Les petites boutiques

Le Matin, 25 décembre 1913

Rien de bien nouveau au boulevard, dans les petites boutiques. La pâte à chaussures règne, le bouton de faux-col en nacre est à son poste, de même que l’indéfectible nougat et la carte de visite « à la minute ». Un « bonbon américain » vaut qu’on s’arrête le temps d’emplir, puis de vider, à grosses bouchées légères, un cornet de maïs éclaté, roulé dans du miel chaud ; – précieux, innocent bonbon, qu’on fabrique sans manipulation ! Le poisson rouge tourne, depuis deux hivers, dans son bocal rond irisé, qui n’existe pas, bulle de verre créée par la giration d’un déchet de fer-blanc…

On achète tout de même, on badaude, mais il fait très froid. Les chaussures, le bas des jupes blanchissent de poussière sèche comme en plein été. Les femmes, les fillettes, montrent contre le froid une bravoure enragée ; il n’y a guère de pauvre diable mal vêtu qui ne soit, cet hiver, plus couvert qu’une femme élégante : robe courte, point de jupon, bas de mousseline et souliers décolletés, trois doigts de fourrure au cou, elles trottent ainsi par cinq degrés sous zéro et ne meurent pas. Tant mieux.

Il y a, près de l’Opéra, autour d’une baraque, un groupe attentif où personne ne grelotte ni ne bat la semelle. Ce sont les joueurs de la roulette à un sou. On n’y gagne que des bonbons, des oranges, – l’attrait du lot est nul ; c’est le jeu qui compte, le jeu dans toute sa beauté. Les gens qui jouent là n’ont pas envie de gagner, ils ont envie de ne pas perdre. Un premier sou, – un autre, encore un autre… Les deux soldats aux mains noires de froid, le gosse pâle, l’homme à moustache grise, les trottins bras dessus bras dessous, tous ceux qui se sont arrêtés là deviennent soudain muets, patients, insensibles au gel. Ils suivent la ronde des secteurs colorés, le sautillement de la baleine souple, contre la barrière nickelée. Plusieurs ont une expression lointaine, obtuse et douce, de dormeurs qui ont gardé les yeux ouverts…

Pendant le quart d’heure que nous avons passé là, le forain-croupier encaissait très régulièrement six sous par minute.

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