III

Seule une vieille femme, assise devant une menthe verte, troublait, par une toux grasse, la paix de ce lieu où la rumeur de la place de l’Opéra s’endormait, assourdie comme par un air épais, rebelle aux remous sonores. Chéri demanda un barbotage et s’essuya la racine des cheveux, d’une manière précautionneuse qui lui venait de loin, d’une époque où il entendait, garçonnet, une musique féminine de voix échangeant des sentences, avec une gravité biblique : « Si tu veux du lait de concombres où il y ait du vrai concombre, fabrique-le toi-même… Ne frotte pas ta sueur sur ta figure quand tu es en nage, la sueur rentre dans la peau et la consume… »

Le silence, le vide du bar créaient l’illusion de la fraîcheur, et Chéri ne vit pas tout de suite un couple, étroitement penché au-dessus d’une table, perdu dans un chuchotement insaisissable. Il remarqua au bout d’un moment l’homme et la femme inconnus, à cause de leur murmure qui filtrait quelques consonnes sifflantes, à cause aussi de l’excès d’expression qui rendait évidents leurs visages, deux visages de chasseurs misérables, surmenés et patients.

Il aspira deux gorgées de barbotage glacé, renversa la tête contre la panne jaune de la banquette, et sentit fondre avec délices la roideur mentale qui l’épuisait depuis quinze jours. Son présent pesant n’avait pas franchi, en même temps que lui, le seuil du bar démodé, rougeâtre, à guirlandes d’or en rosaces, paré d’une cheminée de province, et où la dame du lavabo, entrevue dans son domaine de faïence, penchant ses cheveux blancs sous une lampe verte, reprisait du linge en comptant ses fils.

Un passant entra, ne viola point le salon jaune, but debout près du comptoir comme par discrétion, et sortit sans avoir parlé. L’odeur dentifrice de la menthe offensait seule les narines de Chéri, qui fronça les sourcils vers la vieille femme indistincte. Sous un chapeau noir mou, pétri, il entrevît une figure ancienne, rehaussée çà et là de fard, de rides, de kohol, de bouffissures, le tout distribué en désordre, ainsi qu’on jette dans une poche, pêle-mêle, les clefs, le mouchoir et les sous. Un vieux visage bas, en somme, et ordinaire dans la bassesse, à peine caractérisé par l’indifférence des sauvages et des prisonniers. Elle toussa, ouvrit son sac à main, se moucha vaguement et reposa sur la table de marbre le réticule noirâtre qui ressemblait à son chapeau, taillé dans le même taffetas noir malaxé et hors d’usage.

Chéri suivit ses gestes avec une répugnance exagérée, car il souffrait, hors de raison, de tout ce qui était féminin et vieux, depuis quinze jours. Il songea à s’en aller à cause du réticule vautré sur la table, voulut détourner son regard et n’en fit rien, retenu par une petite arabesque scintillante, une lumière imprévue attachée aux plis du sac. Sa curiosité l’étonna, mais trente secondes plus tard il regardait encore le point scintillant, et il avait absolument cessé de penser à quoi que ce fût. Il émergea de son hébétude par un sursaut victorieux, involontaire, qui lui rendit le libre jeu de sa respiration et de sa pensée :

« Je sais ! Ce sont deux « L » entrelacés ! »

Il goûta un moment de doux repos, quelque chose qui ressemblait à la sécurité d’une arrivée. Il oublia véritablement la nuque aux cheveux tondus, le poil gris et vigoureux, et la grande veste impersonnelle boutonnée sur un estomac dilaté, et le rire innocent en notes de contralto, tout ce qui le suivait si fidèlement et lui ôtait, depuis quinze jours, l’envie de manger et la liberté d’être seul.

« C’est trop beau pour que ça dure, pensa-t-il. En effet, il reprit courageusement sa place dans la réalité, regarda de nouveau l’offensant objet, et se récita sans faute :

« Les deux initiales en petits brillants que Léa avait dessinées pour la bourse de daim d’abord, pour le service en écaille blonde après, et pour le papier à lettres ! »

Il n’admit pas un instant que le monogramme du sac pût se rapporter à un autre nom, il sourit ironiquement :

« À d’autres ! On ne m’en raconte pas, a moi, sur ce genre de hasards. Je rencontre ce sac-là ce soir, par hasard, demain ma femme aura engagé un ancien valet de chambre de Léa, toujours par hasard, et, après je ne pourrai plus entrer au restaurant, dans un cinéma ou dans un bureau de tabac, sans que je trouve Léa à tous les tournants. C’est ma faute, je n’ai rien à dire, je n’avais qu’à la laisser tranquille. »

Il déposa des petits billets près de son verre et se leva avant d’appeler le barman. Il tourna le dos à la vieille femme en se glissant entre les deux tables, ravala son ventre comme un matou qui passe sous une porte, dépensa une telle force de contention et d’adresse qu’il effleura du bord de son veston, le verre de menthe verte, dit « pardon » à mi-voix, s’élança vers la porte vitrée, vers l’orée respirable, et s’entendit, avec horreur et sans le moindre étonnement, appeler :

– Chéri !

Acceptant le choc trop prévu, il se retourna ne reconnut rien, dans la vieille écroulée, qui portât un nom dans sa mémoire ; mais il n’essaya pas de s’évader une seconde fois, sachant bien que tout allait s’éclaircir.

– Tu ne me reconnais pas ? Non ? Et comment est-ce que tu me reconnaîtrais ? Cette guerre, ça a vieilli plus de femmes que ça n’a tué d’hommes, on peut le dire. Et encore je ne peux pas me plaindre, moi, je ne risquais pas d’y perdre quelqu’un, à la guerre… Hein, Chéri…

Elle rit, et il la reconnut, en s’apercevant qu’il avait pris pour vétusté en elle ce qui était surtout misère, et profonde insouciance. Redressée et riante, elle ne paraissait pas plus que ses soixante ans probables, et sa main, qui quêta celle de Chéri, n’était point celle d’une grand’mère tremblotante.

– La Copine !… murmura Chéri, sur un ton presque admiratif.

– Tu es donc content de me voir ?

– Oh ! oui…

Il ne mentait pas, se rassurait par degrés et pensait :

« Ce n’est qu’elle… La pauvre Copine… j’ai eu peur… »

– Tu prends quelque chose, Copine ?

– Rien qu’un whisky soda, mon bel enfant. Es-tu resté beau, tout de même !

Il avala l’amer compliment, qu’elle lui jetait du bord pacifié de la vieillesse.

– Et décoré, encore, – ajouta-t-elle par politesse pure. Oh ! je le savais, tu sais ! Nous l’avons toutes su.

Ce pluriel ambigu n’arracha pas un sourire à Chéri, et la Copine crut l’avoir choqué.

– Quand je dis nous, je parle de celles qui étaient tes véritables amies, Camille de la Berche, Léa, Rita, moi… Tu penses, ce n’est pas Charlotte qui me l’aurait raconté. Je n’existe pas pour elle. Mais on peut affirmer qu’elle n’existe pas pour moi.

Elle étendit solennellement au-dessus de la table une main pâle, qui avait oublié la lumière du jour.

– Tu comprends, Charlotte, elle ne sera plus pour moi désormais que la femme qui a réussi à faire arrêter, pendant vingt-quatre heures, la pauvre petite Rita… La pauvre Rita, qui n’a jamais su un mot d’allemand. Est-ce que c’était sa faute, à Rita, si elle était suisse, je te demande ?

– Je sais, je sais, je connais l’histoire, interrompit Chéri précipitamment.

La Copine leva sur lui son vaste œil sombre et huileux, plein d’une complicité invétérée et d’une compassion qui se trompait toujours.

– Pauvre gosse, – soupira-t-elle. – Je te comprends. Excuse-moi. Ah tu l’as eu, ton calvaire !…

Il l’interrogea du regard, déshabitué des superlatifs qui assuraient, au vocabulaire de la Copine, une richesse funèbre, et il craignit qu’elle ne lui parlât de la guerre. Mais elle ne pensait pas à la guerre. Peut-être n’y avait-elle jamais pensé, car le souci de la guerre est l’affaire de deux générations seulement. Elle s’expliqua :

– Oui, je dis que c’est un calvaire qu’une mère pareille, pour un fils comme toi, un enfant qui a vécu sans reproche, avant son mariage et après ! Un enfant tranquille et tout, qui n’a pas passé par trente-six mains et qui a su conserver son patrimoine intact !

Elle hochait la tête et il la retrouvait peu à peu, chargée d’un grand visage ruiné de reine banale, d’une vieillesse sans noblesse et sans maladies qui avait traversé et délaissé impunément l’opium, clément à qui en est indigne.

– Tu ne fumes plus ? demanda brusquement Chéri.

Elle leva sa main blanche et mal soignée.

– Penses-tu ! Ces bêtises-là, c’est bon quand on n’est pas seule. Du temps que j’épatais les gosses, oui… Tu t’en rappelles, quand tu venais la nuit ? Ah ! tu aimais bien ça… « Ma Copine, que tu me disais, encore une petite pipe, bien tassée »

Il reçut sans broncher cette humble flatterie de vieille servante, qui mentait pour mieux aduler. Il sourit d’un air entendu et chercha dans l’ombre du chapeau flétri, sur un cou cravaté de tulle noir, un collier de grosses perles légères…

Il buvait, à petites gorgées machinales, le whisky qu’on lui avait servi par erreur. L’alcool qu’il n’aimait pas lui donnait ce soir du plaisir, de la facilité à sourire, effaçait sous ses doigts l’âpreté des surfaces non polies et des étoffes, et il écoutait avec bonté cette vieille femme pour qui le présent n’existait pas. Ils se rejoignaient par-dessus une époque superflue, par-dessus de jeunes morts importuns, et la Copine jetait vers Chéri une passerelle de noms qui étaient ceux de vieillards invulnérables, de vieillardes redressées pour la lutte ou pétrifiées sous leur aspect définitif et qui ne changeraient plus jamais. Elle contait minutieusement un déboire de dix-neuf cent treize, un dol antérieur au mois d’août dix-neuf cent quatorze, et quelque chose vacilla dans sa voix lorsqu’elle parla d’une Loupiote morte – « la semaine de ton mariage, mon petit ! tu vois cette coïncidence ? la fatalité a sa main sur nous, va ! » – après quatre ans d’une amitié pure et paisible…

– On s’engueulait à journée faite, mon petit, mais seulement devant des tiers. Parce que tu comprends, pour les tiers, ça leur donnait l’idée que nous étions un ménage. Sans les engueulades, qui est-ce qui l’aurait cru ? Alors, on s’en disait… comme par la bouche de l’enfer ! et les tiers rigolaient : « Ah ! quelles passionnées ! » Mon petit, je vais t’en raconter une que tu en resteras assis : tu sais bien, le prétendu testament de Massau…

– Quel Massau ? murmurait Chéri plein de langueur.

– Allons, tu ne connais que lui ! Le testament qu’il avait – soi-disant ! – remis aux mains de Louise Mac-Millar… C’était dix-neuf cent neuf, et au moment que je te parle, je faisais partie de la bande à Gérault, sa bande de « chiens fidèles », nous étions cinq qu’il nourrissait à Nice, tous les soirs à la Belle-Meunière, allons, on ne voyait que toi sur la Promenade, tout en blanc comme un bébé anglais, et Léa tout en blanc aussi… Ah ! quel couple ! Merveille sortie des mains du Créateur ! Gérault taquinait Léa : « T’es trop jeûne, ma fille, pis t’es trop fière, je t’embaucherai dans quinze-vingt ans… » Et il a fallu qu’un pareil homme quitte cette terre… Ses funérailles ont été arrosées de vraies larmes, versées par tout un peuple… Et donc que je te finisse l’histoire du testament…

Un flux d’incidentes, une marée de regrets rompus et de résurrections anodines, barattés avec une habileté de voceratrice, baignait Chéri. Il se penchait vers la Copine, qui se penchait symétriquement vers lui, baissait le ton aux passages dramatiques, jetait un cri soudain ou un rire, et il vît dans une glace combien ils ressemblaient tous deux au couple chuchotant qui leur avait cédé la place. Il se leva, poussé par le besoin de changer leur apparence, et le barman imita son mouvement, mais de loin, comme fait le chien discret quand son maître met fin à une visite.

– Ah oui… – dit la Copine. Eh bien, je te raconterai le reste une autre fois.

– Après la prochaine guerre, – plaisanta Chéri. – Dis-moi, ces deux lettres-là… Oui, ce chiffre en petits brillants… Ce n’est pas le tien, Copine ?

Il désignait le sac noir du bout de l’index, avançant le doigt et reculant le corps comme si le sac eût été vivant.

– Rien ne t’échappe, – admira la Copine. – Mais oui. Elle me l’a donné, figure-toi. Elle m’a dit : C’est trop femme pour moi, à présent, ces bibelots-là. » Elle dit : « Qu’est-ce que tu veux que je fiche de ces outils à glace et à poudre, avec ma figure de gros gendarme ? » Elle me fait rire…

Chéri poussa vers la Copine, pour l’interrompre, la monnaie d’un billet de cent francs :

– Pour ton taxi, Copine.

Ils débouchèrent sur le trottoir par la sortie dérobée, et l’éclairage diminué révéla à Chéri que la nuit s’avançait.

– Tu n’as pas ton auto ?

– Mon auto ? non. Je marche à pied, ça me fait du bien.

– Ta femme est à la campagne ?

– Non. Son hôpital la retient à Paris.

La Copine hocha son chapeau invertébré.

– Je sais. C’est un grand cœur de femme. Elle est proposée pour la croix, je l’ai appris par la baronne.

– Quoi ?…

– Tiens, arrête-moi celui-là, mon petit, celui qui est fermé… Et Charlotte s’est bien démenée, elle connaît des personnes du giron de Clémenceau. Ça rachètera un peu l’histoire de Rita… un peu, pas beaucoup. Elle est noire comme la figure du péché, Charlotte, mon petit.

Il l’enfourna dans un taxi où elle se confondit avec l’ombre et cessa d’exister. Il douta de l’avoir rencontrée dès qu’elle ne parla plus, et il regarda autour de lui, en respirant longuement la poussière d’une nuit qui préparait un jour torride. Il crut, comme on le croit en songe, qu’il allait s’éveiller chez lui, parmi les jardins arrosés tous les soirs, l’odeur du chèvrefeuille d’Espagne et les cris des oiseaux, contre la hanche à peine renflée de sa jeune femme… Mais la voix de la Copine s’éleva du fond de la voiture :

– Deux cent quatorze, avenue de Villiers ! Retiens mon adresse, Chéri ! Et tu sais que je dîne souvent à la Girafe, avenue de Wagram, si des fois tu me cherchais… N’est-ce pas, si des fois tu me cherchais…

« Elle en a de bonnes », pensait Chéri en allongeant le pas. « La chercher ? Merci. Une autre fois je ferai un détour, si je la vois ».

Refroidi, reposé, il marchait sans effort, et ne quitta les quais qu’à la place de l’Alma, d’où il regagna en taxi l’avenue Henri-Martin. Un feu sourd, cuivré, teignait déjà l’Est et évoquait un coucher d’astre, plutôt qu’une aube d’été. Aucun nuage ne barrait le ciel, mais une nue minérale, arrêtée par sa pesanteur, couvrait Paris et prendrait tout à l’heure les couleurs de l’incendie, la sombre ardeur des métaux rougis.

Car la canicule sèvre les grandes villes, et leurs abords, au lever du jour, des roses mouillés, des mauves floraux et des bleus de rosée qui baignent les espaces où le végétal en foule respire.

Rien ne bougea dans l’hôtel quand Chéri tourna la clef minuscule dans la serrure. Le vestibule dallé sentait encore un peu le dîner de la veille et les branches de seringa coupées, en buissons dans des vases blancs hauts à y cacher un homme, chargeaient l’air d’un poison irrespirable. Un chat gris inconnu s’évada, prit du champ sur la courte allée et considéra l’intrus avec froideur.

– Petit greffier, viens, appela Chéri à voix basse.

Le chat le toisa sans reculer, d’une manière insultante, et Chéri se souvint qu’aucune bête, chien, cheval ou chat, ne lui avait accordé de sympathie. Il entendit, par delà quinze années, la voix éraillée d’Aldonza, qui prophétisait : « Ceux que les bêtes n’aiment pas, c’est des maudits » Mais comme le chat bien réveillé maintenant, roulait de ses deux pattes de devant un petit marron vert hérissé, Chéri sourit et monta vers la chambre.

Elle était bleue et sombre comme une nuit de théâtre, et l’aube s’arrêtait à son balcon, fleuri de roses disciplinées et de pélargoniums à entraves de raphia. Edmée dormait, ses bras et ses pieds nus hors de la couverture légère, couchée sur le flanc et la tête inclinée, un doigt passé dans son collier de perles, et pareille, dans le demi-jour, à une femme pensive plus qu’à une femme endormie. Sa chevelure crêpelée empiétait sur sa joue, et Chéri n’entendait pas son souffle.

« Elle se repose », pensa Chéri, « Elle rêve au docteur Arnaud, ou à la Légion d’honneur, ou à la Royal Dutch. Elle est jolie. Qu’elle est jolie ! Va, encore deux, trois heures de sommeil, et puis tu iras le retrouver, ton docteur Arnaud. Ça n’est pas bien grave. Vous vous retrouverez avenue d’Italie, dans la bonne boîte qui pue le phénol. Tu lui diras « oui, docteur, non, docteur », comme une petite fille. Vous aurez l’air bien sérieux, vous jonglerez avec des trente-sept quatre et des trente-huit neuf, et il tiendra dans sa grosse main au coaltar ta petite patte au phénosalyl. Tu en as de la chance, ma petite fille, d’avoir un roman dans ta vie. Ce n’est pas moi qui te l’ôterai, va… Je voudrais bien, moi aussi… »

Edmée s’éveilla soudain, d’un mouvement si vif que Chéri ressentit la suffocation d’un homme à qui on coupe impoliment la parole.

– C’est toi ! c’est toi !… Comment, c’est toi ?

– Si tu en attendais un autre, je te fais mes excuses, dit Chéri en lui souriant.

– Oh ! c’est intelligent…

Elle s’assit sur le lit, rejeta ses cheveux en arrière.

– Quelle heure ? tu te lèves ? Ah ! non, tu n es pas encore couché… tu rentres… Oh ! Fred !… Qu’est-ce que tu as encore fait ?

– « Encore » est un compliment… Si tu savais ce que j’ai fait…

Elle n’en était plus au temps où elle suppliait, les mains sur les oreilles : « Non ! non ! ne dis rien ! ne raconte pas ! » Mais Chéri, plus vite qu’elle, s’écartait de l’époque innocente et malicieuse où il pouvait, rentrant au petit jour, tourmenter normalement une jeune femme en pleurs, puis l’entraîner avec lui dans un sommeil de champions réconciliés. Plus de caprices… Plus de trahisons… Plus rien que cette chasteté inavouable…

Il jeta loin de lui ses chaussures poussiéreuses, offrit à sa femme un visage pâle, habitué à tout dissimuler sauf sa volonté de dissimuler, s’assit sur la couche de lin fin et de dentelle :

– Sens-moi – dit-il. – Hein ?… J’ai bu du whisky.

Elle rapprocha leurs deux belles bouches, posa ses mains sur les épaules de son mari.

– Du whisky… – répéta-t-elle, rêveuse…Du whisky… Pourquoi ?

Une plus simple eût demandé « avec qui » et Chéri nota cette finesse. Il montra qu’il savait jouer le jeu, en répondant :

– Avec une copine. Et veux-tu toute la vérité ?

Elle sourit, éclairée par la lumière levante qui s’enhardissait par degrés, touchait le bord du lit, puis le miroir, puis un tableau au mur, puis l’or d’un poisson tournoyant dans une sphère de cristal emplie d’eau :

– Pas toute, Fred, pas toute ! Une vérité louche, une vérité pour heure indue…

Cependant elle réfléchissait, certaine à peu près que ni l’amour, ni le bas plaisir, n’entraînaient Chéri loin d’elle. Elle abandonnait aux bras de Chéri un corps amolli, mais il sentait sur son épaule une étroite main dure, raidie de circonspection.

– La vérité, reprit-il, c’est que je ne sais pas son nom. Mais je lui ai donné… attends… quatre-vingt trois francs.

– Comme ça, tout de suite ? La première fois que tu la rencontrais ? C’est princier.

Elle feignit de bâiller, coula mollement au creux du lit, comme si elle n’attendait aucune réponse, et il eût brièvement pitié d’elle, pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’un vif rayon horizontal sculptât mieux la forme presque nue qui gisait près de lui ; alors sa pitié disparut.

« Elle, elle est belle. Ce n’est pas juste ».

Renversée, elle entr’ouvrait pour lui les yeux et les lèvres. Il vit briller le regard explicite, borné, si peu féminin, que la femme dédie au donneur de plaisir, et il fut offensé dans sa chasteté inavouable. Il répliqua, de haut en bas, par un autre regard, insociable, compliqué, le regard de l’homme qui se refuse. Il ne voulait pas reculer et leva seulement la tête vers le jour doré, le jardin mouillé d’arrosage, les merles qui brodaient une arabesque vocale sur le cri sec et multiplié des passereaux. Edmée put voir qu’il portait, sur sa joue bleue de barbe naissante, les traces d’une longue fatigue, et d’un amaigrissement sensible. Elle remarqua les nobles mains douteuses, les ongles que le savon n’avait pas purifiés depuis la veille, et le stigmate bistré, en forme de fer de lance, qui creusait la paupière inférieure et remontait jusqu’à l’angle interne de l’œil. Elle jugea que ce beau garçon sans faux-col ni souliers portait toutes les déchéances physiques, précises, exceptionnelles, d’un homme qu’on a arrêté et qui a passé une nuit en prison. Il n’était pas enlaidi, mais diminué, selon un laminage mystérieux qui rendit à Edmée l’autorité. Elle délaissa toute invite voluptueuse, s’assit, posa une main sur le front de Chéri :

– Malade ?

Lentement, il détacha du jardin son attention, revint à Edmée :

– Quoi ?… mais non, je n’ai rien, que sommeil. Tellement sommeil que je n’arrive pas à me coucher, figure-toi…

Il sourit, découvrit l’envers pâli de ses lèvres et des gencives de corail, sèches, sans salive. Mais surtout il révéla en souriant une tristesse qui ne quêtait nul remède, et modeste comme un mal de pauvre. Edmée faillit l’interroger catégoriquement, puis se ravisa :

– Couche-toi, ordonna-t-elle, en lui faisant place.

– Me coucher ? Et l’eau ? Je suis sale que c’en est un rêve.

Il eût encore la force de saisir une carafe, d’y boire au goulot et de jeter son veston, puis il tomba comme un mur sur le lit et ne bougea plus, sapé par le sommeil.

Elle contempla un long moment l’étranger à demi vêtu qu’un narcotisme retenait auprès d’elle. Sa vigilance allait de la lèvre bleuie à la paupière creuse, et de la main abandonnée au front scellé sur un seul secret. Elle se maîtrisait comme si le dormeur eût pu la surprendre, et composait son propre visage. Elle se leva doucement, et avant d’aveugler de rideaux la fenêtre éblouissante, elle jeta sur le corps étendu une couverture de soie qui, voilant son désordre de cambrioleur assommé, laissa resplendir la belle face rigide, et elle tendit soigneusement l’étoffe sur une main pendante, avec un peu de pieux dégoût, comme elle eût caché une arme qui a peut-être servi.

Il ne tressaillit pas, retiré pour quelques instants en un gîte inexpugnable ; d’ailleurs l’hôpital avait enseigné à Edmée des gestes professionnels, non point doux mais assurés, qui atteignent un point visé sans avertir ni effleurer la zone environnante. Elle ne se recoucha pas, et goûta, assise, demi-nue, la fraîcheur inespérée de l’heure où le soleil éveillait le vent. Les longs rideaux respiraient et versaient, selon la brise, plus ou moins de sombre azur sur le sommeil de Chéri.

Edmée ne pensait pas, en le regardant, aux blessés, ni aux morts dont elle avait joint les mains paysannes sur les gros draps de coton. Nul blessé travaillé de cauchemars, nul mort ne ressemblait à Chéri que le sommeil, le repos, le silence douaient d’une inhumanité unique.

L’extrême beauté ne suscite point de sympathie, n’appartient à aucune patrie, et le temps ne touchait à celle-ci que pour la rendre plus sévère. L’intelligence, chargée d’amender, en la dégradant à petits coups, la splendeur humaine, respectait en Chéri un admirable édifice consacré à l’instinct. Que pouvaient l’amour, ses machiavélismes, son abnégation intéressée et ses violences, contre ce porteur inviolable de lumière et sa majesté d’illettré ?

Edmée appliquait volontiers son esprit à l’acquisition de vérités humiliantes, profitables, mais en elle croissait en même temps la faim profonde, omnivore, des femmes qui, par hérédité ou par vocation, sont destinées à exploiter l’amour. Pourvue de patience, et souvent subtile, elle ne prenait pas garde que l’appétit féminin de posséder tend à émasculer toute vivante conquête et peut réduire un mâle, magnifique et inférieur, à un emploi de courtisane. Sa sagesse de petit peuple neuf entendait ne pas renoncer aux richesses – l’argent, la paix, le despotisme domestique, le mariage – conquises en si peu d’années et dont la guerre doublait la saveur.

Elle regardait le corps fourbu, clos et comme déserté.

« C’est Chéri, se répétait-elle, voilà, c’est Chéri… Que c’est peu, Chéri … ! » Elle leva l’épaule, elle ajouta : « C’est ça, leur Chéri… » en s’excitant à mépriser l’homme renversé. Elle rassembla en sa mémoire des nuits conjugales, des matins tout languissants de plaisir et de soleil, et n’en fit, à ce mort somptueux sous la soie fleurie et l’aile rafraîchissante des rideaux, qu’un froid hommage vindicatif, car il la dédaignait progressivement. Elle porta la main à son sein petit et pointu, placé bas sur son torse mince, elle pressa ce fruit élastique comme pour prendre à témoin de l’injuste abandon le point le plus tentant de son jeune corps.

« Ce qu’il lui faut, à lui, c’est sans doute autre chose… Ce qu’il lui faut… »

Mais elle s’essayait vainement au mépris et à l’insulte mentale. Une femme même perd le goût et le pouvoir de mépriser un homme qui souffre en toute indépendance, et elle incline secrètement à situer plus haut qu’elle ce qui est libre d’elle.

Edmée se sentit soudain rassasiée du spectacle que l’ombre des rideaux, la pâleur du dormeur et le lit blanc teignaient aux couleurs romantiques de la nuit et de la mort. Elle se leva d’un jet, dispose, forte, mais rebelle à toute offensive passionnée autour du lit désordonné, autour du traître, de l’absent réfugié dans son sommeil, dans son mal offensant et muet. Elle n’était ni irritée ni chagrine, et son sang ne battit plus fort dans sa gorge, ne monta à sa joue couleur de perle, qu’à l’image rousse et sanguine de l’homme qu’elle appelait « mon cher maître » et « chef » sur un ton de badinage sérieux. La main épaisse et douce, le rire d’Arnaud et les étincelles que le soleil ou la lampe de la salle d’opération allumait dans sa moustache rouge, et la blouse blanche endossée, enlevée dans l’hôpital même, ainsi que le vêtement intime qui ne dépasse pas un seuil voluptueux… Edmée se leva comme pour la danse :

« Ça, oui, ça ! »

Elle agita sa tête et sa chevelure par un mouvement de cavale, et gagna la salle de bains sans se retourner.

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