Impressions de foule

30 mai 1912

La lumière, d’un blanc vert, tombe d’une source unique, centrale, suspendue à la coupole du cirque. Elle s’abat, terrible, sur le ring et sur la salle ronde ; elle repousse et dévore les ombres si sauvagement qu’en la subissant on ne songe pas à un secours, mais à une catastrophe. Il me faut quelques minutes pour habituer mes yeux faibles à ce resplendissement désolé, et plus longtemps pour que s’éteigne, autour des têtes, au long des balcons et des cordes du ring, le halo que crée l’excès de lumière et qui vibre, magiquement violet.

Le cirque est plein du murmure marin qui monte des foules massives, et celle-ci compte autant de têtes qu’une ville entière. Ce murmure des foules calmes, qui s’enfle et s’apaise, et ne se tait jamais, je l’écoute avec soin, de la loge haut juchée que je partage avec quelques « tourneurs » de cinématographes ; je l’écoute en me penchant, comme si je voulais découvrir ses sources mouvantes, insaisissables. Au-dessus de moi, la foule a envahi les galeries, elle semble s’accrocher aux murs et épouser paradoxalement la courbe de la coupole, comme l’essaim se colle sous le calot de paille de la ruche…

Les visages, que je commence à détailler, pâtissent de l’intense et verte lumière. Sous ce flamboiement d’astre triste, le teint des hommes tourne au brun de bile ou s’éclaire d’une pâleur épouvantée. Les femmes, maquillées, se colorent de mauve fuchsia ; un cou, soigneusement enduit de blanc liquide, brille comme un fût de marbre bleuâtre… Une robe rouge, dans une loge, une autre violet cru, une autre, émeraude, requièrent l’œil parmi le noir des fracs, et l’obsèdent.

Tout là-bas, tout en bas, au centre d’un carré blafard, fermé de cordes tendues, deux petits hommes nus subissent les dures fantaisies de l’illumination morne. L’un paraît tout jaune, plus foncé que ses cheveux blonds. L’autre, de la nuque aux chevilles, est d’un rose vivant et bistré.

Pour mes médiocres yeux, c’est un amusement que de les voir si mal, simplifiés, légers, l’air de jouer, avec leurs gros gants, en chats qui roulent des pelotes… Mais, ensuite, j’isole, dans le médaillon rond de la lorgnette, un groupe athlétique et si proche maintenant que je distingue le grain des joues rasées, les raies fines qui divisent les cheveux lisses, et l’étoile de sang frais qui décore l’un des champions – le blond, le plus jeune – au front, entre les yeux, juste à la place où la Belle Ferronnière attachait une pierre précieuse. Ce joyau rouge ne dépare pas la jeune figure du boxeur, encore intacte, car le match vient de commencer ; la bouche fraîche et fermée, qui discipline son souffle, ne porte point de meurtrissure, non plus que la face prudente, courte, un peu doguine, du champion américain.

Je ne m’applique pas à compter les coups qu’ils échangent. Cette chorégraphie redoutable, qui les lance d’une corde à l’autre, je laisse un aréopage l’évaluer en points et en chiffres. Ma place est dans cette foule passionnée, assez ignorante pour retentir d’un « oh ! » angoissé à chaque claque, bruyante et inoffensive, du gant contre le gant, assez sensible pour s’émouvoir d’une maternité patriotique pour son champion, pour le petit Français blond, et haleter selon qu’il s’essouffle.

Ma place est bonne, parmi les tourneurs de « ciné » dont la main moud d’un mouvement invariable, parmi ces parieurs congestionnés dont l’anxiété se dépense en cris soudains, en exclamations incompréhensibles, en hurlements anglais, près de ce jeune homme muet, nerveux, qui vient de m’empoigner le bras inconsciemment parce que le boxeur blond est tombé sur les genoux… mais il se relève, et la main qui meurtrissait mon bras se desserre, glisse et s’en va, sans que le jeune homme muet ait tourné les yeux vers moi…

… Les minutes, strictement mesurées, de pause et de combat, se succèdent. Des fusées de cris et de sifflets, qui menacent le champion étranger, m’annoncent, sans me l’expliquer, un coup discutable… Le son du gong tantôt livre, inertes, volontairement évanouis, les deux adversaires aux mains de leurs soigneurs, tantôt les ressuscite, mouillés de sueur et d’eau, moins blancs, moins jeunes que tout à l’heure… N’y a-t-il pas, dans l’œil agrandi du Français blond, une fixité tragique et peut-être désespérée ? Non, il a toujours sa rapidité qui déjoue et devance la pensée, qui arrache à la foule des exclamations ravies et déconcertées. Non, il élargit toujours et bombe son dos étonnant, qui semble le protéger tout entier comme un bouclier de muscles… Mais aussi son rival froid, puissant, est toujours debout.

Je n’entends presque pas le choc mat des poings formidables, mais ils écrivent leur poids sur la chair nue, et tel coup muet, dont je n’ai perçu que le départ rapide, épanouit une large fleur sanguine sur une épaule, sur un sein, ou gonfle une joue couleur de brugnon blet…

Pendant les pauses, le bruit de la foule grandit. On dirait que – presque silencieuse durant les reprises, au cri ou à l’applaudissement près – elle s’accorde, à l’exemple des combattants, de brèves détentes, des récréations hâtives ; au coup de gong, elle se tait, bridant son émotion, et l’aile des éventails même s’immobilise aux mains des femmes…

C’est alors qu’il faut observer, sous les grands chapeaux, sous les turbans de perles, les changeants visages féminins ! Est-ce pour le jeune champion blond, ou pour l’argent du pari, ou dans l’espoir d’un mortel knock-out qu’elles se passionnent ? L’issue du combat est proche, et l’angoisse de ces dernières minutes frémit sur les paupières soulignées de bleu, sur les lèvres assombries de fard… À quel amant celle-ci montra-t-elle jamais ce masque figé, bouche ouverte et mâchoire tombée, ces yeux béants, ce visage quasi mort à force d’attention ?… Une autre se contracte toute en une grimace amère ; une autre encore compte les coups par autant de tics maladifs… Un vieillissement subit les châtie et leur inflige les visages qu’elles retrouveront seulement l’hiver prochain, autour des tables vertes de Monte-Carlo.

Fièvre du jeu, sadisme qui s’ignore, excitation sportive, il y a aussi de tout cela, certes, sur les physionomies masculines ; mais une autre émotion fait de beaucoup d’hommes, ici, autant de champions immobiles, enchaînés à leur stalle, anxieux – car le boxeur français faiblit – sévères – car ils le glorifiaient comme une œuvre de leur pays – et tendres – car leur plus noble orgueil, leur fierté la plus désintéressée tient à sa victoire. Il est leur délégué, leur incarnation florissante, leur espoir… Va-t-il périr ?

… Le vingtième et dernier round jette l’un sur l’autre, chancelants, les deux adversaires. Comme à bout d’équilibre, la foule, debout derrière moi, ondule en rangs rompus ; devant moi, des bras, des têtes se lèvent irrésistiblement… Un grondement singulier vient de naître, si profond qu’il semble sourdre de l’édifice même – prélude d’une clameur folle ; je m’aide à grand-peine de la lorgnette pour voir, sur le ring blafard, la mêlée de deux corps trébuchants, les poings gantés du Français blond qui frappent et refrappent, non plus avec la sûreté impérieuse de tout à l’heure, mais avec un redoublement aveugle, fourbu, comme puéril…

Puis plus rien – que des cris. Des cris souverains, délivrés, triomphants, parfois fondus dans le tonnerre des battements de mains, puis qui reprennent, dominés par une aiguë et sauvage voix de femme ; des cris qui s’unissent un instant pour clamer trois syllabes rythmées : Car-pen-tier… Car-pen-tier… Des cris qui gagnent comme une flamme courante, auxquels je réponds malgré moi…

Sur le ring envahi, il n’y a plus de boxeurs. Où donc le groupe herculéen et le vainqueur laborieux de cette soirée ? Sur le ring, il y a, porté et promené en rond sur des épaules, un grand enfant blond, enveloppé dans un peignoir de bain ; il a les joues et la bouche enflées comme s’il venait de pleurer beaucoup ; il tient d’une main un petit bouquet de roses et l’agite vers la foule fanatique, d’un geste tremblant et vague, avec un sourire tout plein de faiblesse convalescente…

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