Le « Ciné »

Le Matin, 19 mars 1914

Cette halle sonore de brique, de fer et de vitres, ce n’est qu’un petit coin de l’usine cinématographique, énorme, le ciné, selon l’abréviation professionnelle. Car le spectateur dit : « Je vais au cinéma », tandis que l’acteur, le mime, disent : « Je fais du ciné. »

Les pas sonnent comme dans une gare ; il faut, en marchant, heurter et contourner un étrange bagage de cages à fauves, de paniers où caquettent des poules captives, de rochers en carton, de degrés en faux marbre. Une portion « plantée » de la salle rassemble, le long de l’Adriatique bleue, les roses grimpantes, la pergola d’une villa italienne, une terrasse à balustres où, soudain, s’assoit un noble couple : seigneur en velours violet, et sa compagne en raide corselet de brocart, qui lui murmure sans douceur : « Cause-moi, voyons, cause-moi ! On a l’air d’attendre le métro ! » Le feu mauve des projecteurs les accable, ils ont les lèvres noires et des yeux miroitants de mulâtres, soulignés de bleu sombre.

Un autre astre aveuglant éclaire, non loin d’eux, un enclos grillé où se meuvent, contre une tenture pékinée de salon Louis XVI, deux lions et une lionne éblouis, humiliés sous tant de lumière. La lionne s’affole, bondit et retombe de tout son poids sur un employé du ciné, qu’elle roule. On dégage l’homme, on lui ouvre la grille : « Pourquoi faire ? demande-t-il. Elle ne l’a pas fait méchamment. » Et il reste dans la cage.

On ne sent pas l’heure, ici. On ne sait pas, sous cette clarté, s’il fait jour ou nuit dehors. On ne sait pas s’ils s’en vont ou s’ils arrivent à leur travail, ceux qui traversent la halle et escaladent les quais de planches. Des hommes, beaucoup de femmes, pas mal d’enfants ; – des gens pressés, furtifs, qui sortent fatigués, un paquet sous le bras, comme s’ils quittaient un dispensaire ; des girls blondes, maquillées pour le music-hall qui les attend ; une jeune personne en bottes égratignées de dompteuse ; des Chinois, des bébés figurants qui bâillent sous le fichu tricoté ; deux petites filles actrices, habituées des scènes parisiennes et du ciné. Celles-ci ont la froide assurance, le regard vif et blasé, la réserve qui conviennent à leur carrière. Elles se reposent sur un gazon de cartonnage, et le saut de la lionne énervée ne leur a pas arraché un cri. Elles causent. La plus jeune, qui paraît huit ans, dit à l’aînée, dix à douze ans :

– Oui, ma chère, cette fois-ci, ça y est, je suis engagée au théâtre X… c’est signé de ce matin. Je suis assez contente, surtout de la manière dont ça s’est fait. Tu penses, passer une audition comme ça, en coup de vent, sans rien de préparé… Naturellement je savais un monologue et une fable, mais je les savais, je ne les tenais pas, ça n’était pas fouillé… Oh ! je m’en serais sortie tout de même, quand il faut s’en sortir on s’en sort toujours. Mais je n’étais pas trop à mon aise quand je suis arrivée chez le directeur. Ah ! là là… j’avais bien besoin de me faire tant de bile ! Rien, ma chère, il ne m’a rien demandé, pas une ligne : J’ai été engagée sur ma figure, ma chère, sur ma figure !

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