IV

« Très malheureux… Peut-il être très malheureux ? Ou même triste ? En tout cas, il n’est pas méchant. Mais personne n’a jamais eu l’occasion de dire, ni d’entendre dire, qu’il est bon. Ni gai, d’ailleurs. Qu’il a peu l’air d’un homme de théâtre ! Pourtant, il aime le théâtre… Non, il n’aime pas le théâtre, il aime écrire des pièces. Pourquoi suis-je ainsi faite que j’assimile son métier, son art, à un capricieux travail de femme ? Non, pas tout à fait un travail de femme, mais à un métier facile. Mais si c’était un métier facile, nombre d’autres y réussiraient. Si Farou réussit, c’est qu’il a beaucoup de talent. A-t-il beaucoup de talent ?… »

Parvenue au point extrême de ses conjectures, Fanny subissait le même malaise qu’à imaginer trop fortement une course de taureaux, par exemple, une hémorragie, une chute. Elle s’arracha à une sorte de vide attrayant, et qui la sollicitait, en jetant des appels familiers :

– Jean, où es tu ?… Jane ! J’ai encore perdu mon bâton de rouge !… Jane ! Où est le grand vase bleu ? Je rapporte des fleurs d’en bas !

Personne ne lui répondit. Elle bâilla, lasse de s’être, ce matin-là, levée tôt. Elle admira, en se penchant sur le parapet de briques, le raidillon, puis le sentier de prairie, puis la route bordée de jeunes platanes :

« Tout ça ! J’en ai fait du chemin ! Ils seront épatés. »

L’air sentait encore le crépuscule du matin. Le vent venu du nord-ouest délaissait tout le pays, recueillant, pour les verser sur le coteau qui portait la « Villa Déan », les résines, le serpolet d’une petite chaîne de montagnes herbues, le tan amer d’une chênaie basse.

« C’est un désert, cette maison ! Où sont-ils tous ? »

Un tintement faible de vaisselle résonna dans la cuisine, qui s’ouvrait sur la face opposée, verdie et comme spongieuse, de la villa. Parmi le mobilier de fer jaune, vacant, affreux, Fanny se vit seule, abandonnée soudain dans ce pays mal connu, mal aimé… Elle jeta sur la table le grand bouquet, déjà languissant, de chanvres roses et de campanules.

– Farou ! cria-t-elle.

– Présent pour lui ! répondit Farou, de si près qu’elle tressaillit.

– Tu es là ? Comment es-tu là ?

– Qu’est-ce qu’il y a ? Les moutons sont encore une fois dans l’avoine ?

Il n’ignorait pas que “Farou” est un nom qu’on donne aux chiens de berger, et daignait s’en amuser.

Il barrait la porte du hall, debout, vêtu de clair, négligé et propre, tête nue, une canne noueuse dans les mains. Il se mit à rire parce que Fanny, surprise, ouvrait la bouche en hauteur comme les poissons. Elle se fâcha :

– Pourquoi ris-tu ? D’abord, tu n’étais pas dans le hall, puisque je viens d’y prendre le gros pot rouge ! Tu viens de te promener… Non, puisque je remonte du bas des prés ; où aurais-tu passé ? Tu n’es pas une épingle, ni un sylphe ! Tu m’entends, Farou ? Et puis, tu as le nez large. Je n’avais jamais vu que tu avais le nez si large ! Pourquoi me fais-tu des blagues ? Pourquoi ne dis-tu rien ?

Il riait montrant ses dents écartées, ses dents de prédestiné au bonheur. Fanny baissa le ton à cause de cette bouche doublée de rouge sanguin, et apprêta son visage de servante choyée.

– Tu as fini ? demanda Farou.

– Naturellement, j’ai fini. Tu ne vaux pas plus !

Elle contempla le beau temps dans les prunelles de Farou, et commença à demi-voix une des Litanies Farouches qu’elle composait, paroles et musique, autrefois, aux heures d’amour apaisé :

– Couleur de vieil ambre… Couleur d’or en colère… De topaze qui brûle… De sucre d’orge des religieuses de Moret…

Un trouble passa dans les yeux qu’elle chantait, et les paupières fatiguées de Farou battirent.

– Ah ! Farou… soupira Fanny, flattée.

Mais elle se reprit aussitôt, et contint son plaisir avec une pudeur maladroite et conventionnelle. Farou, en suivant le regard de Fanny, vit son fils, déguisé et embelli dans une salopette bleue serrée à la taille. Il recourut à sa plaisanterie traditionnelle :

– Acré ! les flics !

– Ah ! en voilà un ! cria Fanny. D’où sors-tu, vergissmeinnicht ? D’où sors-tu, martin-pêcheur ? Où est Jane ?

– Je ne sais pas, répondit poliment Jean Farou.

– Tu ne viens pas du village fait comme ça, j’espère ?

– Le genre mécano se porte beaucoup, dit Jean sur le même ton.

Calme, il semblait vibrer d’immobilité impatiente, son vêtement de toile bleue exaspérait le bleu de ses yeux, et le vent levait sur son front une flamme de cheveux dorés.

– Avoue qu’il devient très joli garçon, souffla tout bas Fanny à son mari.

– Très, approuva brièvement Farou. Mais quelle manière de s’habiller !…

– Tiens, dis donc, toi ! Les fonds sont bas. J’attends la dernière minute pour remonter le trousseau du petit. Réellement, il sera sans chemise à la fin des vacances, tu sais !

– N’attends plus, Fanny. Cette garce d’Atalante est enfin vendue. Colle-lui des caleçons de soie, – avec modération.

Il lui tendit un chèque et une lettre qu’elle ne put lire.

– C’est anglais ?

– Américain, madame. Cinquante.

– Mille ?…

– Yes. Et pour Le Raisin volé, ça immine. Touche du bois !

– Jean ! Viens, Jean !

– J’ai entendu, dit le petit Farou de loin. Bravo, papa ! Merci, papa !

– C’est de ce matin, mon Farou ? Pendant que j’étais dans les prés ?… Bénie soit la main qui m’étrenne !

Toute chaude de contentement, elle releva sa mèche noire sur son œil droit et se pencha pour baiser rapidement la forte main parfumée qui tenait encore le chèque et la lettre d’Amérique. Elle vit, sur les phalanges sèches, des empreintes violâtres, grasses, et jeta un cri, un rire enfantins :

– Ah ! tu étais chez Jane, tu t’es fait traduire la lettre ! Voilà l’encre de la machine qu’elle a dans sa chambre ! Pincé !

– Ça !… dit Farou en regardant ses mains tachées. Ça ! Par exemple ! Quel œil !

– Tu le mettras dans ta prochaine pièce ! Je te donne pour ton Branc-Ursine !

Elle riait aux éclats, et fouaillait le Grand Farou d’une longue tige de chanvre rose. Elle tournait autour de lui, un peu essoufflée, agile et ronde. Elle ne s’arrêta qu’en rencontrant le regard du petit Farou, dur, chargé de méprisante pureté.

« Jane a raison, pensa-t-elle, offensée. Ce petit devient impossible… »

– Jane ! cria-t-elle d’une voix aiguë. Ja-a-ne !

– Qu’est-ce que tu lui veux encore ? grommela Farou.

– Qu’elle vienne au village avec moi, donc ! Signe ton chèque, Farou, je passe à la petite succursale King… Et on rapporte du bon champagne sucré d’épicier, et de la galette chaude, enfin une razzia, quoi… Ja-a-ne !

Jane parut, les mains sur les oreilles. Elle portait une robe de toile mauve rétrécie par les blanchissages, mais douce à son teint bis, à ses cheveux plus clairs que son front, et elle cherchait à placer un mot entre les cris de Fanny.

– Que vous êtes… Que vous êtes sensible à l’argent, Fanny ! Que vous… Le boucher va vous entendre…

– Je l’enquiquine ! piaula Fanny. Je les lui jetterai, ses dix-huit cents francs ! Comme ça, en pleine figure ! Jean, dégringole au garage, dis à Fraisier qu’il sorte la voiture… Ah ! mes enfants, ça fait du bien ! Grand Farou, tu es un as ! Jane, de quoi avez-vous envie ?

– Moi ? Mais, de rien… De rien…

– Tu l’entends, Farou ? Force-la, Farou, force-la à vouloir quelque chose !

Elle se tourna d’un saut pour le prendre à témoin. Hors de cette joie éclaboussante, il penchait sa tête frisée, à grosses mèches brunes tramées de blanc, et il paraissait écouter un son plus doux, contempler une image moins agitée.

– Quoi ?… demanda Fanny d’une petite voix.

Farou releva son regard, qui revenait de loin.

– Allez, allez ! Et remontez vite. J’ai déjà une de ces faims…

Elles décrochèrent de grands chapeaux de jonc blanc, de toile jaune, et coururent sur le raidillon : Fanny tirait la main de Jane, qui cédait de l’épaule, se faisait molle, adroite à ne point peser, à ne point buter, maniable, un peu absente. Farou les regardait descendre, et gardait sur son visage cette douceur qui exprimait chez lui l’innocence la plus sauvage. Il sentit l’approche de son fils et changea de regard.

– Tu ne vas pas avec elles ?

– Non, papa.

Il ajouta :

– Si tu permets.

La formule déférente vint juste assez tard pour que Farou pût l’interpréter comme une insolence voilée. Il leva les yeux vers son fils qui, assis de biais sur le mur, jonglait avec des graviers ronds, et faillit lui parler rudement, ainsi qu’à une femme. Il s’arrêta en regardant mieux l’étranger issu de lui-même, à peine achevé, mais dont la forme, l’attitude penchée insoucieusement au-dessus du vide étaient exclusivement viriles, douées de cet excès de virilité qui émane souvent d’un corps faible et triomphe de sa grâce. Farou contint son animosité et la dépassa sagement.

– Que vas-tu faire ?

Jean Farou se méprit.

– Mais… les attendre. Elles n’en ont pas pour longtemps.

Farou tira avec effort sa main de sa poche, pour réfuter, et changeant explicativement de ton :

– Non… Je veux dire : que vas-tu faire ?

– Ah !… Bon…

Il essaya, comme une arme, la prière timide :

– Tu me laisserais… partir… m’éloigner ? Tu me trouverais… quelque chose, par exemple chez tes amis Secrestat, en Argentine…

Farou tourna la tête vers le raidillon où la robe jaune et la robe mauve roulaient, un moment avant, comme deux corolles accolées et tournoyantes, et sa belle figure d’homme mûr mollit.

– Ça dépend, répondit-il sans élan. Ça dépend, naturellement, des conditions dans lesquelles je pourrais… nous pourrions organiser, assurer pour toi un séjour lointain…

Jean s’empara du demi-acquiescement.

– Bien entendu ! D’ailleurs, rien ne presse… Si tu permets, dès notre retour à Paris, je prendrai rendez-vous avec les Secrestat de France. Il y a la question de mon service militaire, mais d’ici là j’aurais toujours pris trois ans, presque, de Sud-Amérique et de vie commerciale.

Il forçait sa jeune voix, exagérait la précision, la rapidité des paroles, pour rendre sensible une certaine veulerie qui avait assourdi, ralenti celles de son père.

Chacun d’eux détesta, contemplant l’autre, un aspect humain différent. Farou se blessa à un fils bleu métallique, rehaussé d’or, aigu, taillé de facettes dures, à réfractions mystérieuses, tandis que Jean rougissait de toucher la mollesse épaisse du Grand Farou, élastique, capricieux et dépourvu du sens de l’avenir comme eût pu l’être une femme voluptueuse.

Farou se contraignit facilement au silence, moins facilement au geste qui souleva son bras pesant jusqu’à l’épaule de son fils.

– Nous pouvons descendre un peu à leur rencontre, dit-il.

« Non… Non… », protestait en lui-même Jean Farou, révolté sous le fardeau musculeux. « Non… Non… »

Pourtant, il supportait le poids du bras avec une douleur compliquée ; les phalanges un peu velues qui pendaient près de sa joue, et leur odeur de peau brune, de tabac, de lotion parfumée, rouvraient son cœur orgueilleux de petit garçon, le tourmentaient d’un terrible désir de pleurer, de baiser cette main pendante…

Il s’y refusa, sachant amèrement déjà que ce qui est permis à un enfant ne dépasse pas l’âge de l’enfance. Il régla son pas sur le pas de Farou, et s’effaça, chaque fois que le sentier fut trop étroit pour qu’ils marchassent de front.

Share on Twitter Share on Facebook