Une masseuse

Le Matin, 5 février 1914

– Pouh !… Bonjour, madame. Pouh ! que je suis donc fatiguée ! Et ce genou ?

– …

– Vous dites ça, vous dites ça. Voyons voir. C’est vrai que l’enflure s’en va. Mais la place est encore bien noire de sang estravasé ? Pour un mauvais coup, c’est un mauvais. Que je suis donc fatiguée !

– … ?

– Pourquoi donc m’asseoir ? Ah ! oui… Ne faites pas attention, je dis ça toutes les trois paroles, que je suis fatiguée. Je le dis, parce que c’est la vérité : je ne me tiens plus, je succombe. C’est un vrai bonheur.

– … ?

– Songez donc, madame, c’est une tuerie chez moi. Toutes ces dames sont comme des folles. L’une qui veut partir dans le Midi, l’autre qui en revient, l’autre qui n’arrête pas de sortir le soir, et toutes celles qui sont éreintées de danser le tango, – et les pires, surtout, celles qui ne dansent pas, qui ne sortent pas, qui ne voyagent pas, – c’est celles-là qui m’usent le plus mon paillasson… Enfin toutes, je vous dis !… C’est au point que quand j’arrive chez vous, depuis huit jours pour votre foulure, je m’écrie : « Ah ! mon Dieu, voilà une demi-heure de repos, un petit massage assis bien tranquille ! » La jambe plus molle, tout à fait abandonnée, s’il vous plaît.

– … ?

– Ne soyez pas taquine ! De là à dire que vous avez bien fait de vous fouler le genou, il y a un abîme ! Mais enfin je suis bien contente de vous avoir entre deux grands massages. En sortant de chez vous, je vais… au diable vert, dans le fond d’Auteuil…

– … ?

– Vous savez bien que je ne dis jamais chez qui. Chez la dame que je vous ai parlé, qui est si riche et de si mauvaise humeur : vous savez bien ? Elle me reçoit comme un chien si j’ai deux minutes de retard, surtout qu’en ce moment elle est sans première femme de chambre ; une qu’elle avait engagée, une perle, est restée une heure dans la maison… une histoire à se mourir de rire ! La femme de chambre arrive, une fille très bien ; la dame qui avait bien déjeuné s’écrie en la voyant : « Mais elle est très gentille ! une vraie frimousse de soubrette ! Tu vas t’appeler Marton, et je te tutoie ! » Alors la femme de chambre lui repart : « Pour le nom, ça m’est égal ; mais pour le tutoiement, si ça ne fait rien à Madame, je trouve qu’il n’y a vraiment pas assez de temps que nous nous connaissons, Madame et moi. »

– …

– Bien sûr que ce n’est pas mal trouvé. Seulement ça lui a coûté sa place. Faire de l’esprit à cent vingt francs par mois, à ce tarif-là, j’aime autant être une bête. Pouh ! que je suis fatiguée !

– …

– Que je me repose ? Vous ne voudriez pas ! D’abord je n’aime pas ça. Je suis faite pour travailler d’abord, et pour me plaindre ensuite. Si je ne me plains pas, je ne suis pas heureuse. Tenez, des journées comme celle de demain : à cinq heures du matin, ma dame grecque…

– … ?

– Je dis bien : cinq heures du matin. Ah ! si vous cherchez une sinécure, je ne vous conseille pas de vous mettre domestique chez elle. Elle n’a pas de sommeil, et ça l’agace que les autres dorment. À cinq heures du matin, elle est pendue à toutes les sonnettes, et en attendant que le personnel descende, elle court, en kimono, cacher des petites boules de papier derrière et dessous tous les meubles, pour voir si on balayera. Jusqu’à moi, qu’elle empêche de dormir ! C’est par pure méchanceté qu’elle veut son massage de corps à cinq heures ; elle me le paye les yeux de la tête, rien que pour le plaisir de me demander quand j’arrive : « Eh bien, ma pauvre Antoinette, il ne devait pas faire chaud ce matin pour venir ? Mon thermomètre marquait six au-dessous, derrière la vitre ! » Alors, moi, je crâne ; je réponds : « Un peu frisquet, madame, un peu frisquet. Ça fouette le sang. Si vous circuliez dans la rue à cette heure-là, vous n’auriez pas les jambes couleur de beurre comme vous les avez ; probable. »

– …

– Tiens, j’ai ma malice aussi. L’hiver dernier, elle a failli me commander pour huit heures le matin, mais elle s’est ravisée. Elle a dû réfléchir que le métro marche à cette heure-là, et les autobus, et que ça me serait trop commode. Elle a la langue bien pendue, allez. Elle sait le français aussi bien qu’un cocher de fiacre. Le rouge me montait à la figure, des injures qu’elle me disait des fois. Une fois j’ai pris mon courage et je lui ai dit : « Madame, demain ça sera cinquante francs au lieu de quarante. – Et pourquoi donc ? – me fait-elle. Deux louis pour le massage, et dix francs pour les gros mots. »

– …

– Ce que vous êtes sage quand on vous amuse ! Vous ne bougez pas plus que mon gros père, comme je l’appelle, mon colonel en retraite, quand je lui masse ses pauvres poignets. C’est lui qui vient après ma dame grecque. Et puis tout le reste de la journée ça se poursuit d’heure en heure, jusqu’à huit heures le soir. Et notez bien que si une de mes clientes se décommande, je sens la terre manquer sous mes pas, je me vois ruinée et perdue, croyez-vous ? Le soir, je finis par ma dame anglaise, et quand j’arrive chez elle, je la masse autant dire en songe, tant je suis finie d’éreintement. Ah ! c’est là qu’on m’entend gémir que je suis fatiguée ! Une jolie dame blonde, ma dame anglaise, et bien construite et tout. Mais elle a aussi son grain.

– … ?

– Elle est d’une religion spéciale, et elle voulait que je m’en mette aussi… « Antoinette, disait-elle, il faut que vous soyez christian-scientist. – Ça a l’air bien difficile, rien que d’entendre le nom, je lui réponds. – Au contraire, dit ma dame, c’est une religion qui assure à tous ses adoptes… adeptes… le bonheur parfait. Tenez, vous qui êtes toujours fatiguée, répétez fortement : Je ne suis pas fatiguée, et en appliquant fermement votre pensée à vous en convaincre, vous pourrez supprimer complètement l’impression de fatigue. De même, quand vous êtes triste, vous n’avez qu’à vous répéter fortement… – Bien Madame ! bien, Madame, je lui interromps, j’ai compris, je vais essayer. » Pourquoi est-ce que j’irais contrarier une bonne cliente ?… Hier soir j’arrive chez ma dame anglaise, et je la trouve toute chose. « Oh ! Antoinette, me dit-elle, ma barrette, ma belle barrette à deux gros brillants et une perle grise, que j’ai perdue ! Vous ne pouvez pas savoir ce que je suis ennuyée. – Eh bien, Madame, que je fais, c’est le cas ou jamais de vous répéter fortement : « Je n’ai pas perdu ma barrette, je n’ai pas perdu ma barrette, je n’ai pas perdu ma barrette !… »

– … ?

– Elle m’a rien dit, mais elle m’a fait un mauvais œil. Pouh !… Nous avons fini, tout en bavardant. Ça vous fourmille, n’est-ce pas ? c’est ce qu’il faut ! Et maintenant je me sauve… Mon sac ? qu’est-ce que j’ai fait de mon sac ? Hélas ! mon Dieu, mon sac, ma crème iodée qui est dedans ! Une cliente qui attend ma crème iodée comme le Messie !… Mon sac, ma crème iodée, mes clefs, ma bourse, ma… Ah ! le voilà. Pouh ! Ça va mieux.

– …

– Non, pas votre genou, – moi ! Bonsoir, Madame, je me sauve vite…

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