XXIV

Un froissement doux, un chuchotement monotone, mais expressif, presque syllabé, contre les volets clos, m’éveille progressivement… je reconnais le murmure soyeux de la neige. Déjà la neige ! elle doit tomber en flocons lourds, d’un ciel calme que le vent ne bouleverse point… Verticale et lente, elle aveugle l’aube, elle suffoque les enfants qui vont à l’école et qui la reçoivent nez levé, bouche ouverte, comme je faisais autrefois…

Et la nuit ironique m’a comblée de rêves ensoleillés, puérils, de rêves faciles et vides où il n’y avait que mon enfance, l’été, la chaleur, la soif…

Un peu de fièvre, sans doute, me retient encore parmi cet été et ce jardin qui appartiennent à mon enfance. J’ai soif. Mais je n’ai soif que de l’eau, rougie d’un vin banal et haut en couleur, que me versait Mélie dans la salle à manger fraîche, un peu moisie… « À boire, Mélie, vite ! »

Elle claquait la porte, une grille basse grinçait et par l’escalier noir montait l’odeur des pommes de terre qui germaient dans la cave, celle du vin répandu, aigri, sur le sable du cellier, parfum si humide et si glacial qu’un frisson de délices descendait entre mes épaules, moites de la course ou du jeu de billes… Oui, je n’ai soif que de vin sans bouquet, dans ce seul gobelet de la cuisine, épais aux lèvres, où ma langue habituée tâtait une bulle soufflée dans le verre grossier.

— Encore un verre, Mélie !

— Non, je te dis. T'attraperais des grenouilles dans le ventre !

Phrase rituelle, que j’entendais chaque fois avec un agacement presque voluptueux, comme tous les autres proverbes de Mélie… « Quand un chien trouve une dent de petite fille par terre et qu’il l’avale, il pousse à la petite fille une dent de chien, et au chien une dent de petite fille… » « Ne mets pas les chapeaux de tes camarades en récréation : trois sueurs de « personnes » donnent une pelade ! »

Éblouie de l’ombre brusque, je devinais sur la table le pain de quatre heures, la miche encore tiède dont je rompais la croûte embaumée pour la vider de sa mie molle et y verser la gelée de framboises… Le goûter ! mon repas préféré de gobette, en-cas varié que je pouvais emporter sur la maîtresse branche du noyer, ou dans la grange, ou à la récréation du soir, heure mouvementée où nous trouvions le moyen de manger en courant, en riant, en jouant à la marelle, sans qu’aucune de nous en meure étouffée…

Puis je retournais dans le jardin doré, bourdonnant, écœurant de glycines et de chèvrefeuilles, bois enchanté qui balançait des poires vertes, des cerises roses et blanches, des abricots de peluche et des groseilles à maquereau barbues.

Oh ! Juin de mon rêve ! Été commençant où tout se gonfle de jus acide ! Herbe écrasée qui tachait ma robe blanche et mes bas cachou, cerises que je piquais d’une épingle et dont le sang à peine rose tremblait en gouttes rondes… Groseilles vertes sous la langue, que j'écrasais d’une dent craintive, groseilles qu’on prévoit atroces et qui sont toujours pires !…

Je ne veux que l’eau rougie, bue dans l’ombre de la salle à manger de mon enfance, dans le verre épais aux lèvres…

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