XIV

Le soir, après dîner, je lis, vague et absente, pendant que papa fume en chantonnant des mélopées sauvages, et que Mélie rôde, soupesant ses mamelles. La chatte, ballonnée, énorme, a refusé de dîner ; elle ronronne sans motif, le nez trop rose et les oreilles chaudes.

Je me couche tard, la fenêtre ouverte et les volets clos, après les trente-six tours de chaque soir, l’eau tiède, la contemplation déshabillée devant la glace longue, les exercices d’assouplissement. Je suis veule… Ma Fanchette, essoufflée, sur le flanc dans sa corbeille, tressaille et écoute son ventre gonflé. Je crois que c’est pour bientôt.

C’était pour bientôt ! À peine ma lampe soufflée, un grand Môôô désespéré me relève. Je rallume et je cours pieds nus, à ma pauvrette, qui respire vite, appuie impérieusement ses pattes chaudes sur ma main, et me regarde avec d’admirables yeux dilatés. Elle ronronne à tort et à travers. Soudain, crispation des pattes fines sur ma main, et second : Môôô de détresse. Appellerai-je Mélie ? Mais, au geste que je fais pour me relever, Fanchette éperdue se lève et veut courir ; c’est une manie, elle a peur. Je vais rester. Ça me dégoûte un peu, mais je ne regarderai pas.

Après une accalmie de dix minutes, la situation se corse : ce sont de courtes alternatives de ronron furieux (Frrr, frrr), et de clameurs terribles (Môôô, môôô). Fanchette pousse ses yeux hors de la tête, se convulse et… je tourne la tête. Une reprise de ronron, un remue-ménage dans la corbeille m’apprennent qu’il y a du nouveau. Mais je sais trop que la pauvre bête ne s’en tient jamais à une édition unique. Les clameurs reprennent, la patte éperdue me griffe la main, je tiens la tête obstinément tournée. Après trois épisodes semblables, c’est enfin le calme définitif. Fanchette est vide. Je cours à la cuisine, en chemise, lui chercher du lait, ça lui donnera le temps de mettre bien des petites choses en ordre. Je m’attarde exprès. Quand je reviens portant la soucoupe, ma jolie bête exténuée arbore déjà sa figure de mère heureuse. Je crois que je peux regarder…

Sur le ventre blanc et rosé, trois chatons minuscules, trois limaces de cave rayées de noir sur gris, trois petites merveilles tètent et ondulent comme des sangsues. La corbeille est propre et sans trace : cette Fanchette a le don d’accoucher comme par enchantement ! Je n’ose pas encore toucher les petits qui luisent, léchés de l’oreille à la queue, bien que la petite mère m’invite, de sa pauvre voix toute cassée, à les admirer, à les caresser… Demain, il faudra choisir, et en donner deux à noyer. Mélie sera, comme d’habitude, l’exécuteur des hautes œuvres. Et je verrai, pendant des semaines, Fanchette, mère fantaisiste, promener son petit rayé dans sa gueule, le lancer en l’air avec ses pattes, et s’étonner, incorrigible ingénue, que ce fils de quinze jours ne bondisse pas à la suite sur les cheminées, et sur le dernier rayon de la bibliothèque.

Ma nuit écourtée a été pleine de rêves, où l’extravagant le disputait à l’idiot. Je rêve davantage depuis quelque temps.

Mélie a pleuré toutes les faciles larmes de son âme tendre, en recevant l’ordre de noyer deux des petits Fanchets. Il a fallu choisir et reconnaître les sexes. Moi, je ne m’y entends pas quand c’est si petit, et il paraît que de plus malins que moi s’y trompent mais Mélie est infaillible. Un chaton dans chaque main, elle jette au bon endroit un coup d’œil sûr et déclare : « Voilà le petit mâle. Les deux autres sont des chattes. » Et j’ai rendu le petit élu à Fanchette, inquiète et criante par terre. « Emporte vite les deux autres qu’elle n’en sache rien. » Fanchette a, malgré tout, constaté qu’il en manquait ; elle sait compter jusqu’à trois. Mais cette bête délicieuse se montre mère assez médiocre : après avoir rudement roulé et retourné son chat, de la patte et de la gueule, pour voir si les autres n’étaient pas cachés dessous, elle a pris son parti. Elle léchera celui-là deux fois plus, voilà tout.

Encore combien de jours ? Quatre, jusqu’à dimanche. Dimanche, j’irai au théâtre avec Marcel et mon Oncle. Du théâtre, je m’en moque ; de mon Oncle, pas. Mon Oncle, mon oncle… Quelle bête d’idée de l’avoir baptisé ainsi ! Sotte « engaudre » de Claudine ! « Mon Oncle » ça me fait penser à cette horrible petite Luce. Ça ne lui fait rien, à elle, d’appeler mon oncle un vieux monsieur qui… Celui-ci, le mien, est en somme le veuf d’une cousine germaine que je n’ai jamais vue. Ça s’appelle un « cousin » en français honnête. « Renaud », c’est mieux que « mon Oncle », ça le rajeunit, c’est bien… Renaud !

Comme il a vite dompté ma mauvaiseté, l’autre jour ! Ç’a été lâcheté pure de ma part, et non courtoisie. Obéir, obéir, humiliation que je n’ai jamais subie – j’allais écrire savourée. Savourée, oui. C’est ma perversité que j’ai cédé, je crois. À Montigny, je me serais laissé hacher plutôt que de balayer la classe à mon tour quand ça ne me disait pas. Mais, peut-être que si Mademoiselle m’avait bien regardée avec des yeux gris bleu couleur Renaud, j’aurais obéi plus souvent, comme je lui ai obéi, tous mes membres engourdis par une mollesse inconnue.

Pour la première fois, je viens de sourire en pensant à Luce. Bon signe ; elle me devient lointaine, cette petite, qui dansait sur un pied en parlant de laisser crever sa mère !… Elle ne sait pas, ce n’est pas sa faute. C’est une petite bête veloutée.

Encore deux jours avant d’aller au théâtre. Marcel viendra. Ce n’est pas sa présence qui me ravit le plus ; devant son père, c’est une petite bûche blonde et rose, une petite bûche un peu hostile. Je les aime mieux séparément, Renaud et lui.

Mon état d’âme – et pourquoi n’aurais-je pas un « état d’âme », moi aussi ? – manque de précision. Il est celui d’une personne à qui doit tomber prochainement une cheminée sur la tête. Je vis, énervée, dans l’attente de cette inévitable chute. Et quand j’ouvre la porte d’un placard, ou quand je tourne le coin d’une rue, ou quand arrive le courrier du matin qui ne m’apporte jamais rien, au seuil de toutes mes actions insignifiantes, j’ai un léger sursaut. « Est-ce pour cette fois-ci ? »

J’ai beau regarder la figure de ma petite limace – il s’appellera Limaçon, le chaton, pour plaire à papa, et à cause de ses belles rayures nettes –, j’ai beau interroger sa petite figure close, tigrée de raies délicates et convergentes vers le nez, comme la face d’une pensée jaune et noire, les yeux ne s’ouvriront qu’au bout de neuf jours révolus. Et lorsque je rends à Fanchette blanche son bel enfant, en lui disant mille compliments, elle le lave minutieusement. Quoi qu’elle m’aime à la folie, elle trouve au fond que je sens mauvais le savon parfumé.

Un événement, un événement grave ! Est-ce la cheminée que j’appréhendais ? Sans doute, mais alors je devrais être allégée de mon angoisse. Et je garde encore « l’estomac petit » comme on dit chez nous. Voici :

Ce matin à dix heures, comme je m’efforçais assidûment d’habituer Limaçon à un autre téton de Fanchette (il prend toujours le même, et quoi qu’en dise Mélie, je crains que ça déforme ma belle), papa entre, solennel, dans ma chambre. Ce n’est pas de le voir solennel, qui m’effare, c’est de le voir entrer dans ma chambre. Il n’y pénètre que quand je me déclare malade.

– Viens donc un peu avec moi.

Je le suis jusqu’à son trou à livres avec la docilité d’une fille curieuse. J’y trouve M. Maria. Cette présence aussi me semble toute simple. Mais M. Maria vêtu d’une redingote neuve à dix heures du matin, et ganté, ceci passe la vraisemblance !

– Mon enfant, commence mon noble père, onctueux et digne, voici un brave garçon qui voudrait t’épouser. Je dois te dire d’abord qu’il a toute ma bienveillance.

L’oreille tendue, j’ai écouté, attentive, mais abrutie. Quand papa a fini sa phrase, j’articule ce seul mot, idiot et sincère :

– Quoi ?

Je vous jure que je n’ai pas compris. Papa perd un peu de sa solennité, mais garde toute sa noblesse.

– Bougre de bougre, j’ai pourtant une assez belle diction pour que tu comprennes tout de suite ! Ce brave petit monsieur Maria veut t’épouser, même dans un an si tu te trouves trop jeune. Moi, tu comprends, j’oublie un peu ton âge, depuis le temps (!). Je lui ai répondu que tu devais avoir au juste quatorze ans et demi, mais il affirme que tu cours sur tes dix-huit ; il doit le savoir mieux que moi. Voilà. Et si tu ne veux pas de lui, tu seras difficile, mille troupeaux de cochons !

À la bonne heure ! Je regarde M. Maria, qui pâlit sous sa barbe, et me contemple de ses yeux d’animal à longs cils. Agitée, sans bien savoir pourquoi, d’une brusque allégresse, je me jette vers lui.

– Comment, c’est vrai, monsieur Maria ? Pour de vrai, vous voulez m’épouser ? Sans rire ?

– Oh ! sans rire, gémit-il à voix basse.

– Mon Dieu ! que vous êtes gentil !

Et je lui prends les deux mains que je secoue, joyeuse. Il s’empourpre, tel un couchant à travers les broussailles :

– Alors, vous consentiriez, Mademoiselle ?

– Moi ? mais jamais de la vie !

Ah ! je manque de délicatesse autant qu’un kilo de dynamite ! M. Maria, debout devant moi, ouvre la bouche, et se sent devenir fou.

Papa croit de son devoir d’intervenir :

– Dis donc, vas-tu nous balancer longtemps ? Qu’est-ce que ça signifie ? Tu lui sautes au cou, et puis tu le refuses ? En voilà des manières !

– Mais, papa, je ne veux pas du tout épouser M. Maria, c’est clair. Je le trouve très gentil, oh ! tellement gentil, de me juger digne d’une attention aussi… sérieuse, et c’est de cela que je le remercie. Mais je ne veux pas l’épouser, pardi !

M. Maria esquisse un pauvre geste pitoyable de prière, et ne dit rien – il me fait de la peine.

– Père Éternel ! rugit papa. Pourquoi diable ne veux-tu pas l’épouser ?

Pourquoi ? Les deux mains écartées, je hausse les épaules. Est-ce que je sais, moi ? C’est comme si on me proposait d’épouser Rabastens, le beau sous-maître de Montigny. Pourquoi ? Pour la seule raison qui vaille au monde – parce que je ne l’aime pas.

Papa, exaspéré, jette aux échos des murs une telle volée de jurons que je ne l’écrirai pas. J’attends la fin de la kyrielle :

– Oh ! papa ! tu veux donc que j’aie du chagrin !

Cet homme de pierre n’en demande pas davantage :

– Bougre ! Du chagrin ? Évidemment non. Et puis enfin, tu peux réfléchir, tu peux changer d’avis. N’est-ce pas, vous, elle peut changer d’avis ? Ça me serait même rudement commode, si elle changeait d’avis ! Je vous aurais là tout le temps, on en abattrait de la besogne ! Mais, pour ce matin, une fois, deux fois, tu ne veux pas ? Fous-moi le camp, nous avons à travailler.

M. Maria sait bien, lui, que je ne changerai pas d’avis. Il tripote sa serviette en maroquin, et cherche son porte-plume sans le voir. Je m’approche :

– Monsieur Maria, vous m’en voulez ?

– Oh ! non, Mademoiselle, ce n’est pas ça…

Un enrouement subit l’empêche de continuer. Je m’en vais sur la pointe du pied, et seule dans le salon, je me mets à danser la « chieuvre ». Veine ! On m’a demandée en mariage ! En ma-ri-a-ge ! On me trouve assez jolie, malgré mes cheveux courts, pour m’épouser, celui-ci un garçon raisonnable, posé, pas un cas pathologique. Donc, d’autres… Assez dansé, je vais penser plus loin.

Il serait puéril de le nier, mon existence se corse. La cheminée immine. Elle va choir sur mon crâne qui bout, effroyable ou délicieuse, mais elle va choir. Je n’éprouve aucun besoin de confier mon état à qui que ce soit au monde. Je n’écrirai pas à Claire, à l’heureuse Claire : « Ô chère petite amie de mon enfance, il approche, le moment fatal, je prévois que mon cœur et ma vie vont fleurir ensemble… » Non, je ne lui écrirai rien du tout. Je ne demanderai pas à papa : « Ô mon père, quoi donc m’oppresse et me ravit à la fois ? Éclaire ma jeune ignorance »… Il en ferait une tête, mon pauvre papa ! Il tordait sa barbe tricolore et murmurerait, perplexe : « Je n’ai jamais étudié cette espèce-là. »

« Bafute », Claudine, « bafute… ». Au fond, tu n’es pas fière. Tu erres dans le vaste appartement, tu délaisses le vieux et cher Balzac, tu t’arrêtes, l’œil vague et perdu, devant la glace de ta chambre, qui te montre une longue fillette mince aux mains croisées derrière le dos, en blouse de soie rouge à plis et jupe de serge bleu sombre. Elle a des cheveux courts en grosses boucles, une figure étroite aux joues mates, et des yeux longs. Tu la trouve jolie, cette fille-là, avec ton air de s’en ficher pas mal. Ce n’est pas une beauté qui ameute les foules, mais… je me comprends : ceux qui ne la voient pas sont des imbéciles, ou des myopes.

Que demain me fasse gente ! Ma jupe tailleur bleue suffira, et mon chapeau grand noir, avec la petite chemisette en soie bleu foncé – les teintes sombres me seyent mieux – et deux roses thé au coin de l’échancrure carrée du col parce qu’elles sont, le soir, de la même nuance que ma peau.

Si je révélais à Mélie qu’on m’a demandée en mariage ? Non. Pas la peine. Elle me répondrait : « Ma guéline, faut faire comme chez nous. Ceusse qu’on te propose, essaie-les avant ; comme ça, le marché est honnête et y a personne de trompé. » Car la virginité est pour elle de si peu de prix ! Je connais ses théories : « Des menteries, ma pauvre fille, des menteries ! Des histoires de médecins, tout ça. Après, avant, si tu crois qu’ils n’y prennent pas le même goût ! C’est tout-un-tel, va. » Suis-je pas à bonne école ? Mais il y a une fatalité sur les honnêtes filles ; elles le restent, malgré toutes les Mélies du monde !

Je m’endors tard dans la nuit étouffante, et des souvenirs de Montigny traversent mon sommeil agité, des songeries de feuilles bruissantes, d’aube frisquette et d’alouettes qui montent, avec ce chant que nous imitions, à l’École, en froissant dans la main une poignée de billes de verre. Demain, demain… est-ce qu’on me trouvera jolie ? Fanchette ronronne doucement, son Limaçon rayé entre ses pattes. Ce ronron égal de ma chère belle, combien de fois m’a-t-il calmée et endormie…

J’ai rêvé cette nuit. Et la molle Mélie, entrant à huit heures pour ouvrir mes volets, me trouve assise en boule, mes genoux dans mes bras, et mes cheveux jusqu’au nez, absorbée et taciturne.

– Bonjour, ma France adorée.

–… jour.

– T’es pas malade ?

– Non.

– T’as des misères et des chagrins ?

– Non. J’ai rêvé.

– Ah, c’est plus sérieux. Mais si t’as pas rêvé enfant, ni famille royale (sic), y a pas de mal. Si au moins t’avais rêvé fumier d’homme !

Ces prédictions, qu’elle me réédite gravement depuis que je peux la comprendre, ne me font plus rire. Ce que j’ai rêvé, je ne le dirai à personne, pas à ce cahier non plus. Ça me gênerait trop de le voir écrit…

J’ai demandé qu’on dinât à six heures, et M. Maria s’en va une heure plus tôt, effacé, broussailleux, abattu. Je ne l’évite pas du tout depuis l’événement ; il ne me gêne en aucune façon. Je me montre même plus prévenante, diseuse de banalités et de lieux communs :

– Quel beau temps, monsieur Maria !

– Vous trouvez, Mademoiselle ? Il fait pesant, l’ouest est noir…

– Ah ! je n’avais pas vu. C’est drôle, depuis ce matin, je m’imagine qu’il fait beau.

À dîner, où, après avoir tripoté sans faim ma viande, je m’attarde sur le soufflé aux confitures, je questionne papa.

– Papa, est-ce que j’ai une dot ?

– Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

– Tiens, tu es admirable ! On m’a demandée en mariage hier, ça peut recommencer demain. Il n’y a que le premier refus qui coûte. Tu sais, les demandes, c’est l’histoire des fourmis et du pot de confitures : quand il en vient une, il en vient trois mille.

– Trois mille, bougre ! Heureusement nos relations sont peu étendues. Bien sûr, pot de confitures, vous avez une dot ! Quand tu as fait ta première communion, j’ai mis chez Meunier, le notaire de Montigny, les cent cinquante mille francs que t’a laissés ta mère, une femme bien désagréable. Ils sont mieux chez lui qu’ici, tu comprends, avec moi, on ne sait jamais ce qui peut arriver…

Il a comme ça de ces mots attendrissants pour lesquels on l’embrasserait ; et je l’embrasse. Puis je retourne à ma chambre, énervée déjà parce qu’il se fait tard, l’oreille longue et le cœur court, guettant la sonnette.

Sept heures et demie. Il ne se dépêche vraiment pas ! Nous manquerons le premier acte. S’il allait ne pas venir ! Huit heures moins le quart. C’est révoltant ! Il aurait bien pu m’envoyer un petit bleu, ou même Marcel, cet oncle fugace…

Mais un trrr impérieux me met debout, et je me vois, dans la glace, une singulière figure blanche qui me gêne tant que je me détourne. Depuis quelque temps, mes yeux ont toujours l’air de savoir quelque chose que je ne sais pas, moi.

La voix que j’entends dans l’antichambre me fait sourire nerveusement ; une seule voix, celle de mon cousin l’Oncle – de mon cousin Renaud, je veux dire. Mélie l’introduit sans frapper. Elle le suit d’un regard flatteur de chienne obéissante. Il est pâle lui aussi, visiblement énervé et les yeux brillants. Aux lumières, sa moustache argentée… Si j’osais, je tâterais comme c’est doux…

– Vous êtes toute seule, ma mie Claudine ? Pourquoi ne dites-vous rien ? Hé ? Mademoiselle est sortie ?

Mademoiselle pense qu’il vient peut-être de chez une de « ses » femmes, et sourit sans gaieté.

– Non. Mademoiselle va sortir ; avec vous, je l’espère. Venez dire adieu à papa.

Papa est charmant pour mon cousin l’Oncle, qui ne plaît pas qu’aux femmes.

– Prenez bien soin de la petite ; elle est délicate. Avez-vous la clef pour rentrer ?

– Oui, j’ai la mienne pour rentrer chez moi.

– Demandez la nôtre à Mélie. Moi j’en ai déjà perdu quatre, j’ai renoncé. Où donc est le petit ?

– Marcel ? Il ne… il viendra nous retrouver au théâtre, je crois.

Nous descendons sans rien dire ; j’ai un plaisir de gosse à trouver en bas une voiture de cercle. Un coupé de chez Binder, magnifiquement attelé, ne pourrait pas m’enchanter davantage.

– Vous êtes bien ? Voulez-vous que je lève une des deux glaces, à cause du courant d’air ? Non, la moitié des deux seulement, on a si chaud.

Je ne sais pas si on a chaud, mais, bon Dieu, que mon estomac est petit ! Un frisson nerveux me fait trembler les nacottes ; j’ai de la peine à dire enfin :

– Alors, Marcel nous retrouve là-bas ?

Pas de réponse. Renaud – ça fait joli, Renaud tout court – regarde devant lui, le sourcil bas. Brusquement, il se retourne vers moi et me prend les poignets ; cet homme grisonnant a des mouvements si jeunes !

– Écoutez, j’ai menti tout à l’heure, ça n’est pas bien propre : Marcel ne vient pas. J’ai dit le contraire à votre père, et ça me taquine.

– Comment ? Il ne vient pas ? Pourquoi ?

– Ça vous fait de la peine, n’est-ce pas ? C’est ma faute. La sienne aussi. Je ne sais pas comment vous expliquer… Ça vous semblera si peu de chose. Il vient me trouver rue de Bassano, chez moi, charmant, une petite figure moins raide et moins fermée que de coutume. Mais une cravate ! Un crêpe de Chine roulé autour du cou, drapé comme un haut de corsage, avec des épingles de perle un peu partout, enfin… impossible. Je lui dis : « Mon petit garçon, tu… tu serais bien aimable de changer de cravate, je te prêterai une des miennes. » Il se cabre, devient sec, insolent, nous… enfin nous échangeons des répliques un peu compliquées pour vous, Claudine ; il déclare : « J’irai avec ma cravate ou je n’irai pas. » Je lui ai jeté la porte sur le dos, et voilà. Vous m’en voulez beaucoup ?

– Mais, dis-je sans lui répondre, vous la lui avez vue déjà, cette cravate ; il la portait l’autre jour quand nous vous avons rencontré avec Maugis sur le boulevard, près du Vaudeville.

L’air très surpris, les sourcils levés.

– Non ? Vous êtes sûre ?

– Tout à fait sûre ; c’est une cravate qu’on ne saurait oublier. Comment ne l’avez-vous pas remarquée ?

Retombé en arrière contre les coussins, il hoche la tête en disant entre haut et bas :

– Je ne sais pas. J’ai vu que vous aviez les yeux battus, l’air farouche d’un chevreuil offensé, une chemisette bleue, une boucle de cheveux, légère, qui vous chatouillait toujours le sourcil droit…

Je ne réponds rien. J’étouffe un peu. Lui, sa phrase interrompue, incline son chapeau sur les yeux, d’un geste sec d’homme qui vient de dire une bêtise et s’en aperçoit trop tard.

– Ce n’est pas drôle, évidemment, moi tout seul. Je puis encore vous ramener, si vous voulez, ma petite amie.

À qui en veut ce ton agressif ? Je ne fais que rire doucement, je pose ma main gantée sur son bras, et je l’y laisse.

– Non, ne me ramenez pas. Je suis très contente. Vous ne cordez pas ensemble, vous et Marcel, je vous préfère alternatifs plutôt que simultanés. Mais pourquoi ne pas avoir dit ça devant papa ?

Il prend ma main et la passe sous son bras.

– C’est simple. J’avais du chagrin, j’étais exaspéré, j’ai eu peur que votre père ne me privât de vous, chère, petite compensation… Je ne vous avais peut-être pas méritée, mais je vous avais bien gagnée…

– Pas la peine d’avoir peur. Papa m’aurait laissée partir avec vous, il fait tout ce que je veux…

– Oh ! je sais bien, dit-il avec un peu d’irritation en tirant sa moustache en vermeil dédoré. Promettez-moi au moins de ne vouloir que des choses aussi raisonnables.

– On ne sait pas, on ne sait pas ! Ce que je voudrais… Écoutez, accordez-moi ce que je vais vous demander…

– Quel bananier faut-il dépouiller ? Quelle queue d’artichaut fabuleux devrai-je, amère, décortiquer ? Un mot, un geste, un seul… et les pralines de chocolat à la crème vont emplir votre giron… Ces coupés de cercle, mesquins, rétrécissent la noblesse de mes gestes, Claudine, mais celle de mes sentiments n’en craint pas !

Tous ces gens de lettres, ils parlent un peu à la blague, de la même façon, mais lui, combien plus chic que Maugis et sans cet horrible accent de faubourg parisien…

– Des pralines de chocolat, ça ne se refuse jamais. Mais… voilà, je ne veux plus vous appeler « mon Oncle ».

Il incline, dans les lumières, tôt dépassées, d’un magasin, une tête faussement résignée.

– Ça y est. Elle va m’appeler « Grand-Père ». La minute redoutée a sonné…

– Non, ne riez pas. J’ai réfléchi que vous étiez mon cousin et que, si vous vouliez, je pourrais vous appeler… Renaud. Ce n’est pas monstrueux, il me semble.

Nous suivons une avenue peu éclairée ; il se penche pour me voir ; je fais de loyaux efforts pour ne pas papilloter ; il répond enfin :

– C’est tout ? Mais commencez vite, je vous en prie. Vous me rajeunissez, pas autant que je le voudrais, mais déjà de cinq ans au moins. Regardez mes tempes ; ne viennent-elles pas de reblondir soudainement ?

Je me penche pour constater, mais je me retire presque aussitôt. À le regarder de si près, mon estomac rapetisse encore…

Nous ne disons plus rien. De temps en temps, dans les lumières, j’« arrœille » furtivement son profil court et ses yeux, grands ouverts, attentifs.

– Où demeurez-vous… Renaud ?

– Je vous l’ai dit, rue de Bassano.

– C’est joli, chez vous ?

– C’est joli… pour moi.

– Est-ce que je pourrais voir ?

– Dieu, non !

– Pourquoi ?

– Mais, parce que… c’est trop… gravure dix-huitième siècle pour vous.

– Bah ! qu’est-ce que ça fait ?

– Laissez-moi croire que « ça fait » encore quelque chose… Nous arrivons, Claudine.

Dommage.

Avant Blanchette, je me régale consciencieusement de Poil de Carotte. La grâce garçonnière, le geste contenu de Suzanne Després m’enchantent : ses yeux sont verts, comme ceux de Luce, sous la courte perruque rouge. Et la coupante netteté de ce Jules Renard me ravit.

Comme j’écoute, menton tendu, toute immobile, je sens tout à coup que Renaud me regarde. Je me retourne prestement : il a les yeux sur la scène et la contenance fort innocente. Ça ne prouve rien.

Pendant l’entracte, Renaud me promène et me demande :

– Êtes-vous un peu plus calme, maintenant, petite nerveuse ?

– Je n’étais pas nerveuse, dis-je, hérissée.

– Et cette petite patte fine et raidie, dont je sentais, en voiture, le froid sur mon bras ? Pas nerveuse ? Non, c’est moi !

– C’est vous… aussi.

J’ai parlé tout bas, mais le mouvement léger de son bras m’assure qu’il a bien entendu.

Pendant que se joue Blanchette, je songe aux doléances – si lointaines déjà – de la petite Aimée de Mademoiselle. Dans le temps où nous commencions à nous aimer, elle me confiait – plus crûment que ne fait cette Blanchette-ci – en quelle aversion épouvantée elle prenait, petite institutrice déjà habituée au relatif bien-être de l’École, la demeure paternelle et toute la maisonnée pauvre, criarde et mal tenue. Elle me contait sans fin ses effrois de chatte frileuse, sur le seuil de la petite classe empestée, dans le courant d’air, où mademoiselle Sergent passait derrière nous jalouse et silencieuse…

Mon voisin, qui semble écouter mes pensées, m’interroge tout bas :

– C’est comme ça, à Montigny ?

– C’est comme ça, et bien pis encore !

Il n’insiste pas. Coude à coude, nous nous taisons ; je me détends peu à peu contre cette bonne épaule rassurante. Une minute, je lève la tête vers lui, il baisse ses yeux fins sur les miens, et je lui souris de tout mon cœur. Cet homme-là, je l’ai vu cinq fois, je le connais depuis toujours.

Au dernier acte, je m’accoude la première et je laisse une petite place sur le bras de velours du fauteuil. Son coude comprend très bien, et vient trouver le mien. Mon estomac n’est plus du tout serré.

À minuit moins le quart, nous sortons. Le ciel est noir, le vent presque frais.

– S’il vous plaît, Renaud, je ne voudrais pas monter en voiture tout de suite, j’aimerais mieux marcher sur les boulevards, est-ce que vous avez le temps ?

– Toute la vie si vous voulez, répond-il en souriant.

Il me tient sous le bras, solidement, et nous marchons du même pas, parce que j’ai les jambes longues. Sous des globes électriques, je nous ai vus passer ; Claudine lève aux étoiles une extraordinaire frimousse exaltée et des yeux presque noirs ; le vent balaie les moustaches longues de Renaud.

– Parlez-moi de Montigny, Claudine, et de vous.

Mais j’ai fait signe que non. On est bien comme ça. On n’a pas besoin de parler. On marche vite : j’ai les pattes de Fanchette, ce soir ; le sol fait tremplin sous mes pas.

Des lumières, des lumières vives, des vitraux coloriés, des buveurs attablés à une terrasse…

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est la brasserie Logre.

– Oh ! que j’ai soif !

– Je ne demande pas mieux. Mais pas dans cette brasserie…

– Si, ici ! Ça brille, ça « rabate », c’est amusant.

– Mais c’est gendelettreux, cocotteux, bruyant…

– Tant mieux ! Je veux boire ici.

Il tire un instant sa moustache, puis ayant esquissé le geste : « Pourquoi pas, après tout ? » il me guide jusqu’à la grande salle. Pas tant de monde qu’il prétendait ; malgré la saison, on respire à peu près. Les piliers de faïence verte éveillent en moi des idées de bain et de cruches fraîches.

– Soif ! Soif !

– Là, là, c’est bien, on vous fera boire ! Quelle enfant redoutable ! Il ne ferait pas bon vous refuser un mari, à vous…

– Je le crois, dis-je sans rire.

Nous sommes assis à une petite table contre un pilier. À ma droite, sous un panneau tumultueusement peinturluré de bacchantes nues, une glace m’assure que je n’ai pas d’encre sur la joue, que mon chapeau se tient droit et que mes yeux palpitent au-dessus d’une bouche rouge de soif, peut-être d’un peu de fièvre. Renaud, en face de moi, a les mains agitées et les tempes moites.

Un petit gémissement de convoitise m’échappe, suscité par le parfum en traînée d’un plat d’écrevisses qui passe.

– Des écrevisses aussi ? Voilà, voilà ! Combien ?

– Combien ? Je n’ai jamais su combien j’en peux manger. Douze d’abord, on verra après.

– Et boire, quoi ? De la bière ?

Je fais la lippe.

– Du vin ? Non. Du champagne ? De l’asti, moscato spumante ?

Je rougis de gourmandise.

– Oh ! oui !

J’attends, impatiente, et je regarde entrer plusieurs belles femmes en manteaux de soir légers et pailletés. C’est joli : des chapeaux fous, des cheveux trop dorés, des bagues… Mon grand ami, à qui je montre chaque arrivante, témoigne une indifférence qui me choque. « Les siennes » sont peut-être plus belles ? Je deviens soudain sauvage et noire. Il s’étonne et cite de bons auteurs :

– Quoi ? Le vent a tourné ? « Hilda, d’où vient ta peine ? »

Mais je ne réponds rien.

On apporte l’asti. Pour chasser mon souci et éteindre ma soif, j’avale d’un trait un grand verre. L’homme-à-femmes, en face de moi, s’excuse de mourir de faim et de dévorer du rosbif rouge. L’ardeur musquée et traîtresse du vin d’Asti se propage en chaleur naissante à l’ourlet de mes oreilles, en soif renaissante dans ma gorge. Je tends mon verre et je bois plus lentement, les yeux mi-fermés de délices. Mon ami rit :

– Vous buvez comme on tète. Toute la grâce des animaux est en vous, Claudine.

– Fanchette a un enfant, vous savez.

– Non, je ne sais pas. Il fallait me le montrer ! Je parie qu’il est beau comme un astre.

– Plus beau que ça encore… Oh ! ces écrevisses ! Si vous saviez, Renaud – chaque fois je l’appelle Renaud, il lève les yeux sur moi – là-bas, à Montigny, elles sont toutes petites, j’allais les prendre au Gué-Ricard avec mes mains, pieds nus dans l’eau. Celles-ci sont poivrées à miracle.

– Vous ne serez pas malade, vous me le jurez ?

– Pardi ! Je vais vous dire encore quelque chose, mais quelque chose de grave. Vous ne me trouvez pas extraordinaire ce soir ?

Je tends vers lui ma figure que rosit l’asti ; il se penche aussi, me regarde de si près que je distingue les plis fins de ses paupières brunies, et se détourne en répondant :

– Non, pas plus ce soir que les autres jours.

– Engaudre, va ! Mon ami, avant-hier, pas plus tard, à onze heures du matin, on m’a de-man-dée en mariage.

– Sacrr… Quel est l’idiot… ?

Ravie de l’effet, je ris en gammes ascendantes, tout haut, et je m’arrête soudain parce que des soupeurs ont entendu et tourné la tête vers nous. Renaud n’est pas enchanté.

– C’est malin de me faire monter à l’arbre !… Au fond, je n’en ai pas cru un mot, vous savez.

– Je ne peux pourtant pas cracher, mais je vous en donne ma parole d’honneur, on m’a demandée !

– Qui ?

Voilà un « qui » dénué de bienveillance.

– Un jeune homme fort bien, M. Maria, secrétaire de papa.

– Vous l’avez refusé… naturellement ?

– Je l’ai refusé… naturellement.

Il se verse un grand verre de cet asti qu’il n’aime pas du tout et se passe la main dans les cheveux. Pour moi, qui ne bois jamais que de l’eau à la maison, je constate des phénomènes inouïs : un treillis léger et vaporeux monte de la table, nimbe les lustres, recule les objets et les rapproche tout à tour. Au moment où je songe à m’analyser, une voix connue crie du seuil de la salle :

– Kellner ! Que s’avancent par vos soins la choucroute garnie, mère du pyrosis, et ce coco fadasse mais salicylé que votre imprudence dénomme ici bière de Munich. Velours liquide, chevelure débordante et parfumée des Rheintöchter, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils boivent ! « Weia, waga, waga la weia… »

C’est Maugis, lyrique et suant, qui wagnérise, le gilet ouvert, le tube à bords plats sur l’occiput. Il remorque trois amis. Renaud ne retient pas un geste d’extrême contrariété, et se tire la moustache en grognant quelque chose.

Maugis, près de nous, cesse brusquement de se gargariser avec le Rheingold, arrondit ses yeux saillants, hésite, lève la main, et passe sans saluer.

– Là ! rage tout bas Renaud.

– Quoi donc ?

– C’est votre faute, mon petit, c’est la mienne surtout. Vous n’êtes pas à votre place, ici, seule avec moi. Cet imbécile de Maugis… tout le monde aurait fait comme lui. Croyez-vous utile de donner à mal penser de vous, et de moi ?

D’abord refroidie par ses yeux soucieux et mécontents, je me ragaillardis dans le même instant.

– C’est pour ça ? Non, c’est pour ça que vous faites tout ce « raffut », et cet aria de sourcils froncés et de morale ? Mais je vous demande ce que ça peut bien me faire ? Donnez-moi à boire, sivousplaît.

– Vous ne comprenez pas ! Je n’ai pas pour habitude de sortir les petites filles honnêtes, moi. Jolie comme vous êtes, seule avec moi, que voulez-vous qu’on suppose ?

– Et puis après ?

Mon sourire ivre, mes yeux qui chavirent l’éclairent brusquement.

– Claudine ! Ne seriez-vous pas un peu… gaie, par hasard ? Vous buvez sec, ce soir, est-ce que chez vous… ?

– Chez moi, je sable l’eau d’Évian, réponds-je, aimable et rassurante.

– Patratras ! Nous voilà propres, qu’est-ce que je vais dire à votre père ?

– Il fait dodo.

– Claudine, ne buvez plus, donnez-moi ce verre plein, tout de suite !

– Voulez-vous une tape ?

Ayant garé mon verre de ses mains prudentes, je bois, et je m’écoute être heureuse. Cela ne va pas sans quelque trouble. Les lustres se nimbent de plus en plus comme la lune quand il pleuvra. « La lune boit » qu’on disait là-bas. Peut-être que c’est signe de pluie à Paris quand les lustres boivent… C’est toi, Claudine, qui as bu. Trois grands verres d’asti, petite « arnie » ! Comme c’est bon !… Les oreilles font pch, pch… Les deux gros messieurs qui mangent, à deux tables de nous, existent-ils réellement ? Ils se rapprochent, sans bouger ; en étendant la main, je parie que je les touche… Non, les voilà très loin. D’ailleurs, ça manque d’air entre les objets : les lustres collés au plafond, les tables collées au mur, les gros messieurs collés sur le fond clair des manteaux pailletés assis plus loin. Je m’écrie :

– Je comprends ! Tout est en perspective japonaise !

Renaud lève un bras désolé, puis s’essuie le front. Dans la glace de droite, quelle drôle de Claudine, avec ses cheveux en plumes soufflées, ses yeux longs envahis de délice trouble, et sa bouche mouillée ! C’est l’autre Claudine, celle qui est « hors d’état » comme on dit chez nous. Et, en face d’elle, ce monsieur à reflets d’argent qui la regarde, qui la regarde, qui ne regarde qu’elle et ne mange plus. Oh ! je sais bien ! Ce n’est pas l’asti, ce n’est pas le poivre des écrevisses, c’est cette présence-là, c’est ce regard presque noir aux lumières qui ont enivré la petite fille…

Tout à fait dédoublée, je me vois agir, je m’entends parler, avec une voix qui m’arrive d’un peu loin, et la sage Claudine, enchaînée, reculée dans une chambre de verre, écoute jaser la folle Claudine et ne peut rien pour elle. Elle ne peut rien ; elle ne veut rien non plus. La cheminée dont je redoutais l’écroulement, elle est tombée à grand fracas, et la poussière de sa chute fait un halo d’or autour des poires électriques. Assiste, Claudine sage, et ne remue pas ! La Claudine folle suit sa voie, avec l’infaillibilité des fous et des aveugles…

Claudine regarde Renaud ; elle bat des cils, éblouie. Résigné, entraîné, aspiré dans le sillage, il se tait, et la regarde avec plus de chagrin encore, on dirait, que de plaisir. Elle éclate :

– Oh, que je suis bien ! Oh, vous qui ne vouliez pas venir ! Ah ! ah ! quand je veux… N’est-ce pas, on ne s’en ira plus jamais d’ici ! Si vous saviez… Je vous ai obéi, l’autre jour, moi, Claudine – je n’ai jamais obéi qu’exprès, avant vous… mais obéir, malgré soi, pendant qu’on a mal et bon dans les genoux. Oh ! c’est donc ça que Luce aimait tant être battue, vous savez, Luce ? Je l’ai tant battue, sans savoir qu’elle avait raison, elle se roulait la tête sur le bord de la fenêtre, là où le bois est usé parce que, pendant les récréations, on y fend des cornuelles… Vous savez aussi ce que c’est, des cornuelles ? Un jour, j’ai voulu en pêcher moi-même, dans l’étang des Barres, et j’ai pris les fièvres, j’avais douze ans et mes beaux cheveux… Vous m’aimeriez mieux, pas, avec mes cheveux longs ?… J’ai des « fremis » au bout des doigts, toute une « fremilloire ». Sentez-vous ? Un parfum d’absinthe ? Le gros monsieur en a versé dans son champagne. À l’École, on mangeait des sucres d’orge verts à l’absinthe ; c’était très bien porté de les sucer longtemps, en les affûtant en pointe aiguë. La grande Anaïs était si gourmande, et si patiente, elle les appointissait mieux que tout le monde, et les petites venaient lui apporter leurs sucres d’orge. « Fais-le-moi pointu ! » qu’elles disaient. C’est sale, pas ? J’ai rêvé de vous. Voilà ce que je ne voulais pas vous avouer. Un méchant rêve trop bon… Mais maintenant que me voilà ailleurs, je peux bien vous le dire…

– Claudine ! supplie-t-il, tout bas…

La Claudine folle, tendue vers lui, ses deux mains à plat sur la nappe, le contemple. Elle a des yeux éperdus et sans secrets ; une boucle de cheveux, légère, lui chatouille le sourcil droit. Elle parle comme un vase déborde, elle, la silencieuse et la fermée. Elle le voit rougir et pâlir, et respirer vite, et trouve cela tout naturel. Mais pourquoi ne paraît-il pas, autant qu’elle, extasié, délivré ? Elle se pose vaguement cette question floue, et se répond tout haut, avec un soupir :

– Maintenant, il ne pourrait plus m’arriver rien de triste.

Renaud fait signe au maître d’hôtel avec la véhémence d’un homme qui se dit que « ça ne peut pas durer ainsi ».

Claudine divague, les pommettes chaudes, en broutant ses roses thé :

– Comme vous êtes bête.

– Oui ?

– Oui. Vous avez menti. Vous avez empêché Marcel de venir ce soir.

– Non, Claudine.

Ce « non » très doux la saisit et l’éteint un peu. Elle se laisse, petite somnambule, mettre debout et entraîner vers la sortie. Seulement, le parquet mollit comme de l’asphalte encore chaude… Renaud n’a que le temps de l’empoigner par un coude, et il la guide, et il la porte presque dans le fiacre à capote baissée, où il s’assied près d’elle. La voiture file. La tête bourdonnante et presque sans pensées, Claudine s’appuie contre l’épaule secourable. Il s’inquiète :

– Vous avez mal ?

Pas de réponse.

– Non. Mais tenez-moi, parce que je nage. Tout nage, d’ailleurs. Vous aussi, vous nagez, pas ?

Il lui enveloppe la taille de son bras, en soupirant d’anxiété. Elle appuie sa tête contre lui, mais son chapeau la gêne. Elle le retire d’une main incertaine et le pose sur ses genoux, puis elle penche à nouveau sa tête sur la bonne épaule, avec la sécurité de quelqu’un qui atteint enfin le but d’une longue marche. Et la Claudine sage assiste, enregistre, se rapproche par instants… La belle avance ! Elle est presque aussi démente, cette Claudine sage, que l’autre.

Son compagnon, son ami aimé, n’a pu s’empêcher d’étreindre ce petit torse abandonné… Ressaisi, il la secoue doucement :

– Claudine, Claudine, songez que nous approchons… Monterez-vous l’escalier sans encombre ?

– Quel escalier ?

– Celui de la rue Jacob, le vôtre.

– Vous allez me quitter ?

Elle s’est redressée, raidie comme une couleuvre, et, nu-tête, en désordre, l’interroge de tout son visage bouleversé.

– Mais voyons, mon petit… revenez à vous. Nous sommes idiots, ce soir. Tout ceci arrive par ma faute…

– Vous allez me quitter ! crie-t-elle sans souci du cocher au dos attentif. Où voulez-vous que j’aille ? C’est vous que je veux suivre, c’est vous !

Ses yeux rougissent, sa bouche se serre, elle crie presque.

– Oh ! je sais, allez, je sais pourquoi. Vous allez chez vos femmes, celles que vous aimez. Marcel m’a dit que vous en aviez au moins six ! Elles ne vous aiment pas, elles sont vieilles, elles vous quitteront, elles sont laides ! Vous irez coucher avec elles, toutes ! Et vous les embrasserez, vous les embrasserez sur la bouche, même ! Et moi, qui m’embrassera ? Oh ! pourquoi ne voulez-vous pas de moi pour votre fille, au moins ? J’aurais dû être votre fille, être votre amie, être votre femme, tout, tout !…

Elle se jette à son cou et s’y cramponne, en larmes, sanglotant.

– Il n’y a que vous dans le monde, que vous, et vous me laissez !

Renaud l’enveloppe toute, et sa bouche fourrage la nuque bouclée, le cou tiède, les joues salées de pleurs.

– Vous quitter, cher parfum !…

Elle s’est tue soudain, lève sa figure mouillée et le regarde avec une attention extraordinaire. Il est haletant et pâli, jeune sous ses cheveux argentés ; Claudine sent trembler les muscles de ses grands bras autour d’elle. Il se penche sur la bouche chaude de la petite fille qui se cabre et se cambre, pour s’offrir ou pour résister, elle n’en sait rien au juste… Le brusque arrêt de la voiture contre le trottoir les sépare, ivres, graves et tremblants.

– Adieu, Claudine.

– Adieu…

– Je ne monte pas avec vous ; j’allume votre bougeoir. Vous avez la clef ?

– La clef, oui.

– Je ne peux pas venir vous voir demain ; c’est aujourd’hui demain ; je viendrai après-demain, sûrement à quatre heures.

– À quatre heures.

Docile, elle se laisse baiser la main longtemps, respire, pendant qu’il est penché, l’odeur légère de tabac blond qu’il porte avec lui, monte, rêveuse éveillée, les trois étages, et se couche, la folle Claudine, rejointe – il est bien temps – par la sage Claudine dans son lit bateau. Mais la Claudine sage s’efface timidement, admirative et respectueuse, devant l’autre, qui est allée droit où le Destin la poussait, sans se retourner, comme une conquérante ou une condamnée.

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