Un coiffeur

Le Matin, 29 janvier 1914

– Ici, madame, dans le petit salon du fond, nous ne serons pas dérangés. Le shampooing ?

– …

– Naturellement, je connais le refrain : on n’a pas le temps, rien qu’un antiseptique ! Et puis après, on se plaint d’avoir le cheveu sec et fourchu. Je parie que vous allez à la générale du Gymnase ? J’en étais sûr ! Avez-vous aimé celle de l’Ambigu ?

– …

– Ça n’a pas donné ce que j’attendais. Rien de bien neuf, rien d’audacieux, rien de « trouvé ». Pas une entrée qui arrache le cri.

– … ?

– Le cri, quoi, le cri : « Enfin, en voilà une ! »

– … ?

– Mais une coiffure, naturellement ! Là comme partout, c’était une salade, une salade de tentatives ; oui, voilà l’expression que je cherchais ! Vous y voyiez la mal peignée, le pain de sucre, l’accroche-cœur, l’éternel turban, le sac à mouches en tulle qui enveloppe la tête… Attention aux vapeurs d’essence, pour les yeux… La prochaine fois, je vous fais un beau shampooing aux œufs crus.

– … ?

– Si c’est bon ? C’est excellent… pour les marchands d’œufs. Ah ! Ah !

– … !

– Pardon, c’est le peigne qui s’est accroché. Vous avez des pellicules.

– … !

– Non, je me suis trompé. Ne faites pas attention ; c’est que nous arrivons au moment où je dis toujours cette phrase-là… aux clientes ordinaires. Mais moi, je suis si peu commerçant ! Vous voyez, je n’insiste pas. Nous sommes de vieilles connaissances.

– …

– Pas du tout, le plaisir est pour moi. Je suis d’ailleurs sans malice aucune, et je laisse à certain confrère le coup de la chute de cheveux par suite de couches.

– … ?

– Vous ne le connaissez pas ? Il est simple. Une cliente – je veux dire : une dame – perd ses cheveux sur les tempes et au bord du front après avoir eu un bébé, c’est infaillible, mais ça repousse six mois après. Que fait mon collègue ? Il dit : « Vous perdez vos cheveux ici, là et encore ici… – Ah ! mon Dieu, que dit la dame. – Rassurez-vous, intervient le coiffeur, nous avons une eau qui… une eau que… » Enfin bref, trois mois après, la dame voit repousser ses cheveux et chante dur comme fer les louanges de l’eau qui… de l’eau que… Je vous ondule ?

– … ?

– C’est l’affaire d’un quart d’heure. Vous me le demandez chaque fois, sans reproche. Et chaque fois je vous réponds : « C’est l’affaire d’un quart d’heure », comme ça se doit pour toute opération qui dure vingt-cinq minutes. Quelle robe mettez-vous, ce soir ?

– …

– Oui, oui, je la connais, lamée or sur fond bleu de nuit. On vous l’a déjà pas mal vue.

– … !

– Assurément non, je n’ai pas l’intention de vous en offrir une autre. Car si mes moyens me permettaient de telles fantaisies, ma clientèle, du moins, ne me le permettrait pas. Ah ! ah !… Mais on peut la rajeunir votre robe bleue.

– … ?

– Par une jolie perruque de la même nuance.

– … !

– Bondissez si ça vous amuse, mais pas trop haut parce que je tiens les mèches de la nuque. Une jolie perruque bleue, je dis. Avec deux rangs de petits strass et une fusée de paradis bleus… C’est bon, c’est bon, vous y viendrez !

– … !

– Peut-être pas vous personnellement, mais votre meilleure amie, vos connaissances de thé, votre belle-sœur, votre cousine, enfin celles à qui vous dites en parlant des cheveux de couleur : « Quelle horreur ! Si jamais je vous vois avec des cheveux morts vert pomme sur la tête, je me brouille avec vous ! » Eh bien, elles en porteront, elles en portent déjà, et vous ne vous brouillez pas avec elles. Alors moi, moi votre coiffeur, je rigole dans mon petit coin.

– …

– Non, ce n’est pas pour ça. C’est parce que je me dis que moi, coiffeur, moi simple merlan, j’ai tout de même plus d’influence sur vos amies intimes que vous n’en avez vous-même. Ça me fait tordre. J’ai fini tout de suite.

– … !

– Si, je maintiens que c’est joli. Tenez, une perruque d’un beau violet, ou bleu de nuit comme je vous propose, c’est ravissant au teint. Ça favorise, ça donne des modelés.

– … ?

– Si je sais ce que c’est qu’un modelé ? Mais naturellement que je le sais. Un modelé, c’est… heu… là, comme ça… quelque chose de flou… enfin je m’entends !

– … ?

– La perruque blanche, on y est un peu moins. Ça a surtout séduit les jeunes femmes très jeunes, et les vieilles dames qui se teignaient.

– … ?

– Parce que les vieilles dames qui se teignaient se sont dit : « Le jour où j’aurai envie de ne plus me teindre, j’aurai les cheveux tout blancs, comme une jeune femme ! »

– … ?

– Non, elles ont continué à se teindre. L’idée leur suffisait. Nous avons fini, un peu de brillantine ?

– … ?

– Ça donne du lustre. Ça donne un lustre extraordinaire… aux coiffes des chapeaux. Ah ! ah ! Jetez un petit coup d’œil dans l’atelier avant de partir, j’ai un petit choix de perruques de couleur comme vous n’en avez jamais vues… Hein, qu’est-ce que vous en dites ?

– … !

– Non, vous ne les verrez pas à Paris. Savez-vous où ça va ? En Allemagne. Berlin m’en a commandé trente à la fois. Made in France ! Pariser kunst ! Alors, je te leur en ai mis du vert chou, et du jaune casserole, et du rose tendre, et celle-là, tenez, mauve Parme, et du bleu de Prusse, comme de juste… Et je te leur fais payer ça des six, sept, huit cents balles pièce, aïe donc ! On est patriote à sa manière : c’est toujours autant d’argent qui rentre.

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