Ma corsetière

Fantasio, p. 321-322

Personnages : MA CORSETIÈRE, forte dame, asthmatique, qui a l’air de ne jamais avoir porté de corset. MOI, personnage quasi-muet et révolté.

La scène représente un très petit salon. Photographies sur la cheminée, signées. Au mur, une chromolithographie représentant une larve vaguement féminine d’une minceur vermiculaire, avec cette légende : Le Corset PERI 327 permet les positions assises et debout.

MA CORSETIÈRE. – Ah ! bonjour, madame. Je désespérais de vous voir cette saison ! Je me disais : « Est-ce qu’elle m’aura encore fait des traits ? »

– …

– Oui, je sais bien que vous voyagez beaucoup. Les voyages, c’est la mort de la taille. On achète des corsets ici et là, même dans les magasins de nouveautés, et c’est comme ça qu’on se déforme ! Vous arrivez bien mal ; avec les départs d’été de toutes ces dames, je ne sais plus où donner de la tête.

– …

– Oh ! mais vous avez grossi depuis l’an dernier !

– …

– Certainement, vous avez grossi ! Tenez, là… et ici… Comment avez-vous pu vous laisser arriver ça ? Et avec les modes d’à présent, vous n’y songez pas !

– …

– Oh ! je ne suis pas contente après vous, pas contente du tout !… Enfin, déshabillez-vous : je vous ai préparé une toile sur mon nouveau modèle, mon 327…

– …

– Mais oui, mais oui, il vous ira bien… Et puis qu’est-ce que c’est ? Vous ne portez plus que deux jarretelles, à présent !

– …

– Probable que c’est plus commode ! Mais je me demande ce que vous feriez, si vous étiez comme beaucoup de ces dames qui ont le bas-ventre gras ? Un bas-ventre gras, ça ne s’escamote pas comme une pièce de cent sous !

– …

– Oh ! qu’est-ce que vous me dites-là ! Ah ! vous êtes bien la même ! vous allez me faire rougir… C’est comme ces dames qui se font maigrir ; il faut bien, pour la mode, n’est-ce pas ? Elles m’ont écoutée, elles se sont fait maigrir ; seulement, elles ont trop de peau, c’est logique, n’est-ce pas ? Elles ont trop de peau sur le ventre, sur l’estomac surtout, et puis aussi sous les bras, au niveau des seins… C’est un travail, un vrai travail d’artiste pour arranger ça et remettre tout dans l’ordre. Mme X…, vous savez bien, cette belle femme qui a un manteau de zibeline de deux cent vingt-cinq mille ? C’est une nouvelle cliente à moi. Elle est superbe, on ne la reconnaît plus. Une taille ! des hanches ! comme ça, tenez. Elle qui était si forte ! Alors, elle a trop de peau, ça se comprend. Mais, avec mon 327, elle est divine !

– … ?

– Quand elle se déshabille ? Ah ! ma foi, c’est son affaire. Qui n’en est pas là, par le temps qui court ?

– …

– Comment, c’est idiot ? Mais je vous en citerai cinquante, je vous en citerai cent, qui ne sont pas plus idiotes que vous et moi ! Vous arrivez, avec vos idées de l’autre monde, mais vous n’y changerez rien, malgré vos petites ceintures qui vous alourdissent la silhouette et vous rendent excentrique ! J’en ai eu des clientes qui voulaient d’abord réagir contre la mode, comme vous dites : elles y sont venues comme les autres ! Elles ne peuvent pas lutter… Tiens ! vous n’avez pas de varices ?

– …

– C’est curieux. Je n’en ai jamais tant vu que cette année.

– …

– Pensez-vous, que c’est notre faute ? Les varices viennent bien toutes seules. Je ne dis pas ça pour cette pauvre Mme Z… Vous connaissez ? Elle est perdue de varices. Des varices comme des tuyaux d’irrigateur ! Vous ne le répéterez pas ? Mon Dieu ! comme vous avez engraissé !

– …

– Mais non, ce n’est pas une idée ! Vous ne luttez pas, vous acceptez ça tranquillement… Ah ! vous n’êtes pas une femme énergique comme Mme P…, vous !

– … ?

– Ce qu’elle fait ? Elle chasse sa graisse. Elle avait d’abord les hanches un peu fortes : « Madame Adèle, qu’elle me dit, je ne veux plus de mes hanches ! arrangez-vous ! » Alors, moi, je lui allonge ses corsets d’une bonne main, et je les serre en bas, han !… La graisse se déplace petit à petit et descend sur la cuisse. Mais, sur la cuisse, ça faisait bourrelet. J’allonge encore le corset d’une bonne main et je serre, han… Si bien que Mme P… en est arrivée à avoir ses bourrelets tout en bas, là où ça ne se voit guère. Elle est enchantée… C’est comme pour la gorge…

– … ?

– On ne veut plus de gorge. Les robes princesse, les fourreaux plats, tout ça a détrôné la gorge. Ces dames ont fait tout ce qu’elles ont pu : elles l’ont répartie, à gauche, à droite, elles l’ont renvoyée un peu sous les bras. Mais qu’est-ce qu’il y a de si vilain qu’un pli de chair qui marque l’aisselle ? On fait mieux que ça aujourd’hui !

– … ?

– Eh bien ! on attrape le sein, comme ça… N’ayez pas peur ! je vais vous expliquer avec un bout d’étoffe… On attrape le sein, tenez, comme ça, et on le plie, en bas, en le rabattant autant que possible sur les côtés. Par là-dessus, vous mettez un petit soutien-gorge : mon 14 bis, un amour ! Ce n’est pas à proprement parler un soutien-gorge, c’est un petit tissu élastique pour maintenir le sein dans la position. Et, par-dessus le tout, vous mettez mon corset, mon grand 327, la merveille du jour. Et vous voilà avec une silhouette divine, pas plus de hanche, de ventre, ni de postérieur qu’une bouteille à vin du Rhin, et surtout une poitrine d’éphèbe. Avoir une poitrine d’éphèbe, tout est là. Il fallait encore y arriver ! Eh bien, madame, j’ai des concurrentes qui ont inventé bien des petites choses : le tissu maillot, la bande élastique pour rapprocher et comprimer les deux moitiés du postérieur, la tirette d’entre-jambes, mais je peux dire que j’ai été la première à rendre pratique, et vraiment esthétique, l’arrangement du « sein plié » !

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