XXVII

– Annie, si le temps se couvre comme ça, peut-être qu’il faudrait ferrer à glace Polisson ? Il n’a déjà pas un devant bien fameux, et si la gelée survenait, il ne pourrait pas ramener Renaud de la gare, mardi ?

Annie reste là, les mains vides, avec cet air désert, désaffecté, qui tantôt m’émeut, et tantôt m'exaspère. Je trouve qu’elle n’exulte pas assez. Renaud arrive mardi, enfin, voyons ! J’ai envie de lui crier, de lui enfoncer ces trois mots-là, à grands coups, dans sa tête aux tempes étroites…

– Eh ! bien ! Annie ?

Elle hausse les épaules, me couvre de son regard bleu égaré :

– Je ne sais pas, moi. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, qu’on ferre Polisson à glace ou autrement ? Depuis des semaines vous me déchargez du fardeau de penser à ma maison, à mon fermier, aux menus des repas… Je vous ai tout donné avec Casamène, la maison, le parc, les soucis du propriétaire, tout… Gardez-les.

– Vous avez raison, Annie…

Et tout de suite, je m’étonne de ma douceur conciliante ! L’approche du maître… Il vient, et déjà mon cou s’incline vers le collier trop large, vers l’entrave illusoire d’où je pourrais, sans même l’ouvrir, m’évader, si je voulais… Mais je ne veux pas. J’ai dit : «Vous avez raison. » Je dirai aussi : «Comme vous voudrez, Renaud… s’il vous plaît… Oui… Permettez-moi… » Il faut que les formules déférentes et tendres rentrent dans mon vocabulaire, qu’elles y remplacent les impératifs dont je flagelle la molle Annie, le fuyant Marcel…

Celui-ci rôde sur nos talons, malade d’oisiveté, inquiet du retour de son père. Il évite la bise d’est qui, la semaine passée, pela l’ourlet délicat de ses oreilles…

– Tenez, Marcel, allez m’accrocher ces cintres dans la grande armoire. Je fais de la place ici pour les vêtements de Renaud.

Il obéit, les mains revêches et la mine aimable, avec la crainte visible de se casser un ongle. Ma chambre – notre chambre bientôt – se jonche de linge et de robes. Je range, enivrée de désordre ma ceinture tourne, ma cravate pend, une mèche en point d’interrogation cache alternativement chacun de mes yeux. À peine si de temps en temps le souci d’être laide m’interrompt et vite, au miroir à trois faces, je quémande un avis… Peuh !… ça ira… ça va… la nervosité de la silhouette trompe sur mon âge véritable… le jaune des yeux dévore le creux amaigri des joues et ma lèvre « en accolade » semble s’étonner de demeurer aussi enfantine… Il oubliera, cette fois encore, de noter, entre ces yeux horizontaux et cette bouche ondulée, la sécheresse aiguë du menton et des mâchoires, l’insuffisance de la joue qui se déveloute, la ride esquissée en parenthèse au coin des lèvres, et le cerne singulier, mauve, en forme de flèche, qui souligne l’angle interne des paupières… Allons, allons, ça ira…

– Portez ça là-bas, Annie, c’est des chemisettes d’été.

– Où, là-bas ?

– Dans la grande armoire du cabinet noir, où Marcel accroche des cintres. Il y fait nuit, mettez les mains en avant. Si ça crie, ce sera Marcel.

– Oh ! se récrie-t-elle, pudique, – mais elle s’empresse ; on ne sait jamais…

Je range, je range. Un carton crevé aux quatre coins, mal ficelé, laisse fuir des papiers jaunes, de petites photographies mal lavées, roulées en tubes, roussies… J’y trouve difficilement les raccourcis d’un beau voyage égoïste que nous fîmes à Belle-Île-en-Mer, Renaud et moi, voilà huit ans…

Sarah Bernhardt n’avait pas encore civilisé la Pointe des Poulains, nivelé son sable impalpable et fuyant, dont l’onde froide et sèche glisse entre les doigts, scintillante de mille et mille rubis pulvérisés en paillettes de tous les roses, de tous les mauves…

Petite terrienne étonnée et séduite, je n'ai jamais autant que là-bas goûté la mer. Une fièvre saline hâtait mon cœur la nuit, électrisait mon sommeil ; et l’air marin, le jour, m'enivrait jusqu’à l’heure où, recrue, morte, je succombais endormie au creux d’un rocher, sur le sable strié qui poudrait mes cheveux… L’Océan léchait les fuseaux bruns de mes jambes, polissait les ongles de mes pieds toujours nus… Sans me blaser, je suivais sur les vagues d’un vert-bleu, éclatant et dur, le départ des barques à la voile inclinée comme une aile rose corail, turquoise malade, dont la teinte rendait plus étincelante et plus fausse la nuance des vagues.

Une ardente paresse écourtait les heures. Comme deux chiens heureux qui quêtent de compagnie, silencieux, nos esprits oisifs et rajeunis s’occupaient du nuage qui menace, du vent qui change, et je n’oublie pas la gravité de Renaud, jambes et bras nus, le doigt tendu vers un crabe furibond, fou de bravoure, qui sautait et claquait des pinces, tout rouge et comme déjà cuit… La pluie des bords de la mer, la pluie fine, vaporisée, qui poudre les joues et les cheveux d’une buée d’argent, nous trempait d’un côté, le vent nous séchait de l’autre. La faim seule nous chassait vers notre grande maison de bois qui sentait le navire, et je gravissais vite l’escalier, toute passionnée de flairer le court-bouillon des petits homards ou l’échalote du thon en tranches, épais comme du veau, – je bondissais le long des marches, j’y laissais la trace de mes pieds nus, frais et mouillés comme des pieds de sauvagesse…

Le soir, un ronronnement plaintif et doux nous attirait au balcon de brique rose… Au clair des étoiles, les sardinières bigouden, liées en ronde par les mains, chantaient de leurs voix de fileuses, et leur farandole fermée s’agitait sur un rythme à cinq temps cahoté et bizarre :

Non, non, non, celui que j’aime

N’est point z’icî…

À la lueur d’une pipe, je distinguais un châle vif brodé de fleurs, une coiffe raide, l’aile tendue, une joue ronde et brûlée, l’éclair d’un bijou d’argent…

Au crépuscule, avant le souper et la danse, ces bigouden fraîches et noires, deux par deux, trois par trois, se promenaient d’un pas paresseux, sans but, et comme pour parer seulement le sable blanc, les roches violâtres, de leurs fichus fleuris, de leurs coiffes lumineuses… Au creux d’un fossé, au détour d’un sentier tout armé de genévriers piquants, elles apparaissaient soudain, muettes et quémandeuses, avec un air soumis et narquois de jeunes bêtes matées… Par une nuit de lune qui ourlait d’argent la mer paisible et suspendait, dans un givre impalpable et bleu, le phare de Kervilaouen, l’une d’elles, plus hardie, osa nous héler d’une voix pieuse :

– Vous n’avez besoin de personne ?

– Pour quoi faire ?

– Pour coucher avec vous…

Nous la regardions en riant, amusés de sa timide audace, de sa figure en pomme, de son corsage en toupie, bien tendu sous un petit châle aussi bleu que la nuit. Elle était jeune, coiffée de linge frais, elle semblait cirée, encaustiquée à neuf, et le moindre souffle de sa jupe balayait jusqu’à nous une odeur infâme de poisson gâté…

Un singulier dénouement récompensa ces vacances heureuses, et le fou rire me reprend au souvenir de notre départ sous les regards scandalisés des Palaisiens… En même temps qu’aux bas et aux chaussures, j’avais renoncé aux jupes féminines, et Renaud pourrait dire de quel gentil mousse lui servait sa femme, en grand col bleu, en culotte de jersey et béret de laine, mousse vite au courant de la manœuvre des voiles, orgueilleux de border les écoutes de foc… Une après-midi, au creux d’un rocher rouge et violet, tapissé d’un velours rude et chaud de lichen, l’imprudent Renaud traita son mousse en maîtresse très aimée et deux baigneurs qui passaient inaperçus se voilèrent la face… après. La distance, le costume peu défait avaient trompé ces âmes contemplatives et mon impatient mari devint, pour le Tout-Palais empourpré de honte, le « Parisien dégoûtant qui débauche les petits mousses pour quarante sous, trois francs » !

Ô Renaud calomnié ! que j'aimais votre expression ambiguë, sous les regards de blâme du Tout-Palais, votre triple expression de rage puérile, d’amusement et de féminine pudeur ! Je ne pouvais pourtant pas, moi, votre mousse violé, quitter culotte et blouson bleu pour réhabiliter, glorieuse et nue, votre honneur en lambeaux !

Un cri perçant, un cri de souris écrasée, suivi d’un rire maladif en cascades, troue ma rêverie… Qu’arrive-t-il à Marcel, – ou à Annie ? Je cours au cabinet noir, d’où jaillirent ce cri et ce rire, ce rire qui tarit et recommence, hystérique…

– Ne vous gênez pas, mes enfants. À quel jeu avez-vous joué, dites donc ?

Marcel est sorti du cabinet noir, les yeux pleins de larmes, et s’appuie au mur du corridor, une main sur son cœur Ah ! que c’est bête ! sanglote-t-il. J’en aurai une crise de nerfs, vous savez !…

– Parce que ?

– C’est Annie… c’est elle qui… oh ! je sais bien ce n’est pas exprès…

– Annie ?… qu’est-ce qu’elle a fait ?

L’accusée sort de l’ombre à son tour, pâle, battant des cils et se met à parler comme une somnambule :

– Je vous jure… Je n’ai rien fait !… il se trompe ! Je suis incapable de… Enfin, Claudine ! ne croyez pas !…

Marcel sanglote de rire, la nuque renversée, et je commence à suspecter la bonne foi d’Annie…

– Elle vous a brutalisé, Marcel ? Pauvre petit, va ! Il en est comme une rose froissée… Viens avec ta marâtre !

Je l’emmène vers ma chambre, un bras autour de ses épaules fuyantes, tout secoué encore de son rire nerveux de pensionnaire, si abandonné, si précieux et si ridicule que je ne sais pas bien discerner mon besoin de le battre du désir de l’embrasser plus brutalement encore…

Je sens derrière moi qu’Annie cherche à fuir, à s’évanouir dans l’ombre du couloir…

– Annie ! qu’est-ce que c’est ? Venez comparaître, et au trot !

Je me réjouis, bienveillante, avec un peu de vil plaisir curieux. C’est Annie qui, debout, la bouche entrouverte et tremblante l’air d’une « cruche cassée » pour mulâtres, semblerait la victime, si Marcel, ses yeux bleus tout brillants de larmes nerveuses, n’appelait la compassion la plus directe… Assise et les mains sur les bras d’une bergère, je juge :

– Mes enfants, je vous écoute. Marcel, allez-y ! Qu’a fait Annie ?

Il entre dans le jeu et, trépidant de tout le corps, à la Polaire :

– Elle m’a peloté, crie-t-il.

– Moi !…

– Houch ! Annie… Elle vous a peloté ! Qu’entendez-vous par ces paroles ?

– Tiens ! j’entends… ce que tout le monde entend ! Peloté, quoi !

– Heu !… Pris la main ? la taille ?

– Oh !…

– Silence donc, bon Dieu, Annie ? Pris l’oreille, le genou, le… ?

– Un peu tout, avoue Marcel, très «petit-chat-est-mort ».

– Non, pas tout ! s’écrie Annie avec une telle impétuosité que le fou rire nous gagne tous deux.

Ah ! que j’ai du goût ! Qu’il fait bon rajeunir pour une sottise d’écoliers, sentir ses côtes s’ouvrir, ses joues se rider, toutes raides, les pommettes remontées jusqu’aux yeux. Je retrouve mon âme des cours-du-soir, cette heure d’étude supplémentaire où un regard échangé avec la grande Anaïs, un mot prononcé de travers par Marie Belhomme déchaînaient à travers les gobettes le rire irrépressible, l’imbécile joie contagieuse des enfants enfermés… Ma jeunesse, comme tu es près et loin de moi, ce soir !

Et, pendant que nous rions, Marcel et moi, Annie pleure. Elle pleure debout, lentement, avec une gravité qui m’émeut, qui arrête mon rire en glouglous ralentis. J’accours, je lui serre les épaules :

– Ma petite ! ma sotte chérie ! voyons, vous êtes folle ? nous sommes des serins, c’est vrai, mais ça ne vaut pas la peine de pleurer comme ça !

Elle se dégage, d’un tour d’épaules, avec un mouvement de sourcils et de lèvres, un regard pâle et fuyant qui veulent dire tant de choses !… Apitoyée, inquiète, j’entends profondément ce geste de son visage : « Non, je ne pleure pas de dépit, ni de pudeur, – je pleure d’envie et de déception. Je pleure ce qui me manque, ce qui se dérobe à ma main, à ma bouche, ce qu’il va falloir aller chercher très loin, ou très près… Il va falloir que j’aille, moi, fatiguée, moi, sédentaire et paresseuse, moi, timide, passive, moi, esclave de mon corps gourmand et têtu, courir vers un bref bonheur qui ne vient pas à moi… j’irai donc, sans gaieté, sans foi, côte à côte avec mon Désir qui n’a même pas de visage, qui n’a que des reins charmants, des jambes dorées d’un duvet chatouilleux, des bras prompts à étreindre, prompts à se dénouer, un cœur tout chaud d’impatience et d’ingratitude… J’irai ! car je lutte en vain et je n’ai plus de confiance en moi-même. Oui, côte à côte avec mon désir, tout le long d’un chemin brûlant, je marcherai, fière de me donner, soumise à mon indigne et cher compagnon, – je le prévois indigne et je souris d’avance à mon choix d’aveugle qui tâte à pleines mains – heureuse jusqu’au tournant où mon maître guide se dissoudra comme l’arc-en-ciel irisé qui danse sur la rosée au soleil, et je me retrouverai sage, essoufflée, comblée, déserte, seule avec ma naïveté de petite fille que le péché a lavée et qui soupire : « Je ne le ferai plus », encore tournée vers l’image évanouie de mon impureté… »

Tout cela, je le lis dans les yeux d’Annie, dans l’eau désolée de son regard… Et quelle tentation – généreuse ou libertine ? – me vient de lui jeter entre les bras Marcel, cette poupée charmante qui ressemble à un homme, comme on glisserait en cachette à une prisonnière je ne sais quel joujou honteux…

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