Sévices

Le Matin, 2 juillet 1914

Je connais une petite couturière blonde qui travaille « en journée chez le monde », et douce, si blonde, et si douce qu’on l’appelle involontairement « Mademoiselle », et qui répond poliment : « Vous pouvez dire Mademoiselle, allez, ça me rajeunit. » Alors on s’étonne, on lui demande si elle a des enfants, et elle dit :

– Dieu merci ! non, j’ai encore de la chance dans mon malheur, avec le mari que j’ai eu !…

– Il buvait ?

– Oh ! ce n’est pas tant ça…

– Il était tuberculeux ?

– Non, ce n’est pas lui, qui était tuberculeux, c’était son frère. J’aurais encore préféré, à choisir.

– Qu’est-ce qu’il avait donc de si terrible ?

– Nous n’étions pas mariés depuis six semaines, madame, que mon mari a levé la main sur moi.

– Et alors ?

– Alors je lui ai dit : « Regarde-moi bien, parce que c’est la dernière fois que tu me vois. »

– Et puis ?

– Et puis, je suis partie. Ça fait de ça trois ans. Il a bien ressayé de me ravoir, plusieurs fois.

– Vous n’avez pas voulu ?

– Vous ne voudriez pas, madame ! Un homme qui a levé la main sur moi… Je pardonne tout, mais pas ça.

J’ai aussi une amie qui divorce, ayant reçu de son mari, au restaurant, une gifle qui a fait « clac » comme au théâtre. Et il y a encore la caissière-patronne d’une épicerie de mon quartier, qui dit en parlant de son gendre : « Un brutal qui prétendait donner la fessée à ma fille ! Qu’est-ce qu’il a pris comme chaise cassée sur la tête ! Assassin, va ! »

Je ne connais pas l’« assassin », ni le monsieur du restaurant, ni le mari de la couturière ; mais j’ai tout de même acquis une grande idée de la dignité féminine. Un tel courroux d’idole effleurée, pour un coup de patte irréfléchi ou une bourrade, le voilà bien, le signe des temps. Ces intangibles supporteront d’être trahies, ou exploitées ; elles endureront, la bouche un peu crispée, une petite larme dans le coin de l’œil, que le partenaire, mari ou amant, prépare et détaille la savante injure verbale, longuement empoisonnée. À les voir s’enfuir, l’épiderme offensé, j’évoque – mais il est vrai que je ne suis ni l’épicière, ni la dame au divorce, ni la couturière – j’évoque la Martine de Molière, qui crie, la main sur sa joue chaude :

Il me plaît, à moi d’être battue.

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