Le vent

Le Matin, 26 mars 1914

Il souffle en tempête et s’accompagne d’une musique allègre de vitres brisées, de portes claquantes, de ferrures secouées ; l’ardoise s’envole et choit à plat comme une gifle sur le trottoir ; mille petites catastrophes font un vacarme de fête ; une demi-fenêtre tombe de ma chambre dans le jardin, au bruit joyeux de ses verres éclatés, tandis que son rideau de tulle, arraché, s’enfuit comme une mouette… On en rit, on rit aussi de voir courir les chattes offensées, rebroussées, le vent aux trousses. Tout cela n’aurait pas l’air toujours tragique, ni même sérieux, si l’on n’entendait pas là-haut, plus haut que nos têtes et que nos toits, un ronflement vaste, qui semble celui de la houle, qui s’enfle et s’abat comme la vague, le ronflement libre et terrible du vent. Là-haut, le géant respire ; en bas, des lutins méchants travaillent, crèvent la vitre, dispersent la cendre et houspillent les jupes…

Un peuple courbé et furtif lutte dans les rues ; on ne sait s’il faut s’égayer ou fuir. Cela est risible, un chapeau qui roule, une pèlerine qui fait voile ; mais devant une demi-maison abattue, sur un boulevard extérieur, on s’amuse moins. Sur le pont Caulaincourt, un gros cheval de camion s’arrête tout à coup, effaré, buté devant le vent.

– Peut-être qu’il le voit ?… dit une petite fille.

Les femmes méritent qu’on les regarde. Je ne parle pas de celles que leur métier ou leur condition oblige à courir sous la bourrasque, tête baissée, la main au chapeau ou serrées dans le fichu de laine. Il y en a d’autres. Il y a celles qui, lisant les ravages du cyclone, disent : « Mon Dieu ! », et s’apitoyent sur des champs dépouillés, tremblent pour les marins, et comprennent, imaginent ce que c’est qu’une tempête… Mais voici la tempête sur nous, justement. Encore qu’informées de sa souveraine présence, elles ne l’admettent pas, pas plus qu’elles n’ont, habillées d’une chemisette de tulle et chaussées de bas mousseline, admis le froid de janvier. Je vois, tourbillonnant comme feuilles d’automne, les plus fragiles chapeaux, ces boas de fourrure qu’on jette négligemment au cou, sans agrafe, ni ruban, les capes printanières qui claquent en drapeaux, les manchons et les sacs à main même. Les détails de la mode grotesque, qui n’a prévu ni la pluie, ni le vent, ni la marche, deviennent aujourd’hui odieux, et loin d’inspirer la pitié, la détresse des femmes prend toutes les apparences d’un châtiment. Que reste-t-il des moulins de ruban, plantés au haut des chapeaux sans bords ; que reste-t-il des plumets et des houppes, et des huppes, et des plateaux Niniche ?

Collées contre les parapets des ponts, fuyantes le long des murs, affolées au milieu d’un carrefour, elles montrent l’indécence sans grâce des femmes qui n’ont plus de « dessous », et, malgré les bas coûteux et la chaussure fantaisiste, cette pauvreté triste de l’étoffe noire, retroussée à cru sur une jambe noire, grise ou violette, sans un fil de dentelle, sans une ligne de linge ajouré.

Avenue de la Grande-Armée, je dépasse une jeune femme en tenue de visite, velours, renard noir et grand chapeau à aigrettes. Le chapeau est sur l’épaule, le renard boit dans un petit lac, la jupe épouse étroitement une roue boueuse du tombereau. Et la jeune femme, échevelée, enragée, verse des larmes de jouvencelle aux mains des soudards, en criant : « C’est trop fort ! Oh ! c’est trop fort ! », toute prête à appeler un agent ou à déposer une plainte au commissariat.

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