IX

– Il a déjeuné ? Je suis sûre qu’il n’a pas déjeuné !

– Mais si, il a dit qu’il se ferait apporter quelque chose au théâtre… Comme si Farou avait l’habitude de se laisser mourir… Vous me faites rire !…

– N’empêche qu’il se couche à quatre heures depuis trois nuits !

–Et puis ? C’est normal.

– Ah ! que vous êtes spartiate ! L’épouse spartiate, voilà ce que vous êtes. On ne s’en douterait pas à vous voir. C’est beau, d’ailleurs, c’est grand, cette rigueur, ce mépris de toute matérialité, cette…

Elles n’en étaient pas encore à mendier le « petit coin, aux couturières », mais elles tendaient un visage religieux, angoissé, dédié à Farou à travers Fanny, et elles affichaient déjà la cynique extase qui rôde autour de l’auteur dramatique et des acteurs réputés. Elles ne nommaient pas Farou, elles disaient : « Il », ou bien : « le Maître. »

« Eh bien, quoi, songeait Fanny, Il a fait une pièce, oui, il a fait encore une pièce. S’il était ébéniste, ou s’il avait inventé une brosse électrique, un tue-mouches, un sérum, est-ce qu’elles seraient là, penchées comme au-dessus d’une Nativité ?… »

Elle rengorgeait son menton un peu gras, et se taisait pour que les quémandeuses s’en allassent. Mais leur empressement même ne s’occupait pas d’elle.

– Est-ce une œuvre de la même veine qu’Atalante et que le Logis sans Femme ?

– Ce sera reculé, n’est-ce pas ? Mlle Aubaret me disait, avant-hier, que…

– Ah ! vraiment, Jane, vous disiez, avant-hier ?…

Fanny tourna vers Jane son sourire de Paris, fardé, charnu, et Jane qui brillait, blonde, dans le coin de la pièce, s’éteignit aussitôt.

– Qui ne sait rien ne dit rien, Fanny. Le maître me laisse, comme vous, dans une ignorance totale. Mais Mme Cellerier a des oreilles partout !

Clara Cellerier fumait, virile comme un collégien, en soufflant, « phuu ». Un chapeau de bois tressé en forme de petit seau, sans bords, seule disgrâce d’un « ensemble » noir et gris, la dotait d’un menton que Fanny ne lui connaissait pas. La vieille comédienne se paraît audacieusement, avec une sorte de bravoure provinciale qui en imposait depuis trente ans au public de la Comédie-Française. Elle avait amené, ce jour-là, chez Fanny, une de ces jeunes femmes de théâtre habiles à téléphoner de grand matin chez un auteur dramatique, à le rencontrer dans un ascenseur, à perdre la voix sous son regard, à lui baiser la main d’un baiser farouche et rapide, et à mourir de honte après. La protégée de Clara Cellerier espérait, ardente dans l’ombre, que Farou rentrerait dîner. Elle se borna, muette, à affliger son visage de blonde chaude d’une consternation proche des sanglots, lorsqu’elle apprit que Farou ne dormait, ne mangeait, ni ne rentrait, quasi, depuis une semaine.

– Vous saurez ce que c’est, petite, vous saurez ce que c’est, que cette fièvre des dernières répétitions, lui promit Clara Cellerier.

– Oh ! madame !… Je serais si heureuse de le savoir… La moindre occasion de m’employer…

Fanny la considérait avec une aménité froide et familière :

« Je connais l’espèce. Celle-ci l’aura peut-être, son petit rôle, elle est si obstinée… »

Jane ne se leva pas pour reprendre, des mains de l’aspirante, un verre à porto vide.

Quelques femmes attendaient l’heure d’aller dîner.

« Elles s’en iront, songeait Fanny, quand elles trouveront commode de rentrer chez elles, ou de rejoindre des amis au restaurant. Elles s’en iront dire qu’elles ont passé « un bien bon moment chez les Farou »… Je n’aime ni cette avocate, ni cette grand-couturier, ni la cousine Farou, qui croit de son devoir, quand elle vient ici, de se faire les yeux et de s’emplâtrer d’un rouge qu’elle essuie, après, dans l’escalier du Métro… Comme ma maison est ennuyeuse !… Et ce mobilier… On n’en voudrait pas pour un décor du deuxième acte à la Scala !… Je devrais… »

Une sorte de femme-oiseau, vert métallique, la jambe découverte et nerveuse, traversa le morne salon carré. Vedette comique de music-hall, la femme-oiseau brûlait de jouer le drame et la comédie. Sa petite figure d’enfant de pauvre semblait, même fardée, le plus négligeable accessoire de son corps d’acrobate. Elle marchait en pigeon pattu, dominée par l’habitude de fouler des scènes immenses, de haler des traînes ocellées et des écumes de plumages, et de faire saillir à chaque pas un petit muscle cultivé, en forme de cœur, sur son mollet de matelot. Elle saisit les mains de Fanny entre ses gants verts, fit un soupir et une plainte distingués, et sa retraite condoléante ranima un peu la gaieté.

– La vraie poule, dit Clara Cellerier. Et quand on pense que c’est probablement elle qui créera Peau Neuve, la prochaine pièce de Farou !

– Elle fait recette, dit Fanny.

– Ce n’est pas signé, dit Jane.

La jeune femme de théâtre s’agita douloureusement sur son siège.

– Remettez votre cape, petite, je vous emmène, lui ordonna Clara Cellerier.

La jeune femme de théâtre fit quelques pas de bannie, tête basse, et Clara Cellerier prit comme un œuf, dans ses deux mains, la tête de Fanny pour lui baiser le front.

– Ma chère Fanny, qu’avez-vous donc fait de votre nonchalance ?

– Ma nonchalance ?

– Oui, votre… comment dirai-je ? votre morbidezza, – que joli mot délaissé ! – votre détachement de tout… Je vous vois bien éveillée ? Évidemment, ces derniers jours vous mettent sur le gril… Mais quelle détente après le triomphe ! Beaux yeux pleins de souci…

Elle abaissa doucement, sous sa paume, les grandes paupières de Fanny, qui se relevèrent après la caresse.

« La fine vieille femme ! elle voit tout… »

Fanny contempla l’audacieux visage de la vieille sociétaire, son maquillage précis et dur qui reprenait sévèrement des lignes fondues, son chapeau de bois tressé et sa jeune robe noire… Elle allait répondre au hasard, quand Farou entra. Comme blessée, la jeune femme de théâtre ferma les yeux, entrouvrit les lèvres et porta la main à sa gorge. Le premier regard de Farou fut pour elle. Éteint, poussiéreux par plaques, le front moite et le faux col tordu, il sortait de sa répétition comme d’un pugilat dans un sous-sol, ou d’une chute dans un escalier de cave. Mais à la vue de la jeune femme de théâtre, il s’éclaira d’un sourire de convalescent, faible, heureux, et rajeunit en quelques secondes, par degrés, par montées de flamme…

– Dans quel état ! soupira Clara Cellerier.

Farou claqua des doigts dans sa direction avec impatience. Il regardait la jeune femme de théâtre et cherchait son nom.

– Versez-lui du porto, souffla Clara Cellerier à l’oreille de Fanny.

Fanny secoua la tête et lui montra, du menton, Jane qui écrasait farouchement du sucre dans des jaunes d’œufs crus qu’elle arrosait de marsala.

– Mâtin, chuchota Clara, ça n’a pas l’air de l’amuser, ce qu’elle fait là, Mlle Aubaret !

Elles échangèrent un rire qui humilia un peu Fanny, et Farou parla enfin :

– Bonjour tout le monde !… Je vous demande pardon, Clara, je suis mort. Mais cette enfant-là, c’est la petite… Voyons, je ne connais qu’elle…, la petite…

Il tenait la main de la jeune femme de théâtre par le bout du petit doigt, et balançait un gracieux bras nu sans défense.

– La petite Inès Irrigoyen, souffla Clara Cellerier.

– Joli nom pour une blonde ! dit Farou.

– Mais c’est le mien, avoua la jeune femme, chancelante.

– Bon, bon, on vous pardonne… Mais qu’est-ce que vous faites là debout, toutes ?

– Nous partons, nous partons, dit Clara. Dans un moment pareil…

Son excellent mouvement de fausse sortie souleva, puis chassa les attardées, et jusqu’à la cousine Farou. Derrière elles, Clara répétait, piétinant sur place :

– Allons… Allons … Sauvons-nous… Dans un moment pareil…

– Ça a marché ? demanda Fanny.

Un souvenir vindicatif noua les sourcils de Farou, et ses yeux jaunes menacèrent une horde absente :

– Oui, oui… Ah ! les chameaux !… Admirables, d’ailleurs… Ils seront admirables… Surtout…

– Surtout qui ? demanda Clara avide.

Il lui jeta un coup d’œil de méfiance professionnelle.

– La plupart seront admirables.

– Qu’ils sont heureux ! risqua l’écolière blonde. Trois lignes dans une pièce de vous, maître, c’est un grand rôle.

Il lui rit malignement au nez, pour lui montrer qu’il n’était point dupe. Fanny connaissait ce sourire un peu nègre, cette grimace de plein air à nez froncé et dents découvertes dont Farou abusait sur ses photographies et dans les tête-à-tête intéressés.

– Trois lignes ? Vous les voulez ?

Comme prise de vertige, la jeune femme appelée Inès s’accrocha à la main de Clara, et retint son souffle.

– Trois lignes… et un zéro à côté du trois ? Le petit rôle de la dactylo ?… Hein ? Hein ?… Qu’est-ce que c’est que cette horreur, Jane ?

Il repoussa le verre que la main de Jane lui tendait.

– Encore votre truc d’œufs crus ? Repassez ça à un tuberculeux, ma chère. Un peu de porto, s’il vous plaît.

Il but et changea de ton.

– Mademoiselle… Inès, vous voudrez bien vous souvenir que la répétition est à une heure précise, dit-il froidement. Favier a le rôle, il vous le remettra. Mlle Biset l’a rendu cet après-midi.

– Rendu ? répéta avec éclat Clara Cellerier.

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Mon cher ami, dans quel temps vivons-nous ? Rendu ? Biset, rendu un rôle ?

– Oui. Enfin, je l’ai fichue en l’air, si vous aimez mieux.

Clara se redressa militairement.

– Ça oui, j’aime mieux !… Pour l’honneur de l’art théâtral, j’aime mieux !… La générale sera reculée, Farou ? Non ? Vous passerez au jour dit ? C’est admirable ! Venez, petite. Que vous la rendez heureuse, mon cher maître !

Elle entraîna la jeune femme blonde, qui soigna sa sortie, trébucha un peu, balbutia, et fit l’enfant sur le seuil de la porte ouverte, en battant des mains.

– Pas mal, pas mal, estima Farou en arrachant sa cravate et son col. Elle a le manque de naturel qu’il faut pour le rôle.

– Il y a aussi la fille de la concierge, insinua Jane du fond du salon.

Fanny la chercha de l’œil avec stupeur. Elle la vit pâle, les yeux assombris et brillants.

– Vous, répondit Farou tranquillement, allez donc dire à la femme de chambre qu’elle me verse un bain, et qu’elle me prépare une chemise et des chaussures. Et bornez à ces soins vos compétences théâtrales !

Jane disparut sans un mot, mais ferma la porte avec bruit.

– Comme tu lui parles !… dit Fanny, gênée…

– Ne t’en occupe pas, Fanny-ma-Fanoche !

Il gisait, le cou nu, au creux du divan, et ferma les yeux. Il était fourbu et sûr de lui, et victorieux dans son repos.

– Tu repars ? demanda Fanny à mi-voix.

– Bien sûr, je repars.

– Tu dînes ?

–Non. Je serais trop fatigué si je dînais, je tomberais de sommeil… Je mangerai quelque chose là-bas.

– Tu es content ?

– Assez.

Il se borna à ce mot bref et elle n’insista pas. Qu’eût-elle tenté de savoir ? Elle connaissait quelques scènes de la pièce, un dénouement à surprise, qu’elle n’aimait guère, une fin de deuxième acte sur laquelle Farou lui avait demandé son avis avec une indifférence affectée. Elle se sentit contrainte, étrangère plus que jamais à la vie professionnelle de son mari.

« Voilà… Douze ans presque de ménage, et une pareille gêne entre nous, une pareille raideur d’articulations… »

– Tu es jolie, en ce moment.

Elle tressaillit et se hâta de sourire au beau regard jaune fixé sur elle.

– Je croyais que tu dormais, Farou.

– Tu es jolie, mais tu as l’air triste. Peut-être es-tu triste, au fait ?

Il leva une main, la laissa retomber, molle, sur le divan.

– Quel drôle de moment tu choisis, Farou…

– Fanny, ma chère, où prends-tu qu’on choisisse ?… Je sors d’un désert, dit-il en se levant et en étirant ses bras. Ces gens, là-bas… Il y en a un qui ne peut jouer sa scène capitale qu’en montrant le profil droit. Si je le fais changer de côté, il devient mauvais. Il y en a une qui joue sa scène de désespoir avec les cheveux tondus et collés à la fixine… Si tu la voyais rouler la tête sur les genoux de son amant… Ah ! non… Et Silvestre par là-dessus !… Quelle cage !… Tu as une jolie figure d’être humain.

Il posa ses mains lourdes sur les épaules de Fanny, et se complut au blanc visage, aux paupières bombées à la turque, bistrées. Elle se laissait regarder avec un trouble profond, agréable comme une douleur voluptueuse. Un craquement du parquet avertit Fanny que Jane venait de rentrer.

– J’aime à constater, dit Farou sans se retourner, que vous savez parfois fermer les portes doucement, Jane.

Il ne reçut point de réponse. Quittant Fanny, il marcha méchamment sur Jane.

– Hein ? Bienfaisant lutin de la Dundee marmelade ! Vous voilà plus calme, maintenant, il me semble ?

Débordé par la fatigue, il riait d’un rire un peu ivre, et se vengeait des longues contentions, des orages étouffés dans le guignol, au bord de la scène…

– Il m’a paru que vous n’aimiez pas les interprètes blondes… Hein, Jane ?

Fanny le rejoignit et le tira en arrière comme s’il se penchait sur le vide :

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– Farou, tais-toi ! pria-t-elle précipitamment.

Elle surveillait Jane, Jane exaspérée, pâle singulièrement, insultante…

– Je vais me gêner, dit Farou très haut.

Et Jane se ramassa comme si, craignant un coup, elle essayait déjà de le rendre tout en le parant avec son front blond, ses cheveux immatériels. Une grimace inconnue défaisait l’arc enfantin de sa bouche et son regard devint haineux et misérable.

– Jane ! cria Fanny en tendant les bras.

Son cri, son geste ébranlèrent le faible corps ramassé, dont la contraction, l’inimitié soulevaient en Fanny le souvenir d’une jeune Fanny ancienne, rudoyée par Farou, ressemblante à cette ennemie, cette valeureuse, couverte d’une pâleur terne…

– Va-t’en ! ordonna Fanny à son mari. Oui, parfaitement, va-t’en. Tu as à faire dehors. Et une autre fois, tu passeras ton humeur sur moi, s’il te plaît, pas sur d’autres. Pas sur d’autres, du moins devant moi… Tu… tu es impossible, avant une pièce. Dans trois jours, tu seras… tu seras beaucoup mieux.

Elle bégayait légèrement et sentait son menton trembler. Elle ne savait plus, depuis longtemps, ce qu’était la colère et tout en luttant contre elle-même elle souriait vaguement, comme sourient certaines bêtes enchantées de leur propre courroux. Farou se méprit à ce sourire, et céda avec une grâce d’homme coupable :

– Affreux ! soupira-t-il. Je me sens affreux. Quelle brute !

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Il souligna le mot, le répéta sur un ton de banale complaisance. Fanny reprenait haleine et serrait la bouche pour empêcher son menton de trembler.

– Jane, est-ce que vous voudrez bien… commença-t-il d’une voix adoucie.

Mais Fanny lui coupa la parole.

–Non ! Pas ce soir ! Demain, tout ira mieux. Va à ta répétition, fais-toi les ongles sur Pierre et Paul, sur Silvestre, sur le marchand de programmes, si tu veux, mais laisse-nous !

–Il n’y a pas de marchand de programmes aux répétitions, dit Farou, choqué.

– Va, Farou, va à ton bain, va…

Il sortit, pendant que Fanny s’occupait aussitôt de rassembler les verres à porto vides, et parlait pour que Jane se tût encore un peu de temps.

– Ah ! là la… Non, vraiment, vraiment… Quel poison que son métier… Vous savez que dans l’état où il est, le peu de porto qu’il vient de boire suffit pour lui faire perdre son sang-froid…

Cependant elle songeait :

« Je l’ai échappé belle ! Comment Jane a-t-elle pu s’abandonner ainsi ? Elle allait parler, crier, parler surtout… »

Repoudrée, recoiffée, Jane se rougissait les lèvres. Elle les mordait, mangeait le fard frais, puis les rougissait de nouveau, machinalement.

– Oh ! vous savez, dit-elle soudain, je n’aurais pas été embarrassée pour lui répondre ! Il ne me fait pas peur, tout grand Farou qu’il est. J’en ai vu d’autres…

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Elle défiait la porte que Farou avait refermée et il lui échappait les mêmes paroles qu’à une fille belliqueuse ou à un ouvrier susceptible. La petite grimace plate changea de nouveau sa bouche, et Fanny frissonna de malaise et de solitude.

– Jane, si nous dînions ? J’ai horreur de ces manifestations nerveuses. Nous sommes seules, Jean est à sa réunion de la « Jeunesse Agissante »…

Jane lui prit le bras. Ses doigts encore durcis dansaient sur le bras de Fanny et elle lui donna derrière l’oreille un baiser dépourvu d’expression.

« Il y a deux mois, pensait Fanny, je me serais mise à table toute seule, ou bien j’aurais rabroué vertement la demoiselle… Mais je suis si timide depuis que je sais qu’ils sont coupables… »

Elle eut, devant elle, une stoïque compagne qui buvait, mangeait et parlait. Mais, transparente par moments, Jane se taisait. Alors, Fanny lisait en elle le passage de la douleur ou de la violence, comme sur le visage d’une femme grosse se devinent les mouvements secrets de son enfant.

Un peu plus tard dans la soirée, Jean Farou rentra. Il sentait le tabac et une odeur d’homme qui n’était pas la sienne. Il vibrait encore des cris que cent bouches outrecuidantes et jeunes avaient proférés autour de lui, des paroles qu’il avait jetées, insensées et vaines, dans la fumée. Habillé de neuf, la cravate mal choisie, une boursouflure chagrine sous les yeux et une ombre nouvelle sur la lèvre, Fanny le compara à un fruit sali. Il rompit en entrant un grand silence de couture et de lecture où s’étaient réfugiées les deux femmes, assises presque coude à coude, sous la lampe familiale.

– Tu es content ? Tu as bien hurlé ? Tu as bien bu des saletés ? Tu as jeté des bases ? Tu en as renversé d’autres ? Tu as mal au cœur ?

Fanny n’attendit pas les réponses ; elle s’interposait entre Jean Farou et Jane ; mais Jean, infaillible, ne regardait que la figure de Jane. Il ne se tourna vers Fanny que pour l’interroger des yeux :

« Qu’a-t-elle ? Que s’est-il passé ? Que lui avez-vous fait ? »

D’un tour d’épaule, Fanny, excédée, répondit :

« Eh ! fiche-moi la paix ! »

Le petit Farou n’osa pas parler à Jane, qui le tenait à distance par dédain, écartée de lui surtout par une sorte de répugnance monogame.

– Oui, dit-il enfin, sans se rendre compte que personne ne lui demandait plus rien. Ça a été très brillant. Nous faisions honneur à nos pères. Ils n’auraient pas désavoué les stupidités que nous avons dites. Quelle pétaudière !

Il changeait depuis le retour, il acquérait une assurance qui le diminuait. Fanny, parfois maternelle, le regardait avec tristesse.

– Mon père est au Vaudeville ?

– Naturellement, dit Fanny.

– Ça marche, là-bas ?

– Il dit que oui. Il ne t’y a pas encore emmené ?

– Pas plus que vous, Mamie. Et vous, Jane ?

– Aucun traitement de faveur pour moi, répondit Jane, les yeux sur son livre. J’ai entendu au Vaudeville, depuis qu’on répète, des bouts de lecture, des grincements de dents, et des discussions entre Silvestre et les décorateurs. Farou cache son travail sur scène, vraiment, comme…

– Comme un chat ses petites affaires dans le sable, dit Fanny qui voulait qu’on rît un peu. Et au fond, je me demande pourquoi ?

– Par timidité, dit Jean.

Jane leva la tête sur ce mot, et rabaissa aussitôt, sur son livre, un mauvais petit sourire.

– Vous ne me ferez pas croire que vous n’avez jamais remarqué, Mamie, que mon père est timide ?

– J’avoue, dit Fanny vexée, que cette… caractéristique ne m’a… pas précisément frappée jusqu’ici.

Mais elle parlait en hésitant, et réfléchissait.

– Je vous crois, Mamie, je vous crois sans peine… Jane non plus ne doit pas l’avoir remarquée.

Cette attaque indirecte n’ébranla pas Jane. Le regard de Jean épousait avidement les épaules de Jane, les bras, les genoux de Jane, les cheveux de Jane, mais Fanny ne lisait plus, dans le bleu enflammé de ses yeux rougis par la fumée, qu’une gloutonnerie et une rancune sans espoir.

« Peut-être qu’il commence à le haïr », pensa Fanny.

Il perdait peu à peu la bienveillance de sa belle-mère et s’en rendait compte. Libre de lui donner des soins matériels, elle le morigénait encore avec une rudesse de nurse : « As-tu seulement coupé tes ongles de pieds, et pris ton Eno’s fruit salts ?…

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Je te connais ! Ta devise, c’est « Chaussettes de soie et pieds douteux. Dents brossées et langue sale. »

Mais elle ne se fût pour rien au monde assise en face de ces yeux bleus pleins d’un excès de couleur, clairvoyants, aguerris, pour demander :

« Explique-moi comment tu sais que ton père est timide !… Verse-moi, toi qui ne vis pas avec lui, qui causes si peu avec lui, qui n’es pas son allié, verse-moi ce que tu prétends connaître, ce que tu connais miraculeusement de lui… »

La jeune bête mystérieuse et malheureuse piétinait sur place, soulevait des journaux, secouait une boîte à cigarettes vide : mais Jane ne tressaillit, ne quitta son livre qu’en entendant sonner minuit à une horloge lointaine.

– Alors, quoi, vous restez là, toutes deux ?

– Farou en a pour sa nuit. Silvestre maintient ses dates. Vendredi, matinée des couturières. Vendredi, en soirée, générale…

– Vingt-quatre mille de recette, samedi, poursuivit Jean.

– Inch’allah !

– Qui est venu, aujourd’hui, Mamie ?

– Des gens, dit Fanny, laconique. Clara. La cousine Farou. D’autres gens… Personne.

Jane, atteinte par les noms de Clara et de la cousine Farou, craignit celui d’Inès Irrigoyen, tendit un visage souffreteux et batailleur, mais Fanny ne se souvenait même pas, à ce moment-là, de la jeune femme blonde.

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– Et là-dessus, mes enfants, je vais me coucher.

– Moi aussi, dit Jane.

– Frappante… Frappant ensemble, railla Jean. Il n’avait pas osé dire « solidarité ». Jane l’entendit et prit l’offensive.

– Eh oui ! Monsieur-le-petit-Farou, eh oui ! frappante solidarité ! Vous trouvez à y redire, Monsieur-le-petit-Farou ?

– Moi ? Non… Pas du tout…

Perdant toute sa superbe d’enfant offensé, le petit Farou contemplait avec terreur sa première ennemie.

– Chut ! Chut ! La paix ! La paix ! commanda doucement Fanny. Oh ! tous ces Farou, ce que j’en ai assez…

Elle poussait Jean Farou vers sa chambre.

– Dors bien, mon petit.

Mais elle ne put empêcher qu’au moment où Jean se retourna sur le seuil, il ne vît Jane accotée à l’épaule de Fanny, d’un air de faiblesse intentionnelle et de défi.

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