À Gand, le marchand de cercueils

Le Matin, 27 novembre 1913

Nous avons dit au chauffeur du taxi-auto : « Promenez-nous pendant une heure. »

Mais la nuit tombe déjà sur Gand et nous ne voyons plus, noirs sur un ciel vert et froid, que la silhouette, sans la couleur, des églises anciennes, des clochers, le zigzag régulier des pignons en escaliers ; nous tournons autour d’une paire de tours poivrières, couplées, qu’à leurs proportions étranges, à leur hennin d’ardoises démesuré, on croirait presque orientales…

Nous tournons, tout petits, sous le flanc géant du château, mont géométrique aux cimes duquel brille encore un peu de tuile neuve et le rapiéçage blanc d’une réfection récente ; nous longeons une eau lourde, où nage mollement un serpent de feu rouge… Et la nuit se ferme. Plus rien, il n’y a plus rien, pour nous, que la rue déserte, les façades noires, les vitrines claires, – celle-ci, où les cigares et les cigarettes sont peut-être en chocolat, et le tabac châtain, moulu, en cassonade fine ?…

Plus rien pour nous, étrangers, que des magasins sans client, – chaussures, charcuterie enrubannée, et cette autre boutique-là, flambante derrière ses glaces bien essuyées, la plus belle boutique, qui contient de quoi nous contenter tous. Car on y trouve le chêne massif, clair ou foncé ; le vernis moderne, les essences rares, incrustées de cuivre et d’argent… Des meubles ? oui, si l’on veut. La porte est ouverte et laisse venir à nous la vivifiante odeur du bois neuf, de l’encaustique, du copeau frais ; nous pouvons choisir, pendant la demi-heure qui nous reste avant le départ du train, le plus solide, le plus élégant, le plus beau… cercueil.

Ils sont là, ouverts, illuminés, confortables. La large place des épaules y est bien marquée, puis la boîte se resserre pour les longues jambes prisonnières… On prépare, on étale ici les parures de la mort avec un faste espagnol, on ouvre tout grand à la rue le dernier lit rigide des hommes, et comme il rirait de notre petit frisson romantique, le calme vendeur de bières ! Dans le jour, les enfants jouent contre la boutique et j’invente leur probable dialogue, pendant qu’ils écrasent leurs nez roses contre la vitre : « Moi, je veux celui-là ! » – « Moi, c’est le beau jaune verni, avec des poignées comme une commode, c’est celui-là que j’aurai quand je serai grand ! »

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