XXVIII

– Marcel ?

– Chère amie ?

– Ne faites pas la femme du monde : nous parlons sérieusement.

– Je ne fais pas la femme du monde, Claudine. Vous n’êtes pas ma chère amie ?

– Je suis votre belle-mère, Monsieur, voire votre vieux copain, un copain que vous savez très bien taper à l’occasion, et même sans occasion !

– Vous êtes dure…

– Non, mon petit. Je ne vous reproche pas les louis que je me suis laissé, de très bonne volonté d’ailleurs, carotter par-ci par-là… Et la preuve, c'est que je m’en vais peut-être vous fournir une occasion sans pareille de toucher cinq louis, – ou dix, – ou quinze, on ne sait pas…

– Oh ! oh ! vous avez inventé une « eau de Beauté » ? Ou bien il y a un vieux qui veut m’avoir ?

– Penses-tu, chéri ? Fausse mineure pour diplomates âgés, va ! Non Marcel, écoutez !

– J’écoute.

– Vous n’avez jamais connu, au sens biblique du mot, – une femme ?

–.......................

– Voilà le flacon de sels. Je reprends : vous avez jamais…

– Jamais ! je le jure !

– Ça suffit. L’innocence crie dans vos yeux bleus et votre voix rose. Dites-moi encore si on vous collait dans vos draps une jolie femme amoureuse de vous, qu’est-ce que vous feriez ?

– Rien… Et puis je m’en vais. Je ne veux pas qu’on me dise des saletés !

– Et si on vous payait pour ?

– Si on me… C’est sérieux ?

– Très.

– Oh ! zut ! Y a une grosse dame qui me cherche ?

– Pas grosse, petite. Gentille, gentille !

– Gentille… Je me méfie…

Il se méfie, en effet, car je le bloque entre deux portes, dans le tambour, profond comme une alcôve, qui sépare la salle à manger du salon. Il se méfie, car j’insiste, avec une fausse légèreté qui ne trompe pas ce petit animal fourbe ; – une légèreté conventionnelle qui semble souligner nos répliques rapides d’une indication scénique : MARCEL, sur ses gardes… CLAUDINE, évaporée

– Gentille, gentille… Une femme, gentille ? Vous me rappelez cruellement une histoire que je vous ai tue jusqu’ici par pudeur.

– Vas-y !

– Il y a deux ans, à Biarritz, j'avais dégoté un tout jeune Anglais, charmant mais marié, le monstre ! Marié et libre d’aimer à sa guise pourvu que sa femme (une petite ogresse blonde toute ronde, avec un derrière en pomme sous des jerseys bleus) y trouvât son compte… Ne se met-elle pas en tête, si j'ose dire, de se me payer ! Ils me grisent de whisky, ces animaux-là, et me voilà seul avec la petite ogresse décidée à tout ! Ah ! Claudine ! Quelle minute ! j’en ai chaud quand j’y songe… Tout ce qu’on peut dire et faire d’aimable à un joli garçon, elle me l’a prodigué, avec un insuccès lamentable ! De temps en temps, l’espoir me revenait…

– Ça s’appelle un espoir ? « L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable…»

– Je songeais à lui, qui buvait du champagne – un magnum – dans une chambre à côté… et puis va te faire fiche ! tout à recommencer ! À la fin, elle m’a giflé, rageusement, et m’a flanqué dehors.

– Et vous avez retrouvé le suave mari au magnum ?

– Très joli… Je l’ai retrouvé, sous la table. Vous voyez…

– Mais ce ne serait pas la même chose, Marcel !

J’attire son oreille tout contre ma bouche, car j’ai un peu de gêne de ce que j’entreprends… Je chuchote, je chuchote longtemps. J’étouffe des mots, qui pourtant ont peine à sortir de mes lèvres… Marcel s’effare, refuse, marchande ! J’ordonne presque, mais ma sévérité s’atténue d’une bourrade, caresse grossière de maquignon… Il n’a pas consenti tout à fait que déjà je le quitte, sans vouloir entendre ses hésitations dernières, – je referme derrière nous le confessionnal où nous venons de tramer quelque chose de si innocent et de si louche…

Que Dieu me juge – s’il a le temps ! J’avais cru bien faire. Je voulais seulement, moi qui vais récupérer mon cher bien, ma raison de vivre, je voulais seulement que cette petite envoûtée ne partît pas seule, en mendiante, sur ces chemins tout bleus de neige à demi fondue, souillés de plaques de boue siliceuse et bordés de baies flétries ; – je voulais qu’ici, sous ses rideaux clos, elle pût jouir à l’aise d’un joli mannequin suffisamment animé… Je voulais qu’elle retrouvât sa gaieté peureuse, son sourire d’enfant maltraitée, son insouci oisif et gracieux… Pauvre petite ! Quel fiasco lamentable, et comme elle pourrait m’en vouloir !

Avant-hier, par une soirée de vent noir et tiède qui sentait le dégel et le faux printemps, nous nous étions assis devant un dîner corsé et paysan de lard fumé, de poulet au vin, avec le pudding couleur d’acajou et arrosé de vieux rhum… Je buvais résolument un frontignan traître et sucré, et j’emplissais les verres d’Annie sans défiance, de Marcel averti, frissonnant et muet, mais qui vidait coup sur coup son gobelet comme il eût avalé la ciguë, hop ! d’un trait, la tête en arrière, avec un regard chargé de rancune et d’appréhension…

La bizarre soirée, entre cette petite à demi grise, ce gamin à la figure de fausse mineure ! Je me sentais légère et aveugle comme une bulle de savon qui se cogne partout, et pleine de mansuétude. Une âme généreuse, amoureuse de l’amour, une âme d’entremetteuse désintéressée étayait la mienne, en vérité ! Et quand j’eus « achevé » Annie d’un verre de punch, quand j’eus conduit au premier étage ce couple disparate et gracieux, quand j'eus, d’une bourrade dernière, jeté Marcel et son pyjama turquoise dans la chambre d’Annie, je m’en allai vers mon lit, allègre, toute soulevée d’une noble fièvre qui n’avait rien d’impur. Parfaitement ! Il fallut qu’un cri léger, un cri tendre et ému, m’inquiétât, pour que je revinsse vers la porte, close sur nos deux amoureux, si j’ose dire…

Penchée vers le battant refermé et plus maternelle que curieuse, j’écoutais… Rien… Si ! Un murmure effrayé et volubile, où je distinguais deux voix mêlées… Plus rien… Si. Un gémissement très doux, mais si désolé et si déçu !… Un gémissement si significatif que je me surpris à gronder toute seule quelque chose où le troisième sexe se trouvait, en la personne de Marcel, gravement offensé… Et puis, derechef le silence. Et puis la voix de Marcel essoufflé, sur un ton d’excuse mondaine… Je grelottais de froid et de rire nerveux. Je pressentais le ratage, le ridicule, toute une louche parodie de volupté, oui, mais pas cette sortie honteuse de Marcel se ruant hors de la chambre et meurtrissant mes pieds nus, avec un « zut !» excédé et haineux qui me racontait tout… Pâle, le nez pincé et les lèvres rouges, le bleu des yeux tourné au noir, il manquait faire chavirer ma lampe et me renverser dans l’escalier :

– Claudine ! ah ! vous étiez là ? ça vous amuse, vous ? Drôle de goût !

Secrètement humiliée, je commençai de le rabrouer :

– Dites donc, mon petit, je fais ce que je veux… Et puis, je suis starter, vous savez bien !

Starter ! starter ! ah ! par exemple ! Elle peut starter toute seule, si elle veut, votre amie ! Je me dérobe à l’obstacle !

Furieuse, je le secouais par le bras :

– Non ? tu n’as pas de toupet ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Eh ! rien ! laissez-moi tranquille ! Je vais me coucher.

Il s’arrachait de ma poigne, d’un geste boudeur d’écolier, et filait comme une anguille le long du couloir…

Dans sa chambre, où je pénétrai doucement après avoir frappé, ma pauvre petite Annie pleurait sur son oreiller froissé, entre les mèches de ses grands cheveux noirs qu’elle n’avait pas tressés… Sa révolte d’abord, son mutisme enragé, les dents serrées et les yeux clos, fondirent bientôt entre mes bras amicaux. Toute brûlante, elle sentait l’éventail de santal qu’on a jeté au feu et elle sanglotait sans paroles, avec des « oh ! » écrasés, des soupirs qui la gonflaient toute… Elle ne pouvait pas parler et je ne voyais d’elle, renversée sur mon épaule, qu’une tête noire d’hirondelle d’où fuyaient ses cheveux en ruisseaux, que deux mains pathétiques masquant son visage…

À la chaleur berceuse de mes bras, sa triste et brève confidence coula, goutte à goutte, avec ses larmes.

Ce n’étaient que des soupirs, des mots coupés, recommencés, des plaintes sans suite, mais pour moi, si claires…

– Oh ! qu’il est méchant ! qu’il est méchant !… C’est votre faute ! Oh ! j’en mourrai ! Oh ! je suis si malheureuse ! je veux m’en aller, je ne veux plus le voir… Moi qui étais si contente ! Il était si joli en bleu !… J’ai bien senti tout de suite que ça n’irait pas, allez ! Alors j’ai fermé les yeux, et, pour ne pas le perdre, je l’ai caressé… Mais, n’est-ce pas ? je suis si maladroite, ça n’a fait que gâter les choses davantage… Oh ! qu’il est méchant !… Il m’a appelée « madame »… il m’a demandé pardon comme s’il m’avait marché sur le pied… au moment où je mourais déjà de honte d’avoir tenté inutilement… Je vous assure, Claudine, j’aurais mieux aimé une insulte… Je veux m’en aller : je suis trop malheureuse ! C’est vous, Claudine, c’est vous qui êtes la cause de tout ça…

Hélas ! je ne le savais que trop !… Par quels mots la consoler ? Comment m’excuser assez ? Ce complot enfantin et sale, ce marchandage de Marcel, j'aurais voulu les effacer de mon souvenir, réveiller Annie en la berçant, en lui disant « Ce n’est qu’un vilain rêve… »

Toute gonflée d’un remords tendre, je faillis resserrer autour d’Annie, autour de ce petit torse abandonné et houleux, mon honnête étreinte… Des caresses, des baisers – et d’où qu’ils vinssent – pouvaient seuls guérir et calmer le regret de cette prostituée ingénue… Mon Dieu, je l’avoue, et que Renaud me le pardonne, le sacrifice n’aurait pas été au-dessus de mes forces. Mais je revis, avec un petit effort, nos années d’amitié chaste, cet hiver gris qui nous réunit toutes deux sous un toit paisible – et aussi le jardin de la Margrave où Annie désemparée s’offrit à moi, si confiante… À quoi bon ? à quoi bon ? pour quelques jours, quelques nuits de fièvre embaumées de sa chaude odeur de santal et d’œillet blanc, j'aurais risqué de laisser la pauvre enfant plus triste… Je ne resserrai pas mon étreinte, je ne baisai que des cheveux et des joues salées de pleurs, j'ouvris la fenêtre au vent tiède et noir, chargé déjà de joie printanière… J’eus recours à la fleur d’oranger, à la boule d’eau bouillante pour ses minces pieds glacés, – et je m’en allai, mal contente de moi-même, préméditant le prompt exil de Marcel…

Au déjeuner, nous nous retrouvons seuls, Marcel et moi, assis en face l’un de l’autre, rogues et gênés. Annie reste dans sa chambre. En vérité, mon charmant beau-fils semble moins embarrassé que moi, mais je dissimule mon embarras sous une parfaite mauvaise grâce… Il parle, avec une gentillesse fausse et timide. Il est un peu pâlot en veston gris, avec une cravate du même bleu que son pyjama de la nuit…

– Il fait beau aujourd’hui, n’est-ce pas, Claudine ? un vrai printemps !…

– Oui. Joli temps pour voyager ! Vous en profiterez, sans doute ?

– Moi ? mais…

– Si, si, vous en profiterez. C’est une occasion exceptionnelle, et vous savez que le train de quatre heures est direct ?

Il me regarde, indécis :

– Mais… le train de quatre heures est un rapide qui ne prend que des voyageurs de première, et mes moyens ne me permettent guère…

– J’arrangerai ça.

Malgré mon ton maussade, il baisse les paupières, risque un sourire de petite garce :

– Ah !… comme vous êtes aimable… Et puis vous me devez bien ça ; je me suis donné une peine cette nuit !…

J’ai envie de le battre, et je songe qu’en lui promettant cinquante francs de plus il se laissera flanquer une taraudée… quand la porte s’ouvre et Annie paraît. Elle a dû faire un effort, et la tension de volonté qu’elle s’impose illumine ses yeux pâles de somnambule.

J’ai jeté ma serviette, je cours à elle :

– Vous ne deviez pas descendre, Annie ! Pourquoi venez-vous ?

– Je ne sais pas… J’ai faim. Je m’ennuie toute seule…

Et, dans son angoisse, elle sourit d’un sourire mondain, tout à fait déplacé.

– Asseyez-vous. Marcel m’annonçait justement son départ.

– Ah !…

Ses prunelles claires ont chaviré, montrant le blanc pervenche et ses yeux. Brusquons, brusquons !

– Oui, il part à quatre heures. Ça vous ennuie, je vois ?

– Oui, répond-elle faiblement. Il pourrait rester jusqu’à l’arrivée de son père…

– Évidemment, acquiesce Marcel, poli.

De quoi se mêle-t-il. Je me fâche, car j’ai tort :

– Pour le plaisir que ça lui fera, à votre père ! Vous voyez bien qu’Annie est souffrante, qu’elle a besoin de repos, de solitude…

Je reçois, en réponse à ce substantif malencontreux, un regard de si juste ironie que le sang-froid m’abandonne :

– Et puis, zut ! j’en ai assez ! Oui, c’est moi qui ai tort, oui, je me suis mêlée de ce qui ne me regarde pas, et j’en demande pardon, de tout mon cœur, à ma petite Annie parce que c’est pis qu’une gaffe, c’est une mauvaise action. Mais vous, petit poison, vous, je ne vous dois rien – que votre passage jusqu’à Paris, et filez, parce que…

– Ah ! Dieu ! moi qui ai horreur des scènes ! Je fuis !

Posément, avec ce tour de hanches qui n’est qu’à lui, mon beau-fils se lève, en dépit d’un geste timide et spontané d’Annie comme pour le suivre ou le retenir… La porte claque sur ses talons et le vieil escalier crépite sous ses pas légers…

Nous sommes seules. Je me sens coupable et méchante, et ma peau me pèse comme au début d’un accès de fièvre. J’ai soif. Je n’ose pas regarder Annie, mais je vois la dentelle de son saut-de-lit palpiter aux battements de son cœur… Un faible soupir m’oblige à lever les yeux vers son visage, qui est brun et long comme une aveline mûre, et dont le chagrin ne dérange pas les deux traits immobiles.

– Voilà… murmure-t-elle en un nouveau soupir.

Et je redis :

– Voilà…

Elle me couvre d’un long regard inexpressif, et se plaint tout bas :

– Qu’est-ce qui me reste, maintenant ?

Blessée sans motif, je réponds durement :

– Le train de quatre heures, si vous voulez. Ou bien le fils du jardinier. Marcel le trouve très bien.

Elle rougit lentement, en ondes de pourpre superposées qui envahissent ses joues brunes et ses petites oreilles délicates, et m’avoue, naïve, sans rancune :

– J’y avais bien songé… Mais je crois qu’une cure d’air à l’étranger sera plus convenable.

Dieu merci, je la retrouve ! J’ai envie de pleurer et de rire et de la serrer dans mes bras, pour le plaisir aigu que j'ai de la retrouver intacte et semblable à elle-même, pas même égratignée par la vraie douleur, impudique comme Péronnelle en folie, et pouffant soucieuse des convenances superficielles, prête à ouvrir sa robe à un inconnu, mais farouche et me criant : « N’entrez pas ! » quand elle se lave le bout du nez dans sa chambre…

Dieu merci, je n’ai presque rien à me reprocher ! Je puis, égoïste, heureuse à nouveau, préparer dans mon cœur le retour de Renaud, frémir d’aise et de regret en regardant pointer, aventureux, les bourgeons gommés des lilas, me dire : « Déjà l’approche du printemps ! que de jours passés sans lui ! » écouter fourmiller mon sang au bout de mes doigts, à l’ourlet chaud de mes oreilles, tressaillir, me souvenir, espérer et croire, en mon cœur oublieux et pouffant fidèle, qu’hier c’est demain, que j’ai dix-sept ans et lui trente-neuf, et que je l’attends pour la première fois de ma vie…

Qu’Annie aille, donc en paix se faire… aimer ailleurs ! Elle court, elle se hâte, et moi j'attends. Vagabondes toutes deux, et que la moindre de nos pensées sépare, quelle amitié bizarre, faite de pitié, de despotisme, de faiblesse, d’ironie, nous rassemble pourtant ? Elle ne m’envie pas, et je ne la plains que par crises… Elle se raconte comme un ruisseau déborde, je me tais par orgueil et par pudeur. Elle donne fougueusement sa peau si douce, tiède comme le marbre huilé où l’on pétrit les pâtes fines – et tout mon corps hérisse son duvet horripilé, quand j’imagine seulement l’étreinte d’un inconnu, et c’est elle qui, si faible, si douce, m’étonne, me scandalise…

Quoi donc me retient auprès d’elle ? Quoi donc me fait supporter, désirer parfois sa présence silencieuse, son attitude battue, ses petites mains inutiles ? Pourquoi donc est-ce que je la nomme, en moi, ma « pauvre Annie » ?

C’est qu’elle erre et cherche, en mal de ce que, en un jour et pour jamais, j’ai trouvé…

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