XVIII

– J’ai une lettre de papa, Claudine.

– Ah !

C’est un « ah ! » de contrariété qui m’échappe. Une lettre de Renaud qui n’est pas pour moi ! Et cette fille rusée de Marcel qui me cache cela depuis ce matin !

Au bout du corridor qui sent le grenier de province et le coffre à avoine, nous nous souhaitons une bonne nuit, lampes hautes. Le bras levé, j’éclaire exprès le visage de Marcel, les tempes étroites, les yeux d’un bleu faux, – turquoises un peu malades – le front lisse et cruel, le menton fendu d’une fossette oblongue comme celui de Rézi… Les longs sommeils chastes, l’air montagnard, quelques semaines de froid vif et de soleil ont suffi pour rendre à tous ses traits une vénusté inquiétante. La bouche brille, humide, et s’entrouvre dès qu’on la regarde, par habitude de coquetterie.

– Vous vous poudrez, Marcel ?

– Toujours un peu. Vous avez un tel vent coupant, dans ce pays !

– On nous le fait sur mesure. N’empêche, vous avez une mine !

– Qui vous fait honneur !

– Dites donc… Renaud ne dit rien de particulier ?

Il rit d’un air de pitié amusée.

– Toujours la même ! Allons, entrez une minute, on vous lira ça.

La chambre, grise et rose, fleure le foin coupé mêlé à un autre parfum plus grue. J’hésite entre l’extase et la nausée. Je pose ma lampe et Marcel, bon prince, me tend la lettre de Renaud… Des gentillesses de camarade, plutôt que de père, des nouvelles de la neige, des anecdotes de toboggan et ces lignes touchantes : « Fais attention à Claudine, mon petit. Elle est mon enfant autant que toi, et je ne sais lequel de vous deux confier à l’autre… » Je souris de tristesse, en regardant Marcel se déshabiller. Il me traite en copain, plus qu’en belle-maman, et se dévêt tranquillement, découvrant des dessous… professionnels…

– Mâtin ! ce caleçon de soie rose, ma chère ! Tout ça pour Casamène ? Heureuse Annie !

– Ne chinez pas, allons ! (Il dénoue sa cravate devant une psyché et frappe du pied en boudant.) Vous pensez bien que ce n’est pas pour Annie, ni pour vous. Seulement, vous savez dans quel désarroi j’ai empli ma malle, et…

– Au fait, on ne vous a pas pisté de là-bas ?

– Dieu merci, non ! soupire-t-il en se laissant aller au creux d’un fauteuil, à l’aise dans un pyjama de flanelle blanche. Sale histoire tout de même. Oh ! les élèves des lycées ! Si on m’y repince !

– Mais vous m’avez dit que c’était un truqueur ?

– Oui, mais c’est par l’élève que j’ai connu le truqueur.

– Singulier canal !

– C’est si compliqué ! Enfin, voilà les grandes lignes. Vaney, vous savez bien, Vaney… Ce blond charmant, rose comme un bonbon ?

– Connais pas.

– Il n’y a que vous ! Avec votre manie de courir autour de mon père, vous ne savez rien du monde extérieur… Enfin, Vaney, cet ange, cette petite sainte de vitrail, ma chère, il était de mèche avec le truqueur !

– Oh !

– Il raccrochait des types chics dans les relations de sa famille et, n’osant pas tarifer ses propres faveurs, rabattait pour le petit truqueur et partageait la galette avec lui. Une fois aux mains, si j’ose dire, du petit truqueur (vraiment un peu trop jeune) et de sa bande, les types n’en menaient pas large… Je vous demande pardon, j’ai un vocabulaire de potache…, un souvenir de Vaney…

– La petite sainte ?

– La courtisane sacrée, plutôt !

– Il était « courtisane sacrée » au lycée Marat quand je l’ai connu. C’est vrai, vous ne savez pas… Ces gosses, ils ont une hiérarchie compliquée, ressortissant à Ubu-Roi et à Flaubert… Je m’en suis amusé trois semaines. Croiriez-vous qu’ils m’avaient décoré « à titre étranger » de l’ordre de « l’Eliphas de Muerdre ». J’allais au parloir le samedi…

– Quelle émeute ce jour-là !

– Émeute, et meute ! Des frimousses excitées à toutes les portes, des rires pour que je daigne me retourner, des mouchoirs qu’on laissait tomber en me frôlant du coude « oh ! pardon ! » des lettres anonymes, d’autres signées… ah ! le beau temps !…ah ! jeunesse !…

— Regardez-moi cet octogénaire !

Agacé, il ondule des reins au fond de son fauteuil et me méprise sans détour.

– La plus intelligente des femmes – et vous êtes la plus intelligente des femmes, Claudine ! – ne comprend jamais tout de suite. Ce n’est pas ma jeunesse que je regrette, mais la leur ! Que deviendront-ils, mes jolis gosses de partout ? Pour un qui se garde lisse, mince et blanc, combien tournent au triste jeune coq enroué, taché de boutons, sali de barbe, honteux de lui-même, qui court par imbécillité derrière des jupes de cuisinière… Leurs mains grossissent, leur voix change, leur nez surtout, oh ! leur désolant nez ! Et cette herbe de poils partout, et… Pouah !… ce sont de jeunes hommes, si vous voulez, ce n’est plus l’adolescence enivrante, la beauté sans fêlure, hélas ! et sans durée… la chair fraîche…

« La chair fraîche… » où donc ai-je entendu ces trois mots voluptueux, dans lesquels la bouche mord en les prononçant ? Ah ! oui, Annie… Que disait-elle ? » Dieu vous préserve, Claudine, d’être tentée par la chair fraîche !… Vous ne pouvez pas savoir !… » Stupides jeunes ogres qu’ils sont tous deux ! Cette manière de traiter l’amour en comestible ! Je voudrais leur dire… À quoi bon ? C’est du bout des lèvres, avec un air renseigné et important, que je souhaite bonne nuit à mon beau-fils, Pierrot mince en serre-tête soyeux de cheveux blonds, affalé dans sa flanelle blanche…

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