureuse que son amoureux a chagrinée et que son mari console.

Occupés tous deux de pensées que nous ne disons pas, nous atteignons le Vaudeville. Tout à coup, une voix… que j’entendais avant qu’elle parlât… chuchote dans mon dos :

– Bonjour, les enfants sages.

Je me retourne violemment, les yeux féroces, si rébarbative que mon cousin l’Oncle éclate de rire. Il est là, avec un autre monsieur en qui je reconnais le Maugis du concert. Le Maugis du concert, rondelet et rose, a très chaud, s’éponge et salue avec un respect exagéré sous quoi je sens de la blague, ce qui ne contribue pas à me calmer.

Je dévisage l’Oncle Renaud comme si je le voyais pour la première fois. Son nez court et courbé et sa moustache couleur de castor argenté, je les connais bien, mais ses yeux gris bleu, profonds et las, ont-ils changé d’expression ? Je ne savais pas qu’il eût la bouche aussi petite. Ses tempes froissées prolongent leurs menues coutures jusqu’aux coins des yeux ; mais je ne trouve pas ça très laid. Pouah ! l’affreux coureur qui vient de voir « des » femmes ! Et je le contemple d’un air si vindicatif, pendant ces deux secondes, que cette horreur de Maugis se décide à affirmer, en hochant la tête :

– Voilà une figure que je priverais de dessert… sans plus ample informé.

Je lui lance un coup d’œil d’intention meurtrière, mais ses yeux bleus bombés, ses sourcils en arc affectent une si onctueuse douceur, une si parfaite naïveté, que je lui pouffe au nez… sans plus ample informé.

– Ces vieilles dames, constate l’abominable Oncle en haussant les épaules, ça rit pour un rien.

Je ne réponds pas, je ne le regarde pas…

– Marcel, qu’a donc ton amie ? Vous vous êtes disputés ?

– Non, père, nous sommes les meilleurs amis du monde. Mais, ajoute-t-il d’un air de discrétion renseignée, je crois que Claudine a eu des ennuis cette semaine.

– Ne vous faites pas trop de bile, s’empresse Maugis ; les têtes de poupées, ça se remet très bien, je connais une adresse excellente, je vous aurai les 13-12 et le cinq pour cent au comptant.

C’est le tour de mon Oncle, à présent, de me regarder comme s’il me voyait pour la première fois. Il fait signe à Marcel, assez impérativement, de venir lui parler. Et, comme ils s’écartent d’un pas, je reste en proie au rondelet Maugis qui m’amuse, jamais distingué, mais parfois drôle.

– Il est très en beauté, l’éphèbe dont vous vous proclamez la tante.

– Je vous crois ! On le regarde plus que moi, dans la rue ! Mais je ne suis pas jalouse.

– Comme vous avez raison !

– Pas, il a une belle cravate ? Mais c’est plutôt une cravate pour femme.

– Voyons, ne lui reprochez pas d’avoir quelque chose pour femme, fait Maugis conciliant.

– Et ses vêtements, voyez si ça fait un pli !

J’imagine que Marcel ne raconte pas Luce à son père ? Il n’oserait pas. Il fera bien de ne pas oser. Non, la figure de mon oncle serait autre.

– Claudine, dit-il, en se rapprochant avec son fils, je voulais vous emmener, tous deux, voir Blanchette dimanche prochain au théâtre Antoine. Mais si vous boudez, que dois-je faire ? Y aller tout seul ?

– Non, pas tout seul ; j’irai !

– Votre méchanceté aussi ?

Il me regarde bien dans les yeux… et je fléchis.

– Non, je serai gentille. Mais j’ai des misères, aujourd’hui.

Il me regarde toujours, il voudrait deviner, je tourne la tête comme Fanchette devant la soucoupe de lait qu’elle désire et qu’elle évite.

– Là, je vous laisse, mes enfants sages. Où allez-vous comme ça ?

– Boire du thé froid, père.

– Ça vaut mieux que d’aller au café, murmure Maugis, distraitement.

– Claudine, écoutez, me dit mon oncle en confidence. Je trouve Marcel infiniment plus sympathique depuis qu’il est votre ami. Je crois que vous lui êtes salutaire, petite fille. Son vieux papa vous en remercierait beaucoup, savez-vous ça ?

Je me laisse secouer la main par les deux hommes et nous tournons le dos. Salutaire à Marcel ? Voilà une chose qui me laisse froide, par exemple ! Je n’ai pas la corde moralisatrice. Salutaire à Marcel ? Dieu, que c’est gourde, un homme intelligent !

Nous avons bu du thé froid, au citron. Mais mon « neveu » m’a trouvé morne. Je l’amuse moins que Charlie, et je me rends compte que mes distractions sont, d’ailleurs, d’un tout autre ordre ; je n’y puis rien.

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