XVI

– Marthe me charge de mille choses aimables pour vous, dit Annie en repliant une lettre.

– Marthe ? Marthe Payet ? vous êtes donc restée en relations avec votre belle-sœur, après votre divorce ?

Le chocolat matinal fume entre nous deux, et le poêle ronfle. Malgré les chaises anglaises au dossier inhospitalier, malgré les dressoirs Maple et le nickel Kirby, la longue salle à manger est restée provinciale, Dieu merci, un peu sombre et sérieuse : une seule fenêtre et beaucoup de placards pour les liqueurs, l’épicerie et les confitures… On dut autrefois y manger beaucoup, pieusement. Nous sommes toutes petites là-dedans, Annie en saut-de-lit bleu, moi en laine rose à manches de moine, les cheveux brouillés et les idées claires, car le matin ramène en mon être bien portant une allégresse remuante, l’appétit joyeux de m’attabler devant une journée à peine entamée…

Le chocolat embaume, un soleil d’argent joue dans ma tasse, Renaud va mieux et sa lettre projette des voyages, des fugues au soleil, des gâteries égoïstes pour nous deux tout seuls… Le bon matin, le bon matin ! Et Annie, qui replie sa lettre, penaude d’avoir eu la langue si longue !

– Vous correspondez avec Marthe ? Je vous croyais brouillées ?

– Nous l’avons été ; mais, il y a deux ans, comme j’étais de passage à Paris, nous nous sommes rencontrées, par hasard : j’allais passer sans rien dire, quand elle s’est précipitée sur moi avec les plus vives démonstrations de tendresse en m’affirmant qu’elle m’avait toujours gardé son affection entière et que, loin de me blâmer, elle m’approuvait d’avoir planté là, dès que je l’avais découvert infidèle, l’« imbécile prétentieux » – c’est l’expression de Marthe – qui fut mon mari et qui reste son frère à elle… Pour tout dire, je crois que celui-ci venait de lui refuser une certaine somme dont elle avait alors besoin…

– Et que vous, vous avez fournie après cette scène touchante de réconciliation !

– Oui… Comment le savez-vous ?

– Je devine, mon petit : c’est un don que j’ai comme ça.

– Elle m’a d’ailleurs remboursée très peu de temps après…

– Oui ? Voilà qui m’étonne davantage !

– C’est à peu près depuis cette époque-là qu’elle « connaît » quelqu’un qui la comble de bijoux, de dentelles, de tout…

– Mais Maugis ?

– Maugis, elle le garde « pour s’engueuler avec », à ce qu’elle dit.

– Et son mari ?

Annie tortille une enveloppe, l’air gêné :

– Ah ! ce n’est pas le plus beau de l’histoire. Il est malheureux, le pauvre Léon, si malheureux qu’il s’en met à avoir du talent !

– Sans rire ?

– Sans rire, vous l’avez dit. Mais vous n’avez donc pas lu son dernier roman : Une femme ?

– Ma foi, non : il me l’a envoyé ; mais comme je ne pouvais pas le supposer moins rasoir que les précédents, je n’en ai même pas coupé les pages.

– Lisez-le, Claudine. Vous verrez, c’est le journal, si naïf, d’une douleur qui se complaît en elle-même… Ses amis ont crié au scandale, et voilà ce pauvre Léon qui passe pour un cynique, pour un ignoble individu de génie…

– Je ne le plains pas. S’il ne fallait qu’être cocu pour avoir du talent… votre mari serait un Prince des Lettres, Annie !

Pendant qu’elle rit comme une pensionnaire, la tête tirée en arrière par sa grosse natte, une porte s’ouvre… et Marcel paraît !

Marcel en molleton blanc qui s’arrête en tendant un pied hésitant de baigneuse !… Annie coupe net son rire et le considère, sa bouche plaintive entrouverte, pendant que je crie, furieuse soudain :

– Comme c’est malin ! Mon petit, tâchez donc d’aller vous recoucher vivement : j’en ai assez de vous voir tourner de l’œil et joncher les tapis comme une fleur coupée !

Annie, qui redoute les effusions de sang, s’interpose :

– Mais pas du tout ! Puisque vous êtes descendu, Marcel, prenez cette chaise, là, le dos au poêle… Vous n’avez pas déjeuné ?

Sourire dolent de la « fleur coupée » :

– Merci. Que d’excuses je vous dois, et quel refuge inespéré j’ai trouvé en vous, ma chère Annie !

Sa chère Annie ! Va-t-il la tutoyer, aussi ? Là, vrai, si on m’assurait que la cave n’est pas trop humide, avec quel plaisir j’y enfermerais ce… ce Marcel !

Il s’installe, beurre des rôties, mange, emplit sa tasse, tourne sa cuiller, le petit doigt levé, laisse le soleil aveugler ses yeux grands ouverts, éblouis et heureux…

Ses dix jours de lit, de sommeil, de poulet et de confitures lui ont enlevé dix ans. C’est l’adolescent Marcel d’avant mon mariage, celui dont je touchais la joue, émerveillée, pour « voir si c’était vivant » pour regarder le bout de mon doigt ensuite avec la surprise de n’y pas trouver un peu de poudre de pastel argenté, mêlée au bleu-vert qui servit à dessiner les veines… Il a mon âge, ce bibelot ? Moi, tous les soleils de l’été se sont mirés dans l’or de ma peau, ont ganté mes mains sèches et chaudes, et la bise de cette semaine a fendu d’une gerçure fine et cuisante l’arc si bien tendu de ma lèvre supérieure…

Annie contemple Marcel avec des sentiments très différents des miens, qu’elle résume en cette exclamation simplette :

– Comme c’est amusant de voir un homme ici !

L’» homme » pince la bouche pour une moue où il y a de tout : vanité, vexation, modestie de quelqu’un qui n’en demandait pas tant… Sa petite maladie lui a posé sous les yeux deux vallons de nacre mauve, deux poétiques gnons voluptueux. Annie ne mange plus. Songe-t-elle, devant mon beau-fils, au petit chauffeur d’Agay ou au chasseur de Carlsbad ? Ses souvenirs n’ont que l’embarras du choix. Dieu ! que je rirais si elle tombait amoureuse de Marcel ! Faute de grives… Mais je le connais, lui ! c’est un merle qui ne se laissera pas prendre – que dis-je ? une merlette, une merlette blanche !

– Papa va bien, Claudine ?

– Pas mal, merci. Il m’écrit trois fois par semaine.

– Il revient bientôt ?

– Je ne sais pas. Les médecins le disent plus galvanisé par l’altitude que réellement guéri… Trois semaines, un mois, peut-être davantage…

– Comme c’est long ! s’exclame Marcel poliment.

– Je te crois !

– Ah ! le surmenage, ma chère ! Ainsi, moi… Mais j’ai peur d’ennuyer Annie.

– Du tout, du tout…

– Et, d’ailleurs, je suis guéri, guéri, guéri ! Vous êtes mes deux anges !

– Oui, oui, c’est convenu… Quand partez-vous ?

Le rose délicat de ses joues s’efface, il jette vers la porte un coup d’œil peureux… J’ai un peu honte :

– Je voulais dire : vous n’avez rien qui vous appelle à Paris ou ailleurs ?

– La simple prudence…, commence Annie.

Elle n’achève pas sa phrase, mais je sens le reproche indirect : dame ! elle sait vivre, elle ! Ce n’est pas Annie qui s’installerait chez une amie pour y régenter bêtes et gens, changer l’heure des repas, harceler l’apathie d’un fermier somnolent qui laisse pourrir en terre les pommes de terre oubliées…

Non, je me tairai. Et ce sera encore pis. Qu’ils tremblent ! car je vais être polie et impersonnelle… Vaine résolution : ces choses-là, il faut les apprendre tout petit…

Le silence devient pesant : Annie souffre, Marcel gratte la nappe écrue. Je m’hypnotise sur l’étoile ardente découpée dans la porte du poêle. Enfin, ma brune amie respire profondément et, d’une faible voix, répète comme un écho pas pressé :

– Vous n’avez sans doute rien qui vous rappelle à Paris ?

– Non, rien… Et même au contraire…

Je ris grossièrement. Ah ! oui, « au contraire ». Il a la frousse de se faire entôler, ou pis encore. Quelle pitié !

– Alors…, vous nous faites le plaisir de rester quelque temps ?

Ça n’a l’air de rien, cette petite phrase. Eh bien, dans la bouche d’Annie, c’est, ni plus, ni moins, un coup de force, une manifestation d’indépendance, un acte de lèse-Claudine !

Plus intelligent qu’elle, Marcel l’a senti. Et c’est moi qu’il regarde, indécis, en répondant :

– Vous êtes mille fois bonne, Annie… Pourtant…

– Restez, Marcel, assez de chichi.

J’ai posé ma main sur son épaule, bourrade autant que caresse, et mon amour-propre d’hôtesse insociable se satisfait de sentir plier, sous ma main dure, cette épaule fuyante d’une grâce féminine très second empire.

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