XXIX

– Qu’est-ce qui me reste, maintenant ?

Ce faible cri d’Annie, ce soupir qui se lamente et se résigne et n’exige rien, comme il me remonte aux lèvres avec amertume ! Mais je ne me résigne pas, et je me révolte, et je me redresse, prête à invoquer je ne sais quels droits imaginaires… Imaginaires ! Je regarde autour de moi, étonnée que sous mon regard ne s’effondre pas, féerie mouvante, tout ce qui fut le décor de ma félicité…

Oui. Renaud est revenu ! Il est là, dans la chambre voisine, si proche que je puis entendre sa respiration, le froissement léger du livre qu’il feuillette… Il est là, et ce n’est plus lui, – ou bien je ne suis plus Claudine…

« Il reviendra, me disais-je, et, ce jour-là, le crépuscule sera clair comme une nuit de lune rien qu’à la forme de son ombre encadrée par la portière du wagon, je reconnaîtrai tout mon cher passé, tout mon amour présent… »

Dieu ! dans quel cauchemar ai-je commencé de vivre, il y a sept jours ? Pourquoi n’ai-je reconnu ni sa voix, ni son regard, ni la chaleur de son étreinte ? Je leur ai confié, à ces hommes qui l’ont emmené sous la neige, un malade épuisé, mais si vivant, un nerveux surmené qui trépidait encore ; – de quel droit me rendent-ils un vieillard ?

Un vieillard, un vieillard !… cela est-il possible ? Mon ami, mon amant, mon cher compagnon des heures furieuses où nous n’entendions d’autre bruit que celui de nos souffles écrasés l’un dans l’autre, je vous le demande, cela est-il possible ? et si vraiment cela est, si vous n’êtes plus à mes côtés qu’une ombre tendre, qu’une image pâle et voûtée de mon amour, quelle aberration me défendit de prévoir ce qui arrive ? J’ai vingt-huit ans, vous en avez cinquante, et votre jeune âge mûr fut si brillant, si impatient et si piaffeur que j’espérai plus d’une fois, ô mon amour, que je souhaitai pour vous la cinquantaine assagie… Vœu néfaste et qu’un dieu ironique entendit ! Vous voilà tout d’un coup, magiquement, irréparablement, pareil à mon souhait imprudent un vieillard !… Ternie, l’eau sombre et couleur d’étang de vos yeux, et flétrie cette bouche où se caressait ma bouche, et détendus, autour de moi, ces beaux bras forts qui semblaient d’une femme amoureuse !… Oh ! qui donc, et pourquoi, me châtie ? Me voici debout, en larmes, les mains vides, pareille à cette Annie qui pleurait, ici même, la forme la plus tangible et la plus vile de l’amour… Me voici pleine d’une force qui ne s’est jamais tout entière dépensée, me voici jeune et punie, et privée de ce que j'aime en secret d’une ferveur si brûlante, et je me tords ingénument les mains devant mon désastre, devant la statue mutilée de mon bonheur… Celui que je nommais « mon père » par un jeu filial d’amoureuse, le voici, pour le reste de notre vie, devenu mon aïeul…

Il m’aime et souffre en silence d’une douleur humiliée, car je ne veux pas de ce qu’il m’offre et je n’accepte ni ses douces mains habiles, ni sa bouche à qui je dus tant de délices… Mes nerfs et ma pudeur se révoltent, à l’imaginer dans ce rôle d’instrument complaisant et insensible…

Il est là, dans la chambre voisine, inquiet de ma présence et de mon silence. Il a envie de m’appeler et n’ose pas. Depuis qu’il est de retour, je lis sur ses lèvres pâlies le désir d’une question, d’une explication… Mais je me dérobe. Je consens à souffrir – mais pas à l’entendre. Nous mentons héroïquement, avec un sourire heureux d’étrangers. Je vais fredonner maintenant, car je l’écoute penser, et je sens que si je ne parle pas, si je ne chante pas, si je ne remue pas ma chaise, il m’appellera. Je préfère souffrir, lâche, impatiente de ma douleur comme d’une brûlure insupportable lorsque je suis seule ; mais je lui mens, à lui, de toute la sérénité de mon front et de mes yeux, de toute la câlinerie inoffensive de ma bouche, car je ne veux pas qu’il parle, qu’il s’avilisse jusqu’à des excuses dont je demeurerais plus que lui humiliée, – qu’il m’offre je ne sais quelle abdication que je n’accepterais jamais, jamais… Ô ma liberté que je refuse ! Je vous regarde avec un mépris attendri, comme un jouet de mon enfance, – et peut-être, d’ailleurs, que je ne saurais plus me servir de vous…

Et puis, même au plus vif de ma douleur, aux heures de la nuit où je creuse finement ma place la plus cuisante, avec cette sorte d’orgueil imbécile qui me menait, autrefois, à me couper en souriant la langue avec les dents, – au plus fort de cette gymnastique harassante à laquelle s’entraîne ma volonté – n’y a-t-il pas un espoir têtu, presque pas conscient, un espoir de plante secouée par l’orage et qui attend obscurément la fin de la bourrasque ? – n’y a-t-il pas une voix déjà confiante qui chuchote : « Cela s’arrangera. On ne sait pas comment, mais cela s’arrangera. Il n’y a pas de peine irrémédiable, sauf la mort. L’habitude seule de vivre mal à l’aise, de souffrir tous les jours, cette passive routine est déjà un remède, un rythme qui modère et adoucit les heures »…

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