VIII

Elle fut, au moment du départ, la moins gaie, mais tous étaient habitués à la gaucherie frileuse de Fanny, ralentie au seuil des gares, un peu empêtrée sur les marchepieds d’automobiles. Quand il fut temps de remettre aux gardiens les clés de la Villa Déan, de monter en voiture, Fanny sembla s’éveiller, noua sous son oreille les pans d’une écharpe, enfonça jusqu’à la racine de son nez le bonnet de feutre que son gros chignon déformait. Elle alla et vint, d’un pas incertain, sur la terrasse, toucha le loquet de la porte fermée.

– Mais non, Fanny, mais non, vous n’avez rien oublié, lui cria Jane.

« Je voudrais », se disait Fanny, « je voudrais recommencer l’été, munie de ce que je sais. Je verrais la maison autrement, et le pays et les gens et moi-même. Déjà, ces sièges vides n’ont plus la même figure ; cette grande bâtisse est moins laide ; le plan des chambres et des deux étages me devient clair comme dans une maison à façade éboulée… »

Elle entendit des rires et vit que Jean Farou, couvert par jeu de tous les manteaux superposés, s’en allait conique comme une meule de paille. Elle rit par imitation, trébucha, se tordit le pied.

– Toujours tes chevilles de beurre ! gronda Farou.

– Vous feriez mieux de lui donner la main, repartit Jane.

Elle venait la dernière, gracieuse dans un imperméable de jeune fille en soie bleu pâle. Farou s’arrêta pour l’attendre, passa sa main dans la sangle de cuir blanc qui serrait la taille de Jane et l’entraîna.

– Allez ! Ktt ! Ktt ! petit cheval bleu !

Il avait l’air, comme toujours à la fin de ses vacances, vêtu d’habits d’emprunt, le gilet et le veston ouverts, le chapeau repoussé sur la nuque. Sur son front frisait la touffe drue, parure des taurillons.

Le pli effacé du pantalon, la cravate lâche mécontentèrent Jane ; mais Farou, l’œil clair et les dents découvertes, riait et savait mépriser le bon ton avec coquetterie.

– Ktt ! Ktt ! petit cheval !

« Quelle innocence ! » admirait Fanny. Et que lui a-t-elle dit, elle, tout à l’heure ? Qu’il ferait mieux de me donner la main… Combien de fois, depuis trois ans, – non, quatre ans, – a-t-elle dit des phrases de ce genre-là ? Je n’y faisais pas attention… « Vous feriez mieux de lui donner la main… »

Des soies d’araignée barraient le sentier ; le soleil de sept heures et demie, bas et rouge, ne séchait pas la rosée. Un automne sec et doré mordait le pied des petites montagnes comme une flamme nonchalante.

Fanny cueillit au passage, par-dessus la haie du potager, des asters violets qu’elle avait dédaignés la veille.

Dans le train, Jane voulut aménager « le coin de Fanny », déroula la couverture de kasha léger, glissa le coupe-papier entre les pages d’un roman tout neuf. Mais Fanny ne souhaitait ni soins ni sommeil.

– Je suis bien, merci, je suis bien, disait-elle d’une voix distraite.

Son bel œil un peu bestial errait sur les prés. Une arabesque violette, sur les pans de son écharpe, et le fard vif de sa bouche s’accordaient pour blanchir encore son teint de brune blanche.

Jean Farou, sur le quai, promit de laisser le volant aux mains de Fraizier, promit de ne pas rouler à la nuit close, promit avec célérité et mauvaise foi ce qu’on lui demanda de promettre.

– Quel journal voulez-vous, Fanny ?

– Aucun pour l’instant, merci. Je suis bien.

« … Et le plus fort, c’est que je ne suis pas mal du tout », continuait-elle.

Les premières petites gares comtoises passèrent le long du train, chargées de treilles à raisins noirs compacts. Farou lisait les journaux à sa manière.

– Ils n’annoncent pas… Non, ils n’annoncent pas encore.

– Quoi donc ? demanda Fanny en sursaut.

– La mise en répétitions, donc. D’où tombes-tu ?

– Tu sais, moi, quand on me fait lever à cinq heures…

Une courbe de la voie ramena sous les yeux de Fanny, au loin, la colline qu’elle quittait, la villa carrée qu’elle ne reverrait plus. Elle se pencha pour voir disparaître une des rares maisons qui l’eussent, depuis son mariage, abritée pendant deux étés.

Share on Twitter Share on Facebook