III

Traversée de créanciers, de comédiens, de courants d’air, de domestiques éphémères, la vie de Fanny Farou, à Paris, s’écoulait pourtant à peu près paisible. Fanny emportait sa paix avec elle, en même temps que son plaid de frileuse, en vigogne douce aux longs poils qui retenaient des miettes de gâteaux. L’ombre gesticulante de Farou s’était abattue sur elle au cours d’une répétition du Logis sans Femme, où Fanny, à l’acte de la fête de nuit, tenait la partie de piano en coulisse.

– Vous avez l’air d’une noisette à moitié épluchée, entre vos bandeaux noirs, lui jeta Farou dès leur première rencontre.

Mal vêtu, il traînait, ce jour-là sur un de ses souliers, le caoutchouc rompu d’un fixe-chaussette.

– Tu es blanche comme une fille de couleur, viens avec moi, lui ordonna-t-il huit jours après.

– Mais… mes parents… Je suis… je suis une jeune fille, avoua Fanny épouvantée.

Il eut l’air excédé :

– Oh ! quel embêtement !… Tant pis, on se mariera, que veux-tu !…

À Paris, les Farou – trois, en comptant un petit Jean légitimé – subsistèrent de peu. Puis, les pièces de Farou, riches de beautés un peu massives, de brutalités qu’il trouvait toutes simples, descendirent des Batignolles aux boulevards, prirent l’habitude de passer la centième, et la figure, le caractère du Farou-intime servirent Farou-auteur. Porto-Riche le trouva « grossier », parce qu’il fut, en effet, grossier avec Porto-Riche. Il refusa, comme une corvée humiliante, et en termes de chambrée, la collaboration d’un académicien. Bataille traita de haut la « bêtise géniale, indigeste et désarmante » de Farou ; un Débardeur en trois actes, de Flers et Caillavet, ressembla à Farou, qui posait parfois au trimardeur, à l’enfant trouvé, devant ceux qui ignoraient qu’un père Farou, dans un obscur collège, avait longtemps enseigné l’histoire à des écoliers de douze ans.

La notoriété venue, les Farou vécurent comme des princes, et ne s’en doutèrent pas. Comme des princes ils eurent, entre les reporters, les échotiers, le public et les auteurs, une maison de verre ; mais miroitant. À l’instar d’un monarque, Farou, paré d’aventures éclatantes et brèves, ne cessa pas pour si peu de se plaire à Fanny. Pendant des mortes-saisons, ils s’endettèrent, princièrement, mais sans cesser d’aimer, en princes, les plus humbles plaisirs. Farou s’extasiait devant un gros plat fumant et cotait souvent l’oisiveté à son prix. Derrière une porte fermée, il musait, en bras de chemise, sur des hebdomadaires illustrés, tandis que Fanny, un pied chaussé et l’autre nu, ses grands cheveux défaits au long des joues, penchait son doux museau d’antilope sur un jeu de cartes et recommençait vingt fois une réussite.

Un jeune compagnon partagea ces joies. Jean Farou appuyait, sur l’épaule de Fanny, son front de petit garçon, puis, plus tard, son menton d’adolescent, et conseillait sa belle-mère :

– Vous l’avez bien ratée, Mamie, votre échelle des trèfles !

L’enfant, qu’on disait aimable en raison de sa beauté, et tendre à cause de ses yeux bleus, rendait à Fanny une affection distraite, mais se rangeait à ses côtés chaque fois qu’il la devinait mécontente de Farou, ou chagrine. Elle manifestait à son beau-fils une bienveillance moins particulière qu’universelle, choyant en lui une émanation mystérieuse du Grand Farou.

– Tu es sûr de n’avoir pas gardé un portrait de sa mère ? demandait Fanny à son mari. J’aurais tant voulu voir la figure de cette femme…

Farou répondait par son geste des bras ouverts, geste qui donnait la volée à tous les souvenirs, à tous les regrets, à toutes les responsabilités :

– Pas fichu d’en retrouver un !… Mais une gentille créature, pas bien solide, la pauvre…

– Intelligente ?

L’œil doré, errant de Farou se posait étonné sur sa femme.

– Je l’ai peu connue, tu sais…

« Ça, je le crois, pensait Fanny. Dira-t-il la même chose de moi, si jamais… »

Elle ne se risquait pas au-delà de ce « si jamais… », bravade conjuratrice, incapable qu’elle était d’imaginer la vie sans Farou, sans la présence de Farou, son murmure de messe, sa manière de fermer les portes d’un coup de pied pour punir une troisième acte rétif, sa fringale de femmes, ses heures de douceur pendant lesquelles elle lui murmurait, dans l’oreille, de tendres louanges de sauvagesse :

– Tu es doux… tu es doux comme une sauge… doux comme un ongle… Tu es doux comme un cerf couché…

Il la traitait si bien en favorite qu’elle n’allait pas lui chicaner le droit, commun à tous les despotes régnants, de semer quelques bâtards.

– Beau Farou ! Méchant Farou ! Intolérable Farou !

À mi-voix ou dans son cœur, elle le nommait sans commentaires, en fidèle à qui la litanie suffit. Elle avait essayé, les premières années, de servir son maître le jour aussi bien que la nuit. Mais Farou, impatient, découragea son zèle de secrétaire novice. Elle demeura à son poste d’amoureuse, fataliste, tournée à l’enfantillage, à la gourmandise et à la bonté, paresseuse comme celles que le poids d’un grave attachement fait lasses dès le milieu du jour.

Depuis qu’au « hein ? » triomphant de Farou, dans le fond d’une baignoire du Français, Fanny s’était mêlée de répondre (la générale d’Atalante finissait) : « La scène entre Piérat et Clara Cellerier est décidément trop longue. Si tu faisais entrer quelqu’un au milieu, pour apporter le café ou une dépêche, la scène rebondirait beaucoup mieux après, et ça rafraîchirait le public », Farou ne lui avait plus jamais demandé un avis qu’elle ne manquait pourtant jamais de lui donner. Si Farou, revêche à la critique, laissait tomber sur sa femme un « Voyez-vous ça ! » alourdi d’un regard jaune et pesant comme l’or, Fanny faisait preuve, en ce cas, d’une étrange liberté, d’esprit et de langage. Elle s’expliquait, insistait, en haussant ses grands sourcils d’un air de détachement et de désinvolture.

– Moi, n’est-ce pas ? ça m’est égal, tu feras comme tu voudras. Seulement, tu ne m’obligeras pas, moi public, à trouver naturel qu’une femme veuille se tuer pour si peu de chose…

– Si peu de chose ? se récriait Farou. Une trahison ? Et une trahison réfléchie, méticuleuse comme celle-là ! Si peu de chose ! Vraiment !

Fanny levait le nez, regardait Farou entre ses cils avec une exceptionnelle impertinence :

– Ce n’est peut-être pas peu de chose. Mais le geste de ta Denise, veux-tu que je te dise ce que c’est ? C’est un réflexe d’homme et pas autre chose. Un réflexe d’homme !

Il l’écartait de la discussion, quoi qu’elle fît, parfois avec une diplomatie qu’il n’employait que dans ce cas-là. Le plus souvent, il rompait l’entretien par un appel abrupt :

– Mon bouton de col, bon Dieu ! Et la lettre de Coolus ? Où est la lettre de Coolus ? Dans mon complet d’hier ? On ne vide jamais mes poches, alors ? Non ?

Courant, perdant une pantoufle, semant les fourches d’écaille qui retenaient ses grands cheveux démodés, Fanny changeait de couleur, de regard, de langage et douze années de ménage ne la guérirent pas de sa révérence particulière où le talent, la renommée de Farou, comptaient pour moins qu’il ne l’eût cru. Prompte à l’émotion, elle s’assagit assez pour prendre l’habitude de l’incertain. Entre Farou et les créanciers, elle interposa sa patience dénuée d’invention, une noblesse d’employée intègre. Mais elle ne voyait pas plus loin, dépassées l’ « avance chez Bloch » et la cession des droits de cinéma, que vendre l’automobile, la fourrure et engager la bague.

– C’est curieux comme vous êtes peu de notre temps ! Débrouillez-vous, saperlipopette ! lui conseillait Clara Cellerier, du Français.

Cette grande actrice moyenne, très connue, sans aucune chance de célébrité, hochait, de pitié, ses cheveux d’or vert bien coupés, serrés dans de petits chapeaux. Mince dans de jeunes robes noires, habillée hardiment, Clara Cellerier ne marquait guère ses soixante-huit ans que par l’usage du mot « saperlipopette ! », une certaine gaminerie militaire et son penchant à dire, d’un homme : « Il est beau cavalier. »

– On n’en cite pas un, assurait Berthe Bovy, quelle ait mis a pied.

Clara traitait Fanny en jeune parente de province, avec une grande bonté de théâtre, des « Allons, fillette ! », des recettes de beauté et des adresses de couturières ravaudeuses. Mais Fanny s’habillait mal par étourderie, et gardait ses robes deux ans, quoiqu’on lui vît, parfois, des fourrures. Elle eut la loutre d’Atalante, le vison du Logis sans Femme, les renards bleus du Raisin volé qu’elle vendit au moment où Le Troc croula, à grands fracas, pour punir Farou d’avoir mêlé à la guerre une histoire d’amants oublieux de la guerre.

Fanny garda le souvenir de ce dur tournant : point d’argent ou si peu, un petit Farou malade de fièvre muqueuse, et la femme de chambre en fuite, crainte de contagion. C’est le moment que prit la police pour cueillir, dans l’office des Farou, le valet de chambre, et l’inculper d’outrages aux mœurs. Cependant, Farou, retiré du monde, peinait sur le quatrième acte de sa pièce nouvelle, et lamentait à coups de poing sur la table et dans les portes, que sa sténo-dactylo, Mme Delvaille, se permît d’accoucher devant que le quatrième acte eût vu le jour.

– Tout s’en mêle ! criait-il dans le lointain, derrière les portes fermées.

– Tu peux le dire, larmoyait tout bas Fanny, en saut de lit fané, le cheveu terne, pressant des citrons pour le petit Farou fiévreux.

Un matin à lumière d’hôpital, parmi la poussière en nappes, les tapis à coins retroussés, les zestes de citrons, les pantoufles errantes, l’odeur du chauffe-bain mal réglé et de l’eau de Cologne sur des compresses humides, Fanny, en s’éveillant sur un lit-divan d’où la tiraient, la nuit, des appels enroués : « Mamie… j’ai chaud… Mamie… à boire », sentit monter en elle l’irritation des bêtes près de succomber et des femmes qui ont un joli menton un peu flou.

« J’en ai assez. La femme de ménage vient en retard, nous n’avons pas assez d’argent pour nous payer une infirmière, Farou trouve ça tout naturel et il ne pense qu’à son troisième acte… Je m’en vais le réveiller, moi, et lui dire ma façon de penser, et lui restituer son gosse, moi, et lui apprendre que c’est bien son tour de… »

Mais le petit Farou gémit le nom de « Mamie », et Fanny écouta, comme pour la première fois, cet enfant qui, même délirant, n’attendait le secours que d’une femme étrangère… Elle se remit à chauffer l’eau, rincer les bassins, presser les citrons et moudre le café.

Ce même matin-là, une jeune femme gracieuse sonna, demanda « le Maître » et lui annonça que Mme Delvaille, « heureusement accouchée d’un beau garçon de huit livres », ne pouvait guère reprendre son poste avant trois mois. Elle offrit ses services intérimaires à Farou, muet, féroce, qui les accepta d’un signe. Les jours suivants, Mlle Jane Aubaret mit une bonne grâce réconfortante à déjeuner avec les Farou sur un coin de table, retapa le lit du garçon paratyphique, et dopa Fanny à l’aide de jaunes d’œufs battus dans du porto. Peu à peu, Jane montra ce qu’elle savait faire. Aidée de Fanny, qui reprenait courage, elles valurent, à elles deux, quatre servantes, chacune surveillant l’autre du coin de l’œil. À leur manière pareille de cirer les chaussures jaunes, de nettoyer une baignoire sans recourir au savon minéral, de casser des œufs dans un bol et d’allumer le fourneau sans se salir les doigts, elles se reconnurent mutuellement pour ouvrières de qualité, issues de petites bourgeoises de France, ces travailleuses difficiles qui ne regardent pas à leur peine ni à la sueur de leur lignée. Dans un monde de bourgeoisie pauvre, orgueilleux et plein de scrupules, on enseigne encore aux filles qu’avant l’heure du cours les lits doivent être retournés et bordés, la bicyclette fourbie, les bas et les gants de coton savonnés dans la cuvette.

Une telle collaboration porta fruit. Un valet de chambre jeune, épris de théâtre, remplaça le satyre, la femme de chambre revint, l’odeur du pie aux pommes et de l’encaustique composèrent un acide et frais encens, et le petit Farou marqua 37°2 au thermomètre.

Entraîné, le Grand Farou, riant à Fanny la brune, à Jane la blonde, à son fils étiré et transparent comme un coquillage, désembourba son troisième acte, passa au Vaudeville sous le nez de Pierre Wolff, toucha « la belle avance » chez Bloch, et houspilla amoureusement Fanny :

– Fanny, si j’ai un conseil à te donner, c’est d’aller te choisir une fourrure. N’attends pas trop, Fanny !

Elle le caressa d’un bel œil lustré, frôla Farou de sa bouche et de ses doux naseaux veloutés, et se tint pour comblée ; elle avait, imprudente, payé le médecin.

– N’oublie pas, dit Farou, un peu plus tard, le cadeau à Jane, puisqu’on n’a plus besoin d’elle. Un bracelet-montre, naturellement.

Mais Farou ni Fanny ne pouvaient prévoir que Jane, au moment des adieux, leur tomberait dans les bras avec des larmes, de confuses prières où ils discernèrent un chagrin sincère, le regret de quitter « le Maître », la peur d’une dangereuse solitude, le besoin de se dévouer à une amie telle que Fanny… Fanny fondit en pleurs, les yeux nyctalopes de Farou étincelèrent, mouillés, et Jane expliqua promptement qu’une modeste fortune la délivrait de la plus déplaisante alternative : vivre à la charge de ses nouveaux amis ou accepter d’eux des appointements.

La bohème bourgeoise, autant que l’autre bohème, s’enivre d’amitié désintéressée. Tête à tête, les Farou chantaient les perfections de Jane, et leur propre plaisir de la découvrir, de l’inventer.

– Cette fille est parfaite, disait Farou, vraiment parfaite !

– Je ne sais pas si elle est « parfaite », repartait Fanny, mais elle vaut mieux que tes compliments en style de « références ». Figure-toi que c’est elle qui m’a taillé et cousu cette tunique en lamé, pour que je finisse ma jupe plissée en marocain noir.

– Jolie manière de réhabiliter ce que j’abaisse, que de l’utiliser en journées de couture !… D’ailleurs, ajoutait Farou avec un regard plein de léonine douceur, Jane ressemble assez exactement à une de ces personnes distinguées qui s’en vont coudre chez les riches par horreur du contact des pauvres…

Fanny riait malgré elle :

– Dieu me garde du bien que tu pourrais dire de moi, Farou !

En perdant ses attraits de nouvelle parente, de nurse inconnue, d’amie inédite, Jane ne résignait aucun de ses mérites. Elle supportait l’humeur de Farou, ses gaietés plus blessantes parfois que ses fureurs, écrivait prestement à la machine, téléphonait. Elle retint les numéros téléphoniques des théâtres, les noms des secrétaires généraux, flatta « ces dames » des bureaux de location. Elle appelait Quinson « grand ami » et partageait, sans apparence d’étonnement, le désordre financier d’un couple qui, entraîné à se priver du nécessaire, ne réclamait âprement que le superflu.

Blonde, – si la cendre la plus fine, celle du bois de peuplier, est blonde, – admise dans la baignoire des Farou, Jane connut la petite consécration scandaleuse que lui devait le public des ayants droit.

– Avec qui couche cette jolie fille cendrée ? Avec Fanny la brune, je pense ?

– Mais non, mon vieux, avec ce chèvre-pied de Farou, qui la décore du titre secrétaire, et qui l’impose à sa femme…

Farou, interrogé crûment par Clara Cellerier, arrangea tout, d’un mot :

– Ne vous dévergondez donc pas l’imagination, ma charmante amie. Je suis, comme vous, respectueux des classiques. Il ne s’agit, entre Jane – qui est ma fille naturelle – et moi, que d’un brave petit inceste tout simple !

– Où est Jane ? demandait à toute heure Fanny, dominée par l’habitude de rencontrer, où qu’elle portât son regard, une jeune femme aimable et active.

La présence de Jane pouvait passer pour le luxe de Fanny. Sept années d’aînesse autorisaient Fanny à quelque sans-gêne, Jane à des gentillesses de dame d’honneur ou de nièce empressée. Farou, rentrant chez lui, ne saluait pas plus Jane qu’un meuble. Mais il butait sur son absence :

– Où est Jane ?

– Dans sa chambre, je pense, répondait Fanny. Elle rentre de chez Pérugia.

– Elle se chausse chez Pérugia maintenant ? Mazette !

– Et pourquoi ne se chausserait-elle pas chez Pérugia, si elle en avait envie ? Comme elle a le pied un peu plus petit que le mien, et que moi j’ai la flemme, Jane emporte avec elle un bas de laine, et elle essaie mes chaussures… Tu veux que je l’appelle ?

– Non, qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

– Mais tu la demandais à l’instant…

– Oui ?… C’est pour mon verre de vittel-pipérazine.

– Il y a le valet de chambre, pour ça. Bientôt, tu lui feras laver tes mouchoirs, à Jane.

– Ben, et toi donc ?

Ils échangeaient un rire d’entente et de reproche. « Où est Jane ? » demandait, bouche cousue, yeux anxieux, le petit Farou, arrêté comme par une corde tendue devant le siège vide de Jane. Et Fanny, malicieuse, lui répondait souvent à voix haute, encore qu’il n’eût pas parlé.

En juillet, les Farou quittaient Paris pour une villégiature d’été, choisie dans les colonnes de publicité de La Vie à la Campagne, ou recommandée par Clara Cellerier.

Il fallait à Farou l’isolement, des semaines de travail capricieux, sans méthode ni mesure, la certitude de ne pas rencontrer ce qu’il appelait « des gueules ». Hors de Paris, il cachait malaisément son inaptitude à s’approprier les grands biens fastueux : la mer, le soleil, la forêt ; il communiquait à Fanny l’inquiétude, la rogue timidité des petites gens.

– Pau, on dit que c’est joli, avait suggéré Fanny. Tu sais que je ne connais pas Dinard ? Tu ne trouves pas que c’est drôle, de ne pas connaître Dinard à mon âge ?

– Ce que je ne trouverais pas drôle, gronda Farou, c’est d’avoir devant mon nez, trois fois par jour, celui de Max Maurey, par exemple !

– Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Il n’a pas été gentil avec toi, Max Maurey ?

– Mais si !

– Alors ?

– Ça n’a rien à voir, mon petit… Tu ne comprends pas. Maurey, ça l’amuse lui, de s’habiller trois fois par jour, en été. Moi, pas. Une fois pour toutes, je veux passer mes étés tout seul, sans souliers et sans faux col.

Il contentait son autorité de chef nomade en organisant les départs. Une domesticité changeante suivait les Farou qui débarquaient, pourvus de deux malles neuves et de vingt colis mal ficelés, dans des villas un peu moisies, des châteaux sombrement meublés, des cottages aux murs minces, tous lieux délaissés du tourisme moderne, mais où Clara Cellerier avait goûté autrefois des bonheurs furtifs.

La machine à écrire, les derniers romans de la saison, les manuscrits de Farou, le dictionnaire, les malles-armoires et le plaid de Fanny cherchaient leur place, et on lâchait Jean Farou à travers champs.

« Que deviendra Jane sans nous, et nous sans Jane ? », se demandait Fanny, perplexe, quand juillet menaça la lune de miel amicale.

Mais elle se rasséréna en écoutant Farou :

– Jane, vous prendrez le un et le deux avec vous, et toutes les notes du trois. Vous donnerez la machine à écrire au valet de chambre, qui l’apportera par le train.

« Comme ça, c’est arrangé », soupira Fanny.

Elle refit bon visage au présent et se casa encore une fois entre des windows, des fauteuils de rotin, un livre neuf, la couverture d’angora, la boîte de bonbons, le coussin de cuir. Elle dut pourtant, un jour, faire place à un passé, celui de Jane.

– Il faut que vous sachiez tout de moi, Fanny ! commença Jane.

– Pourquoi ? demandait Fanny, en qui la politesse cédait le pas à l’honnêteté.

– Mais, Fanny, je mourrais de honte si je vous cachais… Après l’accueil que j’ai reçu ici ! Il faut que vous sachiez qui je suis, en bien comme en mal, que vous me jugiez…

À ce préambule, l’œil de Fanny, noir-bleu comme aux cavales de sang, fuyait, s’accrochait avec crainte au nuage, à la lampe, à un passant dans la rue, évitait Jane et son affectueux regard, Jane et sa chevelure aérée, Jane et sa robe simple, si simple qu’on ne pouvait pas ne pas la remarquer.

« Pourquoi, poursuivait Fanny en elle-même, pourquoi est-ce que je m’ennuie déjà comme à une adaptation de pièce américaine ? Mais pourquoi aussi tout ce protocole de pedigree, de tenants et d’aboutissants, dans un foyer où personne n’enquête sur personne ? Est-ce bien utile ? Est-ce bien séant ? »

Déjà, Jane révélait qu’enfant sans dot d’un professeur de dessin de la Ville, – « vous pourrez voir des œuvres de mon père, au lycée Duguay-Trouin, entre autres un fusain de premier ordre, Ânes à l’abreuvoir », – elle avait promené, heurté, meurtri dans un jardinet de Saint-Mandé, entre le lilas dénudé et les lauriers en caisse, une âme hagarde, prête à tout, forcenée, une âme de jeune fille pauvre et sans métier.

Jane ne parlait pas devant Farou. Elle attendait que la fin du repas le rendît à son travail ou à son oisiveté. Elle attendait encore, seule avec Fanny, que celle-ci laissât glisser de ses genoux le livre, ou s’éveillât, fraîche, – « Quoi de neuf, Jane ? » – de sa sieste. Comme Jane ne s’y prenait pas par le commencement, Fanny ne sut jamais au juste si Meyrowicz, Polonais de la plus grande beauté, et d’ailleurs collectiviste, avait enlevé Jane à Davidson, ou s’il l’avait reçue des mains déliées, dangereuses, du même Davidson, « le » compositeur anglais.

« N’en ont-ils qu’un en Angleterre ? » songeait Fanny.

Du moins, elle savait par cœur Antoine de Quéméré, premier malheur de Jane.

– Quand j’attendais mon père, au bout de la petite terrasse, contait Jane, je l’attendais si longtemps avant l’heure, penchée, comme ça, que j’en gardais une barre douloureuse, là, à la hauteur de l’estomac. À force de ne rien trouver de nouveau à regarder, j’en avais le vertige… Je balançais une fleur au bout de mon bras… Les filles sont des démons, vous savez…

« Non, je ne sais pas », répondait Fanny en elle-même.

–… et les pires jours, je me disais : « Qu’il passe un homme, et je laisse tomber la fleur… » J’ai fini par lâcher la fleur, elle est tombée entre les oreilles d’un cheval… mais sur le cheval il y avait un cavalier.

« Bravo ! » s’écriait Fanny en elle même. « Quel joli baisser de rideau pour un premier acte ! Si je le proposais à Farou ?… »

Mais elle fronçait le nez tout de suite.

« Pourquoi ça ressemble-t-il encore à une pièce anglaise ?… Myerowicz, au moins, il battait Jane. Elle l’affirme, elle m’a montré aussi sur son bras la place où ce dégoûtant sadique l’a brûlée… Ça me fait autant d’effet, même moins, que Le Lys brisé au cinéma, les malheurs de Jane… »

– Farou, dit-elle un jour à son mari, explique-moi pourquoi, lorsqu’une femme non mariée parle des amants qu’elle a eus, elle les nomme généralement ses « malheurs » ? Et pourquoi les mêmes hommes s’appellent « bonheur n° 1, bonheur n° 2 », etc., si la dame est mariée ?

– Fous-moi la paix, répondit la grande voix rêveuse. Et même laisse-moi bien tranquille.

– Farou, je finirai par croire que tu ne connais rien à rien. Peux-tu seulement comprendre pourquoi Jane parle avec mépris et malédiction des hommes qui ont partagé sa couche ?

Farou parut réfléchir.

– Mais oui, je peux le comprendre. C’est naturel.

– Oh !…

– C’est la survivance, honorable, de la pudeur chez la femelle. C’est contrition. C’est aspiration vers un mieux.

– Farou, tu me fais rire !

Il la couvrit sévèrement de son regard jaune, comme si Fanny fût son troupeau, ou son potager ceint de murs.

– C’est toi qui ne comprends rien. Tu es bien trop simple. Tu es un monstre. Et d’ailleurs, tu m’aimes, ce qui t’enlève tout discernement.

Elle lui mit le bras au cou, frotta contre lui son petit nez blanc.

– Tu me tiens chaud, dit Farou en la dénouant de lui. Tu es logique et consistante comme un troisième acte. Laisse-moi travailler. Envoie-moi Jane, un verre d’orangeade, un raisin, des choses sans poids…

– Petit deuxième acte gentil… celui du lit ? suggéra Fanny, malicieuse.

– La paix, Fanny ! Pas d’esprit ! Pas d’esprit ! Tu es la seule femme ordinaire que je connaisse. Veille sur tes prérogatives !

Il lissait, d’une lourde main douce, les cheveux noirs de sa femme, et elle lui demanda tout bas, sans hardiesse, s’il l’aimait :

– Je n’en sais rien, ma chère…

– Comment ?…

– Non, je ne m’aperçois pas toujours que je t’aime. Mais si je cessais de t’aimer, je m’en apercevrais immédiatement. Et je deviendrais très malheureux…

Elle le regarda de bas en haut, avec une insistance calculée, parce qu’elle savait qu’un regard implorant laissait voir beaucoup de blanc autour de ses prunelles noires :

– Oh !… très malheureux !… Peux-tu être très malheureux, toi ?

– J’espère que non, dit-il un peu anxieux. Je ne l’ai jamais été… Toi non plus ?

Elle leva les épaules en signe d’ignorance, secoua la tête.

– Non… Non…

« Non, répétait-elle en elle-même. Des embêtements, des tas d’embêtements… Des traits que tu me fais plus souvent qu’à mon tour, probablement… Ton sale caractère de Farou, – et moi qui me sens inutile… Mais tout cela ne compte guère… Non… Non… »

– Beau Farou… Méchant Farou… Farou sans manières…

Émue, elle fredonnait à mi-voix, pour qu’il n’entendît pas que le fil de sa voix vacillait comme un jet d’eau sous le vent…

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