XXV

Il neige. J’attends Renaud. Marcel s’ennuie. Annie brode, se souvient et espère ! Hier je les ai laissés tous les deux :

« Annie, ne faites pas d’enfant à Marcel ! »

Et en avant à travers la neige fraîche, les jambes dans des guêtres de drap !

O beau jardin immaculé ! Le bleu des sapins seul le tache, et la rouille d’un fagot de chrysanthèmes, et le jabot mauve d’un ramier qui a faim…

Jaune, grise, fauve, rayée, tachetée, les yeux en lanternes, Péronnelle, enivrée, se métamorphose en panthère pour s’engraisser des pierrots imprudents, – mais sa couleur la dénonce, encore qu’aplatie sur la neige, les oreilles nivelées, les sourcils joints et la queue vibrante… Elle n’a jamais dû regretter autant de n’être point caméléon : « Oh ! que je voudrais être blanche ! » supplient vers moi ses beaux yeux féroces… Toby-Chien, noir et ciré, suit mes talons en éternuant, et on jurerait qu’il s’applique à imprimer, entre les traces longues de mes semelles, le dessin naïf de quatre petites fleurs creuses… Tu t’accroches à moi comme une ombre trapue, petit chien divinateur, toi qui sais que je ne te quitterai pas, comme Annie, pour courir vers un petit chasseur galonné, tout vert et or, aux joues en pommes…

L’air suffoque, un air lourd de neige suspendue, sans un souffle de vent. J’appelle Toby-Chien, et ma voix sonne court, comme dans une chambre étouffée de tentures. Tout est si changé que je marche avec la certitude délicieuse de m’égarer. L’odeur de la neige, ce parfum délicat d’eau, d’éther et de poussière, engourdit toutes les autres odeurs. Le petit bull, inquiet de ne plus sentir sa route, m’interroge fréquemment. Je le rassure et nous descendons la route à peine souillée d’une double marque de roues, et d’œufs de crottin vert que cerne un vol de mésanges… « Plus loin, Toby, dans le bois ! »

– Si loin ! répondent les yeux de Toby. Tu ne crains donc pas ce royaume étrange de la forêt sous la neige, où glisse un jour d’église triste ? Et quel silence ! Dieux ! on a remué…

– Mais non, Toby, c’est une feuille jaune qui est tombée lentement, toute droite, comme une larme…

– Une feuille… c’était une feuille au moment où tu l’as regardée, mais… avant que tu la regardes, qui peut dire ce que c’était ? Elle a frôlé comme un pas, et puis comme une respiration… Viens ! J’ai peur. Je ne vois plus le ciel sur nos têtes, car les sapins se joignent par leurs cimes… Tout à l’heure, je contemplais un univers enseveli, mais sous ce manteau ondulé se modelaient des formes familières : la montagne ronde qui gonfle son dos en face de notre maison et quatre peupliers nus qui me servent de points de repère. Viens ! on a crié tout près…

– Mais, Toby-Chien, c’est ce gros geai roux qui s’en va là-bas, avec sa frange d’azur à chaque aile…

– Un geai ?… oui. À présent, c’est un geai, mais tout à l’heure, quand il a crié, qu’était-ce ? Tu ne connais qu’un aspect des choses et des êtres, celui que tu vois. Moi j’en connais deux : celui que je vois et celui que j e ne vois pas, le plus terrible…

Ainsi nous dialoguons, car Toby-Chien, plein de crainte et de foi, puise dans mes yeux, inépuisablement, ce qu’il lui faut de courage pour avancer de quinze mètres, s’arrêter, me regarder et repartir encore…

Foi des bêtes en nous, foi accablante et imméritée ! Il y a des regards d’animaux devant lesquels on détourne les siens, on rougît, on veut se défendre : «Non, non ! je n’ai pas mérité cette dévotion, ce don sans regret ni réserve, je n’ai pas assez fait, je me sens indigne…»

Léger comme un elfe, un petit écureuil vole au-dessus de nous de branche en branche. Sa queue rousse s’éparpille en fumée, son ventre floconneux ondule au vent de son élan. Il est plus dodu, plus capitonné, plus riche qu’un angora et se penche pour me voir, les bras écartés, ses mains onglées cramponnées humainement. Ses beaux yeux noirs palpitent d’une effronterie craintive et je souhaite très fort le saisir, palper son corps minuscule sous la toison fondante, si douce à imaginer que j’en serre un peu les mâchoires…

Tout d’un coup, c’est presque la nuit… À cause du sol blanc, on ne prend pas garde que la nuit peut venir, et on y pense quand elle est là. À mes pieds, le petit bull tremble, pendant que, debout, les yeux fatigués, je cherche ma route au sortir du bois noir. Rien ne bouge sous le ciel fermé, et l’oiseau sombre qui me fuit semble se taire exprès… J’hésite, égarée, privée du reflet du feu qui devrait teinter l’ouest et me guider vers le gîte. Toute petite angoisse, factice, mais que je nourris, que j’exagère avec un plaisir de Robinson enfant… Vers la neige qui bleuit, le ciel s’abaisse et pèse, près de m’écraser, moi, moi pauvre bête sans coquille et sans maison… Allons, un peu plus d’imagination, un peu plus d’angoisse encore, rêveuse éveillée ! Redis-toi presque tout haut des mots qui ont, à cette heure-ci, un pouvoir mystérieux : … «la nuit… la neige… la solitude… » Qu’une âme effarouchée et sauvage s’échappe de la tienne ! Oublie les hommes et la route, et la maison amie, oublie tout, sauf la nuit, la crainte, la faim qui te presse et diminue ton courage ; cherche d’une oreille qui tressaille et remue sous tes cheveux, d’un œil agrandi et aveugle, le pas devant qui tu fuis, la forme plus noire que la nuit et qui pourrait se dresser là, ici, devant, derrière… Fuis, heureuse de ta peur à laquelle tu ne crois pas ! Fuis pour entendre ton cœur dans ta gorge, mêlé au râle essoufflé de Toby-Chien. Fuis plus vite, poursuivie par l’ombre de l’ombre, glisse sur la neige qui gèle et qui crie comme une vitre ; fuis jusqu’au havre que retrouve ton instinct, jusqu’à la porte rougeoyante où tu trébuches, en palpitant comme l’écureuil, et où tu soupires, dégrisée : «Déjà ! »

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