V

« Impossible est trop dire. J’étais énervée par ce chèque. J’ai beaucoup exagéré, l’autre jour. C'est un pauvre petit garçon désœuvré, dont aucun de nous ne s’occupe comme il le faudrait… Il n’est pas impossible du tout. Il est même très gentil…

– Jean, tu m’entends ? dit Fanny à voix haute. Tu es très gentil.

Il tourna la tête vers elle avec vivacité, lui fit un petit sourire et un salut de la tête comme à un importun, et reprit son immobilité active.

– Jean, tu n’y coupes pas de quatre… non, de trois complets chez Brennan. Je dis trois, parce qu’il vaut mieux trois complets et un pardessus que… Ramasse-moi mes ciseaux, Jean Farou, tu seras un amour !

Il bondit, tomba en boule sur les ciseaux, les rendit à Fanny et d’un autre saut regagna son siège.

– Tu n’es pas de mon avis, qu’il vaut mieux un pardessus ? Sans te flatter, tu sais, c’est pour le coup que Clara Cellerier dira de toi « Il est beau cavalier ! » Je l’imite pas mal, hé ?… Hé, Jean Farou ! Qu’est-ce que tu regardes ? Mais qu’est-ce que tu regardes ?

– Une chenille marron, dit Jean.

Il mentait. Son regard, d’un bleu brûlant, s'attachait, aveugle, au lichen jaune du mur. Tout oreilles, il écoutait, à défaut des paroles dispersées par le vent, l’expression de deux voix, conversant sur la première terrasse, quinze pieds plus bas. Fanny, qui cousait à sa place habituelle, sur le seuil du hall, ne pouvait même pas percevoir le murmure des voix. Jean mesurait la distance – deux, trois pas – qui le séparait du parapet de briques, et l’épaisseur du gros gravier crissant. Il calculait aussi qu’à l’extrémité de la terrasse haute, un vieil althea, à califourchon sur le parapet, permettait qu’une tête se penchât, invisible, mêlée à son feuillage, vers la terrasse d’en bas.

L’attention, le calcul, maigrissaient son visage brun, rose, tavelé de son sur les pommettes : il tenait sa bouche close et ne cillait pas. Enfin, il aspira l’air comme pour sauter, et s’écria très haut, sur un ton enfantin :

– Je veux bien vous tenir votre écheveau, Mamie, mais ça vous coûtera une cravate de plus !

Puis il s’élança vers l’althea, glissa sans bruit sous le feuillage sa tête et ses épaules, et avança seulement le front et les yeux au-dessus du mur.

Stupéfaite, l’aiguille en l’air, Fanny le regardait. Les yeux grands et la bouche entrouverte, elle exprimait son étonnement avec cette naïveté qui égayait Farou.

Au bout d’un moment, elle se leva, et Jean, l’entendant, lui jeta, d’un geste de bras en arrière, l’ordre de se tenir tranquille. Sur quoi elle piqua posément son aiguille dans la toile qu’elle brodait, s’avança à petits pas muets et rejoignit son beau-fils sous le feuillage de l’althea.

En bas, debout, Farou causait avec Jane. Un nuage venu du couchant, d’un rose faux et acide, colorait vaguement son lâche vêtement blanc. Assis en amazone sur le mur, il dialoguait à courtes phrases, en regardant la vallée sèche. Il rejeta d’une main ses gros cheveux bouclés en arrière, souffla « Phuu » d’un air las. Fanny pensa qu’il devait dire « Quelle sacrée chaleur ! », ou bien « Je ne me débarrasserai donc pas de ce quatrième acte ! » Elle le trouva ordinaire, fatigué, beau, et doux à voir. Jane, en robe mauve, tenait à la main des feuillets dactylographiés. Elle s’approcha de Farou, lui tendit une page, qu’il repoussa en riant, en protestant sans doute « Ah » ! non, assez ! » Mais Jane insista, et Farou, qui s’était levé, l’écarta d’un tour d’épaule, à la fois si familier et si dépourvu de ménagement que Fanny reconnut le geste, un geste de débardeur dont Farou se servait pour rejeter la cravate, le peigne, la caresse, proposés par une main amoureuse et conjugale… À sa grande surprise, Jane ne montra nulle irritation, s’accota en riant à une échelle dressée contre le mur. Elle riait largement, le cou raccourci, et elle leva les mains en secouant ses doigts en l’air ; le son de son rire monta jusqu’à la terrasse haute, et dans l’exclamation qui l’acheva « Ah ! là là, quel chichi ! » Fanny reconnut une intonation qui ne rappelait pas la voix de Jane :

« Elle m’imite, ma parole… ».

Elle se tourna vers le jeune garçon qui épiait à ses côtés. Il serrait des deux mains, pour assurer son immobilité, le rebord du mur, et témoignait de sa puissance, de son expérience à guetter, à se taire, à comprendre. Il ne semblait ni surpris, ni chagrin, et il reprit seulement Fanny d’un coup d’œil de maître qui enseignait le silence, la dignité de l’attitude sinon de l’acte…

En bas, Farou acceptait mal la gaieté de Jane, qui cessa de rire et ramena sur son visage l’expression de la plus sincère, de la plus libre brutalité… Elle cueillit, d’une main vive, une brindille, la mordit pendant que Farou parlait d’une voix basse et lente où traînaient la menace, l’insolence, l’invective recherchée. Puis elle lui coupa la parole, aboya à petits coups quelques mots brefs, tordit la brindille qu’elle mordait, la jeta au nez de Farou, et se dirigea, avec une lenteur un peu théâtrale, vers l’escalier.

– Allez, allez, en place ! ordonna précipitamment Jean Farou dans l’oreille de Fanny.

Des doigts durs de garçon poussèrent Fanny jusqu’à sa chaise longue. Quand Farou, le premier, déboucha en haut de l’escalier, Fanny, assise, tenait le fil d’un écheveau de gros cordonnet rouge, que Jean Farou, à ses pieds, embrouillait par jeu comme un chat.

– Touchant tableau de famille, railla Farou.

Il avait l’œil jaune clair, et dur.

« Il est mal luné », pensa Fanny.

Elle tressaillit et s’arracha avec peine à sa sécurité rituelle, confondue d’avoir laissé, sous le feuillage de l’althea, sa figure et sa palpitation d’espionne. À ses pieds, Jean Farou, les mains en dévidoir, se mit à chanter d’une voix aiguë. « Il exagère », pensa Fanny, et c’est à lui qu’elle faillit, indignée, reprocher : « Comment oses-tu… » Mais de l’enfant monta jusqu’à elle un regard vigilant : « Nous n’avons pas fini », et elle se tut.

– Fanny, reprit la voix adoucie du Grand Farou, c’est stupide ce que je viens de dire. Ne fais pas attention.

Elle maîtrisa, d’une petite grimace des lèvres, des pleurs qui vinrent seulement humecter ses beaux yeux bombés, et se sentit bouleversée de n’éprouver, pour Farou, qu’une adoration, une gratitude intactes, l’envie de s’excuser, d’avouer…

– Non, non… protesta-t-elle, en dépit de l’enfant agenouillé qui ne la quittait pas du regard.

Mais Jane, à son tour, parut sur la terrasse, et le trouble de Fanny fit soudain place à une attention qui imposa le silence au profond d’elle-même. Elle retrouva l’agilité des mouvements et de la parole, et s’applaudit secrètement.

– Ah ! vous voilà ! s’écria-t-elle.

– Qu’est-ce que j’ai ? demanda Jane. Vous m’attendiez ? Je n’étais pas loin.

– Oui… oui… dit Fanny légèrement, en secouant sa tête et sa mèche noire.

Elle regardait Jane avec curiosité :

« Elle aussi ?… Avec Farou ? Comment ? Depuis quand ?… Est-ce vrai ?… Je ne souffre pas. Que c’est peu de chose !… Il est vrai que j’ai l’habitude… La jolie Vivica, qui dansait au troisième acte du Raisin volé… Et, dernièrement, la petite Asselin… Ah ! ça passe vite avec Farou… »

Mais elle se rappela une certaine pâleur de Jane, sa distraite et triste humeur, ses larmes véhémentes, tout cela, quand donc ?

« Ah ! oui, le jour où je lui lisais la lettre où il apparaissait que Farou s’était « dévoué » auprès de la petite Asselin… »

Jane s’assit, ouvrit un livre qui traînait sur le guéridon de fer écaillé, fit mine de lire, puis releva la tête vers le ciel gris qui promettait la pluie :

– Mes enfants, que la fin de l’été vient vite ! Jean, vous seriez si gentil de me donner mon petit vêtement sans manches, que j’ai laissé… heu… que j’ai laissé…

– Je sais, dit Jean, qui lâcha l’écheveau et courut.

Fanny, attentive, retentissante de chocs nouveaux, entendait Jane avec stupeur.

« Mais c’est mon livre qu’elle prend là !… Mais c’est à mon beau-fils qu’elle donne des ordres, c’est dans ma maison que… »

Elle sentait son sang battre doucement, puis plus vite, sous ses oreilles, et lui serrer le col et elle se souvint d’un temps où elle était violente et jalouse. Elle attacha, inquiète, son regard sur Farou.

« Ne va-t-il pas, ne doit-il pas se passer quelque chose ? »

Mais il rêvait, appuyé du ventre au mur de brique, grand, alourdi, simple, préoccupé. Il tourna un peu la nuque vers Jane :

– C’est bien, ce bouquin ?

– Comme ça, répondit-elle sans bouger.

Jean Farou apporta le petit vêtement sans manches, le posa sur les épaules de Jane comme s’il eût craint de se brûler, et disparut. Le bruit des buffets ouverts et des cuillers remuées annonça l’heure de dîner : personne ne parla, et Fanny faillit appeler du secours, supplier que l’erreur et l’ignorance revinssent sur elle, ou bien la fureur, les cris, une sorte de mêlée… Farou bâilla, annonça : « Je vais me laver les mains », et Jane, se levant en sursaut, prit son air le plus jeune fille :

– Oh ! les pêches de vigne qui sont dans la glacière ! Elles seront trop froides !

Elle s’élança, enveloppa Fanny, en passant, d’un grand baiser léger, posé n’importe où, que Fanny reçut sans horreur ni déplaisir.

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