V

Il se trouva dehors, et vêtu pour la rue, sans presque avoir su qu’il revêtait un imperméable léger, coiffait un chapeau mou. Il laissait derrière lui le hall embrumé de fumée suspendue, le fort parfum des femmes et des fleurs, l’odeur cyanhydrique du cherry. Il laissait Edmée, le docteur Arnaud, des Filipesco, des Atkins et des Kelekian, deux jeunes filles du monde qui, pour avoir bénévolement conduit des camions pendant la guerre, n’aimaient plus que le cigare, l’automobile et les camaraderies de garages. Il abandonnait Desmond flanqué d’un marchand de biens et d’un sous-secrétaire d’État au ministère du Commerce, un amputé-poète, et Charlotte Peloux. Un jeune ménage mondain, sans doute particulièrement informé, avait dîné d’un air prude et gourmand, avec des mines entendues, une avidité scandalisée et naïve qui semblait attendre que Chéri dansât tout nu, ou que Charlotte et le sous-secrétaire d’État s’accouplassent sur le tapis du hall.

Chéri s’en allait conscient de s’être stoïquement comporté, sans autre faute qu’une perte subite du présent, une désaffection gênante au cours du repas. Encore cette stupeur n’avait-elle duré qu’un moment, incalculable comme les songes. Maintenant, il s’éloignait de tous les étrangers qui peuplaient sa maison et son pas, sur le sable, faisait un doux bruit de pattes légères. La couleur grise et argentée de son vêtement le rendait pareil au brouillard descendu sur le Bois, et deux ou trois promeneurs nocturnes envièrent ce jeune homme pressé qui n’allait nulle part.

L’image de sa maison pleine le pourchassait. Il entendait encore le son des voix, il emportait le souvenir des visages et des rires, et surtout de la forme des bouches. Un homme âgé avait parlé de guerre, une femme de politique. Il se rappelait aussi l’entente nouvelle qui reliait Desmond à Edmée et l’intérêt que sa femme prenait à un lotissement… « Desmond… quel mari pour ma femme… » Et puis, la danse… Charlotte Peloux accessible au tango… Chéri hâta le pas.

Une nuit de précoce automne, humide, enveloppait de brume la pleine lune. Un grand halo laiteux, environné d’un pâle arc-en-ciel, remplaçait l’astre, et s’éteignait par moments, étouffé sous des bouffées de nues courantes. L’odeur de septembre naissait des feuilles tombées pendant la canicule.

« Il fait doux », pensa Chéri.

Un banc accueillit sa lassitude, mais il ne s’arrêta pas longtemps, rejoint par une compagne invisible à laquelle il refusa, sur le banc, sa place. Une compagne qui portait cheveux gris, longue veste, et résonnait d’une gaîté inexorable… Chéri tourna la tête vers les jardins de la Muette, comme s’il pouvait entendre, de si loin, les cymbales du jazz-band.

L’heure n’était pas venue de regagner la chambre bleue où peut-être les deux jeunes filles du meilleur monde fumaient encore de bons cigares, assises en amazone sur le velours bleu du lit, et amusaient le marchand de biens avec des anecdotes de ravitailleuses.

« Ah, une bonne chambre d’hôtel, une bonne chambre rose, bien banale et bien rose… » Mais ne perdrait-elle pas sa banalité au moment, où la lampe éteinte, la nuit totale autoriserait l’entrée, pesante et badine, de la longue veste impersonnelle et des drus cheveux gris ? Il sourit à l’intruse, car il avait franchi l’étape de la peur : « Là ou ailleurs…, elle sera aussi fidèle. Mais je ne veux plus habiter avec ces gens ».

Jour par jour, heure par heure, il devenait méprisant, et rigoriste. Déjà il jugeait sévèrement les héros des faits-divers, et les jeunes veuves de la guerre qui réclamaient, comme le brûlé l’eau fraîche, des maris neufs. Son intransigeance atteignait le domaine de l’argent, sans qu’il se rendît compte d’un changement aussi grave. « Pendant le dîner, cette combine des bateaux de cuirs bruts… Quelle dégoûtation ! Ils parlent de ça tout haut… » Mais pour rien au monde il n’eut révélé, par une protestation publique, qu’il devenait celui qui n’a plus, avec ses semblables, de commune mesure. Prudent, il taisait cela comme le reste. Accusée par lui de liquider bizarrement quelques tonnes de sucre, Charlotte Peloux ne lui avait-elle pas rappelé, en quelques mots explicites, le temps où Chéri demandait, sur le ton d’une désinvolte réquisition : « Léa, passe-moi donc cinq louis que j’aille chercher des cigarettes… »

« Ah ! » soupira-t-il, « elles ne comprendront jamais rien, ces femmes… Ce n’était pas la même chose… »

Ainsi il rêvait, tête nue et les cheveux humides, presque inconsistant dans le brouillard. Une ombre féminine passa près de lui en courant. Le rythme de la course, la morsure grinçante des pieds sur le gravier décelaient la hâte, l’angoisse, et l’ombre de femme se jeta sur une ombre d’homme qui venait à sa rencontre, s’abattit sur elle, poitrine à poitrine, comme traversée d’une balle.

« Ces deux-là se cachent », pensa Chéri. « Qui trompent-ils ? Tout le monde trompe. Mais moi… » Il n’acheva pas, mais il se leva sur un mouvement de répugnance qui signifiait profondément : « Moi, je suis pur ». Une confuse lumière, sur des régions stagnantes et jusque-là sensibles, commençait de lui enseigner que pureté et solitude sont un seul et même malheur.

La nuit avançant, il sentit le froid. À veiller longuement et sans but, il apprenait que les phases de la nuit varient sa saveur, et que minuit est une heure tiède si on la compare à celle qui précède immédiatement l’aube.

« L’hiver viendra vite », pensa-t-il en allongeant le pas. « Ce n’est pas trop tôt qu’on en finisse avec cet été interminable. L’hiver prochain, je veux… Voyons, l’hiver prochain… » Son effort prospecteur plia presque aussitôt, et il s’arrêta, tête baissée, comme un cheval qui voit de loin la côte.

« L’hiver prochain, il y aura encore ma femme, ma mère, la mère La Berche, Chose, Machin et Truc. Il y aura tout ce monde… Et il n’y aura plus jamais, pour moi… »

Il s’arrêta pour regarder marcher, sur le Bois, une horde de nues basses, d’un rose insaisissable, qu’un coup de vent abattait, empoignait par leur chevelure de brouillards, tordait, traînait sur les pelouses avant de les ravir jusqu’à la lune… Chéri contemplait familièrement les féeries lumineuses de la nuit que ceux qui dorment croient noire.

L’apparition, mi-voilée, d’une plate et large lune parmi des fumées véloces qu’elle semblait chasser et fendre, ne le détourna pas d’une divagation arithmétique : il fit le compte en années, en mois, jours et heures, d’un précieux temps, à jamais perdu.

« Si, le jour où je suis allé la revoir, avant la guerre, je l’avais gardée, c’étaient trois, quatre ans de bons, des centaines, des centaines de jours et de nuits, gagnés, mis en réserve pour l’amour… Un si grand mot ne le fit pas broncher.

« Des centaines de jours, une vie, – la vie. La vie comme avant, la vie avec ma pire ennemie, comme elle disait… Ma pire ennemie qui me pardonnait tout et ne me passait rien… » Il pressait son passé, exprimait un reste de suc sur son désert présent, ressuscitait, inventait au besoin sa princière adolescence modelée, conduite par deux grandes mains robustes de femme, amoureuses, prêtes à châtier. Longue adolescence orientale, protégée, où la volupté passait comme un silence dans un chant… Luxe, caprices, cruautés d’enfant, fidélité qui s’ignorait… Il renversa la tête vers le halo de nacre qui emplissait le haut du ciel et cria tout bas : « Tout est foutu ! J’ai trente ans ! »

Il se hâta vers sa demeure, en s’invectivant sur le rythme vif de son pas : « Imbécile ! Le pire, ce n’est pas son âge à elle, c’est le mien. Pour elle, tout est probablement fini, mais pour moi… »

Il ouvrit sans bruit sa maison enfin silencieuse et y retrouva, le cœur sur les lèvres, le relent de ceux qui avaient bu, mangé et dansé là. Le miroir du vestibule, à l’envers de la porte, le remit en face du jeune homme amaigri qui avait la pommette dure, une belle lèvre triste un peu bleuie de poil noir renaissant, un grand œil tragique et réticent, – le jeune homme enfin qui avait inexplicablement cessé d’avoir vingt-quatre ans.

« Pour moi », acheva Chéri, « je crois bien que tout est dit ».

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