XVII

La vie s’organise à trois, moins pénible que je le craignais. Et puis Renaud m’écrit des lettres si rassurées, si chaudes d’une reconnaissance que je ne mérite pas ! » J’étais si sûr de toi, ma chérie, je savais que tu arrangerais tout, que tu me ferais un oreiller sans pli, et tu as attiré jusqu’à Port-Annie cet enfant perdu que j’ai si mal élevé… »

Pour cette lettre-là, pour ce cri de gratitude que je mérite si peu, j’ai eu envie de pleurer de honte, de casser les vitres, de ravager le mobilier anglais à coups de pied… Toby-Chien seul l’a su ; petit gnome noir couché sous ma table, il a perçu, avant que j’aie bougé, les premières atteintes du fluide dévastateur… Inquiet, la peau tremblante il s’est dressé sur ses courtes pattes de derrière, posant au ras de la table sa tête monstrueuse aux yeux de nègre, les dents luisantes et les griffes trapues d’un bonasse démon issant de l’abîme. Alors je l’ai caressé et je lui ai demandé mentalement pardon.

Oui, la vie s’organise ; je tâche de l’organiser à ma guise, et souvent j’échoue. Entre Annie et Marcel, qui n’échangent pas trois paroles hors de ma présence, je devine une secrète alliance de faibles et de sournois. Mon beau-fils, expert en l’art de graduer ses effets, exhibe petit à petit un jeu de cravates, de casquettes plates à grande visière, de knickerbockers et de bas tyroliens, propres à fanatiser les foules. Il y a un certain Norfolksuit – toujours un peu trop ajusté – dans lequel il joue les pages… Annie, excitée, va jusqu’à renouer trois fois par jour sur sa nuque sa queue d’étalon noir et risque à dîner des quarts-de-peau. Dédaigneuse, je ne condescends pas à quitter mes courtes jupes d’homespun, ni les chemisettes chaudes et souples dont les nuances unies, orange vif, rose chinois, vert turquoise, m’embellissent et tachent agréablement les pelouses rouillées. De la bure en dessus, du linon de princesse en dessous, des semelles doubles aux pieds et rien sur la tête, je ne me fais pas une autre idée du bonheur physique ici-bas. Marcel m’appelle en riant « Fille des Mévas », et je me rebiffe. Les Mévas sont des tourtes dangereuses, avec leurs manies de coucher sur la dure et de bouffer des navets crus. Des navets crus ! Oh ! l’haleine d’une douce fiancée Méva…

Cependant, mon peuple (ma petite détraquée et mon jeune inverti), mon peuple, s’il ne murmure pas, élude ; il y a quelque chose de changé dans mon tranquille royaume bombé, mon cabochon où les traces d’une civilisation prétentieuse s’effacent lentement… Ainsi :

– Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui, Claudine ?

Vous, Marcel, je ne sais pas. Moi, je ramasse des pommes de pin et peut-être aussi des champignons. Et vous, Annie ?

– Moi ? rien… je ne sais pas.

– Le programme des fêtes étant arrêté… bonsoir, mes enfants. J’en ai pour jusqu’à la cloche du déjeuner.

Et je m’en vais avec affectation, un panier à chaque bras, et sur mes talons, Toby-Chien en tenue de promenade. La tenue de promenade de Toby-Chien consiste principalement en une pomme qu’il porte dans sa gueule, une pomme beaucoup trop grosse qui distend ses mâchoires et le fait ressembler à un dauphin. On voit que ça l’embête à mourir, mais c’est sans doute le résultat d’un vœu…

À quinze pas de là, Marcel court et me rattrape.

– Où est-ce les pommes de pin ?

– Sous les pins.

– Loin d’ici ?

– À ce petit bois, de l’autre côté de la combe.

– Je vais avec vous.

– Si vous voulez.

Je siffle, en marchant vite à travers l’herbe mouillée.

Marcel jette un coup d’œil de regret sur ses bottines jaunes luisantes, hésite et me suit. Sous la sapinière, il fait un demi-jour d’orage, un silence recueilli d’avant les bourrasques. L’odeur des pommes de pin, des feuilles décomposées et des champignons éclos la nuit me rajeunit de quinze ans ; me voici à Montigny avec ma sœur de lait Claire… le troupeau de moutons est là, de l’autre côté du bois « prrr… ma guéline… » Et sous le feu de brindilles nous cuirons les pommes…

– Qu’est-ce que vous chantez là, Claudine ?

– Une chanson de quand j’étais petite…

Une chanson qui vient de loin, de Montigny-en-Fresnois… j’entends encore ma voix rude et fraîche… une chanson d’avant ma vie, d’avant Renaud, d’avant l’amour… Ah ! que j’aime mon enfance !

Hé, n’querriez donc point, ma Mère.

Y vins de Dijon.

De vouer passer la bannière

Du princ’ de Borbon…

Active, muette, oublieuse, je ramasse des pommes de pin, je poisse mes doigts d’une gomme parfumée et me redresse enfin, le dos courbaturé.

– Dites donc, Marcel, ne vous fatiguez pas.

Son menton rusé pointe en avant, ses yeux bleus, sombres sous la visière de la casquette, me narguent avec une puérile malice.

– Tiens, pensez-vous que je vais me fourrer les doigts dans toutes ces cochonneries !

– C’est pas des cochonneries, c’est de la résine.

Il se penche, ramasse entre deux ongles, par une écaille, une pomme de pin sèche, et la lance dans le panier, le bras allongé en avant comme les petites filles qui jettent des pierres.

– Voilà, j’ai assez travaillé… Tiens, Annie !

En effet, c’est Annie. Lente, une capeline de bains-de-mer en toile rouge nouée sous le menton, elle s’avance d’un pas désœuvré, exagère la distraction de son regard pour affirmer : « Je ne venais pas vous rejoindre… je passe, par hasard. »

– Anni-i-ie !…

L’écho de la combe nous « écharnit » d’une voix faible et distincte… Elle répond de loin : « Claudi-i-ine ! » mais aucun double moqueur et caché ne répète son cri… Assise sur un tapis feutré d’aiguilles de sapin, j’épile soigneusement un mousseron tout frais, englué d’une chevelure d’herbe fine. Il est moite et froid, emperlé et tendre comme un nez d’agneau et si tentant qu’au lieu de le déposer dans le panier je le croque cru délicieux, il sent la truffe et la terre…

– Qu’est-ce que vous mangez là ? crie mon amie.

– Des champignons.

– Dieu ! Elle va s’empoisonner ! Empêchez-la, Marcel… J’apporte le courrier, ajoute-t-elle.

Pourquoi faut-il que j’entende sous cette phrase si simple une sorte d’excuse à son arrivée ? Je n’aime pas cette manière théâtrale d’expliquer une entrée ou une sortie… Il est vrai que je suis tellement difficile ! Les gens qui m’ont vue trois fois s’y trompent. À me voir, coiffée en coup de vent, la jupe à ras de terre, le pied solide et le coup d’œil droit, ils se disent « Voilà la petite bonne femme qu’il me faudrait ! C’est allant, c’est vif, et si facile à vivre !… » essayez donc ! Si j’étais homme et que je me connusse à fond, je ne m’aimerais guère insociable, emballée ou révoltée à première vue, un flair qui se prétend infaillible et ne fait pas de concessions, maniaque, fausse bohème, très « propriote » au fond, jalouse, sincère par paresse et menteuse par pudeur…

Je dis ça aujourd’hui, et puis, demain, je me trouverai charmante…

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