Le Cimetière Montmartre

6 novembre 1913

C’est un lieu sans mystère, non sans surprises. La foule, les fleurs, les enfants las qu’on traîne, – il y règne une animation dominicale peu recueillie. Tous ces gens-là ont l’air d’être venus ici d’un cœur froid, comme moi-même, qui n’y « connais » personne. Nulle majesté funèbre ne tombe du pont Caulaincourt, qui trépide au passage des camions et des autobus. C’est seulement un jardin un peu étrange, une cité naine, maisonnettes, chapelles-cabines et mausolées-cabanes, tout cela de pierre massive, de fer, de marbre, moulés, taillés selon un mauvais goût serein, une vanité enfantine qui ne désarment pas, mais qui inspirent le haussement d’épaules, le rire indigné et font de cette promenade rituelle une récréation inconvenante.

Qu’évoquerait-on devant ce bastion en chocolat verni, paré de moulures, percé d’œils-de-bœuf, sinon le portique de Magic-City ? Et ces cerceaux de faïence jaune, enfilés aux barreaux des grilles, accotés aux cubes de granit ! Il y en a, de ces cercles de céramique, sur presque toutes les tombes ; les vivants les jettent aux morts, comme les couronnes d’un pain dur et doré, que les bouches sans dents et sans lèvres n’entameront plus : « Tiens, en voilà encore une ! et attrape celle-là ! Et l’an prochain tu en auras encore une autre !… » On ne peut pas leur donner à tous de vraies fleurs, il en faudrait trop. Dans ce seul cimetière, il y a tant, tant et tant de morts ! Ils empiètent sur les trottoirs, ils se bousculent, ils arrêtent les vivants tout à coup serrés au ventre entre deux grilles qui se touchent presque… Mais le vivant, homme ou femme, n’en a cure : il se dégage avec le petit saut agacé, le retroussis de manteau qu’il aurait dans un grand magasin un jour de cohue…

Oui, tant de morts… Sous ce pont, contre la rue, contre nous, parmi nous ; morts si proches, si peu habillés de bois, de plomb et de terre… Le bois s’effrite, le plomb se troue, la terre respire… Je ne frissonne pas, mais je suspecte cette grasse terre qui colle à mes semelles, je suspecte l’odeur du vent ; je me révolte à l’idée du charnier toléré, admis au milieu de la ville, étalé entre un hôtel neuf et un cinématographe… Pourquoi le charnier lorsque nous avons à nos ordres, obéissant, joyeux, prêt à s’élancer, à détruire, à purifier, à disperser le reste affreux de nous-mêmes, nous avons le Feu…

Mais que deviendrait, alors, le « culte des morts » tel que l’entend cette brave dame, debout dans son petit enclos et piétinant d’un talon autoritaire une, deux, trois, quatre dalles couchées, gravées de noms et de dates ? Elle passe bonnement sa « bête » en fourrure au col d’une urne, et elle gratte la mousse, balaie, pince un surgeon tardif de rosiers, marmonne tout bas et claque de la langue : « Tt… Tt… ah ! ces domestiques… » Puis elle reprend sa « bête », ses gants, assure l’équilibre de son chapeau en se mirant dans le médaillon bombé d’une couronne de perles et s’en va, après un regard de scandale vers le lierre, l’épine et la ronce rougie qui étreignent, amoureux et libres, une verte tombe abandonnée…

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