Mes impressions de chatte dans la « Revue de Ba-Ta-Clan ».

Fantasio, 1er mai 1912

… Je suis la Chatte dans la boîte – je veux dire dans le socle de la statue. Le premier soir, je m’y trouvais très mal, pliée en trois, râpée ici et là par le bois neuf… À présent, je me tasse, je m’habitue ; mieux : je trouve quelque agrément à ma geôle ! J’y fais une cure quotidienne d’obscurité, de silence relatif, d’oubli…

Tel l’amant de Boubouroche, j’améliore peu à peu le confort de mon armoire. J’ai fourni un bout de tapis, sur lequel je m’accroupis en tailleur ; c’est là que je pelote patiemment ma grosse balle de laine rouge… Je songe très sérieusement à apporter une petite lanterne électrique. À mi-hauteur du socle, je vois très bien une planche où poser le cahier de papier blanc, le stylographe, un verre d’orangeade, un tube de cristal où trempe un œillet… Au-dessus, un miroir grand comme une soucoupe réfléchirait ma figure rayée de chat : moustaches bleu-noir, paupières barrées d’un trait vertical… Quelques livres d’un choix heureux et facile : Mes Prisons, les œuvres des frères Reclus ; Latude y cédera pourtant le pas au rapport de M. Honnorat sur les Habitations à bon marché

Comme il m’envierait, s’il pouvait me voir, « mon semblable, mon frère », l’agent qui moisit là-bas, dans le « bocal » du carrefour Montmartre !… L’œil à la fente, mal dissimulée, de la porte que j’enfoncerai tout à l’heure, tête la première, je m’éblouis d’un rayon chaud et vertical, doré de poussière dense et de fumée ; une écharpe passe et change la couleur de la lumière ; une jambe dansante, en maillot nacré, surgit et disparaît… Derrière moi, au-delà de la toile de fond, j’écoute des cris de damnés et des roulements d’orage ; on prépare le triomphe de l’aviation… Au-dessus de moi quelqu’un que je ne vois pas vient s’appuyer à mon plafond de planches, et ma cabine oscille au rythme d’une respiration de danseurs essoufflés… Qu’il fait bon, au milieu de ce trouble, qu’il fait bon être la Chatte obscure au fond de sa boîte !…

En me retournant, avec autant d’aisance qu’un poussin serré dans sa coque, je puis lever la tête pour admirer, moi seule, moi privilégiée, l’étonnant raccourci de la statue vivante, qui pose sur le socle. Sans respect pour sa belle immobilité de marbre gainé de soie, au risque d’éveiller, trop tôt, son frisson et son rire, je lui crie :

– Statue, tu as du noir quelque part ! Statue, ton maillot craque !

Ainsi, j’occupe le temps trop bref de ma retraite, avant de bondir, chatte de gouttière en maillot peint, sur la scène… Au sortir de ma nuit, la rampe m’aveugle ; mes oreilles couvertes et matelassées entendent à peine… J’imite pauvrement, mais qui peut l’imiter ? – la malice guetteuse, l’exigence caressante, l’électrique turbulence d’une chatte jalouse… Hélas ! il y a bien longtemps que je ne cours plus sur quatre pattes… Et, chaque fois que je quitte la scène, Chatte haletante courant sur deux pattes lourdes, sa queue de bourre ballant sur une croupe de femme, je rencontre, sur le palier de ma loge, le Petit Chat de la concierge, le Petit Chat, le vrai Petit Chat qui m’attend là exprès, mince, vêtu de velours, rayé comme un serpent.

Il me regarde monter ; il penche entre les barreaux de la rampe son visage de chat, diabolique et charmant comme une fleur tigrée. Il se retient de rire, mais je sais qu’il se moque de moi…

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