Un couple

Le Matin, 18 décembre 1913

– Ces messieur et dame seront très bien ici.

La téméraire légèreté du maître d’hôtel l’affirme, mais nous n’en pouvons rien croire. Où seraient-ils bien, les « messieur et dame » qui viennent de s’asseoir à la table voisine ? Sous quel azur, sous quelles palmes heureuses quitteraient-ils, l’un et l’autre, leur air d’ennui légitime et de conjugale inimitié ?

Le chic terne de leur mise, l’élégance des gestes contenus ne masquent pas l’expression d’une haine quotidienne, qui n’a rien de commun avec la mauvaise humeur, avec la « brouille » des amants ou des époux. Ils ne sont pas fâchés, ils sont ennemis. Chacun d’eux manifeste, avec l’aisance de la longue habitude, une aversion solide, éprouvée, qui gouverne leurs gestes, mais ne les gêne plus. Ils se sont accommodés de l’incompatibilité comme l’amputé de sa béquille, le goîtreux de son goître.

Il y a bien longtemps qu’ils ont dépassé l’impolitesse et même l’insulte – ils échangent, avec le sel et le pain, des « pardon » et des « je vous prie ». Mais le regard de l’homme, qui ne croise jamais celui de sa compagne, épie ses mains, suit, de biais, les mouvements du chapeau et de l’aigrette. Elle, qui semble distraite, écoute férocement manger l’homme ; elle indique, par un arrêt imperceptible de sa fourchette, qu’elle a vu la gouttelette de vin qui a giclé sur la cravate, et elle attend, pour recommencer à manger, que l’homme ait essuyé, sur sa moustache, une trace d’œuf.

Il mange une omelette, elle a choisi une sole. Il surveille les arêtes qu’elle retire délicatement de sa bouche et les lui compte pour autant de crimes.

Parce qu’ils ont prononcé quelques mots :

– Qu’est-ce que vous faites aujourd’hui ?

– Et vous ?…

Nous rêvons à ce que signifient, pour un tel couple, la promenade, le voyage… Nous rêvons à leur vie d’oisifs, secrètement occupée, remplie, variée par une animosité qu’ils maîtrisent ou déchaînent à leur gré… Rêverie romanesque, faciles variations sur un thème imaginé ?… Non, car il y a devant les assiettes de nos voisins, comme si chacun d’eux craignait le poison versé par la main de l’autre, deux demi-bouteilles d’eau d’Évian.

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