X

Les jours qui suivirent apportèrent à Fanny ce qui lui était nécessaire d’agitation, de banal imprévu : Esther Mérya, la principale interprète, prit un refroidissement ; Henri Marsan se foula la cheville dans une costière ; un décor neuf, refusé par Farou, imposé par Silvestre, retarda à son tour la répétition générale. À chaque incident, Fanny constatait sans fièvre :

– C’est comme pour Atalante. C’est le même coup que pour Le Raisin volé

Mais Farou, oublieux et sensible, dégouté de son texte ressassé, s’indignait de bonne foi :

– Où a-t-on vu une pagaïe pareille ? Où ? Allez voir à Berlin, allez voir à Londres !… Quel gâchis ! Quelle incurie ! Quelle…

– Et ta petite Irrigoyen, qu’est-ce qu’elle fait dans tout ça ?… Ah ! oui… elle ne fait rien, Dieu merci ! Biset a repris son rôle.

« Tiens ! » s’étonnait Fanny. Elle cessa de s’étonner, en constatant chez Jane le retour, les progrès d’un contentement qui lui éclaircissait les yeux, le teint, le son de la voix. Au moindre appel de Fanny, elle accourait : « Que voulez-vous, ma Fanny ? » pareille à une jeune fille, blonde, rosée, ailée et active comme une abeille.

Un petit chant contenu, à peine saisissable, ne dépassait pas sa bouche fermée. Interpellée, il lui arriva, en répondant « Quoi, Fanny ? » de laisser surprendre sur son visage la candeur et l’espoir d’une fiancée.

En même temps, Farou recouvrait – dès qu’il tournait le dos aux répétitions, aux essais d’éclairages et au chevet d’Esther Mérya – sa douce humeur, tantôt planante, tantôt vautrée plus bas que terre, son regard d’or pacifié, jusqu’à ce parfum qu’il exhalait quand il était voluptueusement heureux, et Fanny redevint sombre.

La trahison quittait les paliers inférieurs, remontait jusqu’à elle. Le plaisir de Farou cessait d’être une passade, un caprice né dans la rue, de la rue, du théâtre, contenté n’importe où. Elle en venait à débattre enfantinement les grades d’une hiérarchie de l’adultère :

« Les petites Asselin, les Vivica, les Irrigoyen et tout le fretin, ça regarde Jane. À elle d’enrager, de larmoyer un peu dans les coins, et de faire – elle ose ! – des scènes à Farou. Mais Jane elle-même, mais ma maison, mon pauvre domaine de femme qui ne possède rien en propre… »

Elle désirait, pendant l’insomnie et pour la première fois, une chambre où elle eût pu dormir, veiller seule. L’appartement ne contenait qu’une seule « chambre d’ami », dont disposait Jane. Le petit Farou couchait dans une pièce qui se fût nommée, sans lui, le boudoir de Madame. Fanny et son mari reposaient la nuit côte à côte : un seul cadre d’ébénisterie anglaise, de l’époque Bing, sertissait leurs deux lits jumeaux. Leurs corps apprivoisés voguaient ensemble la nuit, depuis des années. Farou, infidèle et routinier, exigeait la présence, la chaude immobilité de Fanny, sa javelle de cheveux noirs éployée qu’il pouvait froisser à plein poing, en étendant la main dans l’obscurité… Son sommeil aimait celui de Fanny, ses yeux bombés si étroitement protégés par une vaste paupière, sa bouche penaude quand elle dormait, et tout son corps exclusivement féminin, vallonné, montueux, couché sur le flanc, les coudes près des genoux.

– Il n’y a rien de plus clos que toi quand tu dors, lui disait-il…

« Il me traitait de couche-dehors, à cause de cette attitude en chien de fusil. Il disait que j’avais dû, autrefois, courir les chemins et gîter dans les fossés… »

Chagrine, lâche, puis sage et dissimulée, se fiant à son visage qui, plein et douillet comme celui des enfants, ne trahissait guère que les grands tumultes, elle errait entre une douleur ennuyeuse et la crainte de tout ce qui est désordre extérieur, cris, aveux, convulsion des visages et des corps…

Des passants, saisonniers comme le sansonnet et l’hirondelle, la distrayaient. Ils traversèrent le logis béant, annonçant que l’orageuse période des répétitions était près de finir, que la pièce enfin allait éclore. Fanny entrevit un confrère de Farou, spécialisé dans la récrimination ; elle entendit, derrière une porte fermée, des revendications hautes et pleurardes :

– Non, mon vieux, si tu fais métier de me faucher mes sujets sous le pied, ou de reprendre systématiquement ceux que j’ai portés à la scène avec plus ou moins de bonheur, il faut le dire ! Ton Impossible Innocence, c'est ma Guerrière, voyons, pas autre chose que ma Guerrière. Comment ! l’amour est à tout le monde au théâtre ? D’accord, mon vieux, mais n’empêche que les similitudes sont là ! Déjà, Flers et Croisset, qui se servent impudemment de ma Rosine… Avoue que je joue de malheur !…

– Tu ne joues même que ça, répondit Farou, qui devenait promptement, comme disait Fanny, “méchant à l’homme “.

Elle vit passer des jeunes comédiennes qui baissaient la voix pour faire naître en Farou des idées de complicité ; des duègnes tonitruantes, un très beau jeune homme qui s’en alla gonflé de pleurs comme de pluie une rose.

– Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce que tu lui as fait, Farou ? Il pleure !

Farou s’esclaffa.

– Je pense bien qu'il pleure ! C’est Crescent !

–Qui ?

– Crescent.

– Qui, Crescent ?

Farou leva les bras.

– Oh ! Il n’y a que toi pour ne pas connaître l'histoire Crescent ! Je n’ai pas le temps. Tu demanderas à Jane…

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Fanny ne sut jamais ce que c’était que l'histoire Crescent… Vinrent, enfin, les reporters spécialistes des avant-premières, et les photographes. Pour ceux-ci et pour ceux-là, Farou arbora sa grimace de faune au soleil, debout, appuyé des deux poings à son bureau… Vinrent, l’un sans l’autre, Henri Marsan et Esther Mérya, protagonistes, qui se plaignirent l’un de l’autre. Vinrent des comédiens obscurs à faces d’huissiers, qui, répétant consciencieusement et modestement depuis un mois, déclarèrent cependant, quatre jours avant la générale, qu’ils ne joueraient pas « dans ces conditions-là ».

– Quelles conditions, Farou ?

Farou eut un geste d’indifférence despotique.

– Je ne sais pas. “Dans ces conditions-là… » « Sur ces entrefaites… » « À telles enseignes… » Ce sont des formules explétives et obligatoires.

– C’est grave ?

– Mais non, ma Fanny, Dieu, que tu es gobeuse. C’est seulement normal. Ils joueront, et très bien !

– Alors, à quoi riment… ?

– Ah ! à quoi riment… ? Et la chimère, Fanny ? Et le besoin de grandir à mes yeux, et aux leurs ?

Il changea de ton, parla sec.

– Fanny, c’est après-demain que tu viens à ma dernière répétition de travail. Si tu vois mon fils, tu seras bien aimable de lui dire qu’il peut t’accompagner.

– Et Jane ?

– Elle est prévenue.

« C’est une convocation, pensa Fanny, ce n’est pas une invitation. Distinguons. Pourquoi prend-il ce ton-là, quand il se décide à me montrer une pièce nouvelle ? « Par timidité », dirait Jean Farou. »

– Tu seras sans doute contente de constater que j’ai atténué la scène du coffre-fort… Branc-Ursine vole toujours les lettres, mais il vole en coulisse, dans la chambre à côté.

Fanny retint un grand éclat de rire, se mordit le dedans des joues. Farou ne se résignait à lui parler de ses pièces que sur le ton d’une pédagogie revêche.

« Par timidité, songea derechef Fanny. Cet implacable enfant avait raison. »

Mais elle se remit à rire intérieurement.

« Il vole en coulisse… C’est délicieux ! »

– De sorte, continuait Farou comme au tableau noir, que le public est assez informé en lui voyant la liasse entre les mains, et le jeu de scène muet peut porter bien davantage que le cri… C’est le baisser du rideau… Compris ? acheva-t-il, soulagé.

– Très bien ! Très bien ! approuva Fanny. Beaucoup meilleur ! Beaucoup moins…

– Oui, oui, je sais, interrompit Farou. File à ton « essayage fini », à ton essayage-fanny. Tu seras belle ?

Elle fit l’Andalouse, l’œil de velours sous son bandeau noir.

– Fatale ! Fatale et discrète. Dentelle, peau sous dentelle, une tarte en corail rouge en plein milieu du corsage… Tout à fait ta grand-mère !

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– Chouette ! Je ferai l’amour avec ma grand-mère !

Elle se souvint, longtemps après, qu’il avait, ce jour-là, l’œil vague, un tremblement nerveux dans la paupière droite, une terrible envie de vacances, de vulgarité de sottises, de bombance, visible à travers son voile de surmenage. Il sourit à Fanny d’une manière femelle et baissa la voix :

– On dit qu’il y a un si joli film à Aubert…

Et elle eut un peu pitié de lui, en prenant conscience qu’il manquait de sommeil, de liberté, de repas trainards, d’air pur, et que, pourtant, il n’esquivait jamais ni une responsabilité, ni une corvée professionnelles…

– Tu ne vas pas là-bas, cet après-midi ?

– Pas pour mon poids d’or ! Je n’irai que ce soir. Ils répètent mieux sans moi, d’ailleurs. Je les gêne plutôt… Oui, je les gêne, répéta-t-il avec mélancolie… C’est drôle, je ne peux jamais leur être utile jusqu’à la fin…

– Alors, repose-toi, fais-toi une beauté… Jane, vous venez à mon essayage fini ? cria-t-elle.

Jane surgit de la salle à manger, manches roulées, un tablier noué sur sa jupe, et très jolie.

– Fanny, vous délirez ! Et la nouvelle femme de chambre, qu’est-ce qu’elle fera ? Elle ne sait même pas mettre un couvert ! Il faut croire qu’on ne mangeait pas, dans son ancienne place… Et puis, je me repasse des combinaisons…

Elle maniait un fer à repasser captif au bout de sa longe électrique, et Fanny partit seule.

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Elle revint lasse d’avoir joué à la « dame de l’auteur » devant de jeunes vendeuses glaciales et de vieilles vendeuses lyriques, agiles, empanachées de cheveux blancs et de cheveux rouges, gonflées de fausses émotions, de potins sanguinaires, brûlantes d’une passion démodée pour le théâtre, les artistes et les « pièces du boulevard ». Celles-ci posaient à Fanny cent questions, s’arrêtaient par miracle au bord de l’indiscrétion la plus outrageante. Elle aimait ces vieilles dames délurées, pleines de griffes, sataniques, et maternelles comme les suppôts d’un enfer pour damnés convalescents.

Le logis, quand Fanny rentra, respirait purement. Un arôme vinaigré portait jusqu’à l’antichambre la nouvelle que Farou s’était délassé dans un bain. Il chantait, au loin, passant et repassant du cabinet de travail à la salle de bains jadis blanche, jaunie et dont le confort datait.

La nouvelle femme de chambre, zélée pour quarante-huit heures, suivait le valet de chambre et recueillait les avis qu’il lui donnait à mi-voix. Tous deux tournaient autour de la table dressée, à pas dévots, comme autour d’un chevet mortuaire ; mais Fanny savait déjà que dans l’office la nouvelle employée fumait, éteignait les bouts de cigarettes sous son dé… N’importe ! cette maison ressemblait, ce soir, à un foyer, pourvue d’un maître, ornée d’une amie probablement dévouée, et si peu coupable, sans doute… Un besoin d’aimer en paix, d’ignorer, de vieillir, amollit le cœur de Fanny.

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Quand refleurira le temps de la crise,

Quand Rip, Pierre Wolff et tous les Bourdet

Auront tous la ceri-i-se…

Quand Mirande, altier sur ses parts de prise…

chantait Farou, qui n’était pas superstitieux.

Un rire de Jane accueillit l’improvisation, et Fanny, qui, avant d’allumer les appliques de la coiffeuse, déposait un grand carton sur le lit, vit, sur le fond clair de la salle de bains, en corps de chemise, Jane bardée de son tablier de servante et rinçant un blaireau.

– Quoi ? dit Farou. Ce n’est pas une jolie chanson, peut-être ?

– Stupide ! répondit la voix d’ange de Jane.

– Ah ! oui, stupide ?…

Il pressa Jane contre le mur, la masqua toute de son corps haut et épais. Il ne resta rien d’elle que deux petits pieds et un coude nu posé sur l’épaule de Farou.

De sa paume appliquée sur le front, il lui renversa la tête et lui baisa commodément la bouche, sans s’attarder.

– Et ça, c’est stupide ?

La jeune femme déguisée en servante se secoua d’un air de bravade coquette, se mira et déclara d’une voix un peu assourdie :

– C’est pis que stupide, c’est bâclé.

Elle quitta le champ clair de la salle de bains et Fanny trembla de peur.

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« Elle va me voir… Elle va venir ici… Elle va savoir que je les ai vus… »

Et elle s’enfuit dans la salle à manger, où, par contenance, elle buvait un verre d’eau quand Jane la rejoignit.

– De l’eau avant le repas ? Deviendriez-vous raisonnable, Fanny ? Vous rentrez ? Où est la robe ?

– Je la rapporte, dit Fanny.

– C’est plus sûr. Mais ne buvez pas si vite ! Qu’est-ce qui vous prend ?

– J’ai un peu froid, dit Fanny.

Jane lui reprit le verre à demi plein.

– Froid ? Ah ! non, Fanny ! Pas de plaisanteries, n'est-ce pas ? Pas de grippe avant la première ! Mais c'est que je n’aime pas du tout la figure que vous me ramenez ! Donnez vos mains ?

Les mains de Fanny se laissèrent violenter par deux mains qui gardaient l’odeur vinaigrée du bain de Farou ; deux yeux d’un gris sombre, fermes, fouilleurs, forçaient les siens et y pourchassaient la maladie possible… Elle toussa un sanglot et ses yeux se mouillèrent.

– La gorge ! Naturellement ! Aspirine, quinine, lit, boissons chaudes… Farou !

– Laissez-le…

– Pensez-vous ! … Farou !

Il vint, les joues et les oreilles blanchies de poudre, sa petite chanson improvisée aux lèvres.

– Elle est malade, interrompit brièvement Jane.

– Non ! protesta Fanny en se débattant.

– Non ? dit Farou.

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– Elle-est-ma-lade ! affirma Jane. Grand Farou, vous allez là-bas ? Alors, passez à la pharmacie qui ne ferme jamais, et envoyez par la voiture de l’aspirine anglaise, une boîte d’autoplasmes, la solution de bleu de méthylène… J’écris tout ça, vous donnerez le papier à Fraisier…

Elle sortit, tandis que Farou se penchait sur Fanny en répétant :

– Eh bien, ma Fanny ? Eh bien ?…

« Ah ! et puis, tant pis, c’est plus commode », pensa Fanny.

Elle fit un petit sourire d’excuse à Farou, ferma les yeux et glissa tout de son long sur le tapis.

Sa fausse défaillance lui donna du répit, du repos. Retranchée derrière ses paupières closes, elle écoutait le son des voix, les respirations pressées. Farou la ramassa à pleins bras, maladroitement et avec force elle s’abandonnait à ces bras d’homme faits pour ravir et blesser. Elle savait qu’il lui cognerait les pieds en passant la porte, mais qu’il la tenait ferme. Toujours cette odeur de bain vinaigré…

– Eh ! ôtez-vous de là, que je passe, dit-il à Jane.

– C’était pour vous tenir la porte qui se rabat… Est-ce que c'est comme ça qu’on secoue une femme évanouie ?… Attendez que j’ouvre le lit… Allez dire à Henriette qu’elle remplisse la boule d’eau chaude…

– Je téléphone au Dr Moreau ?

– Si ça vous amuse. Pour l'instant, j’en sais autant que lui. Il faut avant tout qu’elle fasse une réaction rapide… Elle n’a rien aux bronches, elle respire bien.

Ils parlaient vite, en sourdine. Fanny prolongea cet affût, cette détente, cet alibi. Elle s’était arrangée pour laisser rouler sa tête d’une manière qui l’embellissait, et la lampe de chevet imprégnait de rose ses paupières abaissées. Une main glissa sous ses pieds déchaussés la boule flasque et brûlante.

– C’est bouillant, dit la voix de la femme de chambre. Je vais retirer les bas de Madame…

– Alors ?… Je m’en vais ?… demanda Farou.

– Oui, allez-vous-en. N’oubliez pas la pharmacie.

– Quelle question !… Je téléphonerai du Vaudeville ?

– Si vous voulez. Mon impression est que c’est un malaise très passager.

– Mais elle n’a pas l’habitude des malaises, dit Farou, perplexe.

– Ce qui lui retire le droit d’en jamais avoir, n’est-ce pas ? Allez vite…

La main de Jane, en cherchant les agrafes de la robe, effleura les seins de Fanny, qui ne put réprimer un sursaut de femme bien éveillée. Honteuse, elle ouvrit les yeux.

– Ah ! vous voilà ! dit Jane. Ah ! vous voilà !… Eh bien ! vrai !…

Elle voulut rire et éclata nerveusement en pleurs. Oublieuse d’un rite qui la jetait au creux des genoux de Fanny pour y rouler sa tête et ses larmes éparpillées, Jane pleura debout avec simplicité, un mouchoir en tampon sur les yeux. D’une main, elle faisait signe :

– Attendez, ça va être fini tout de suite…

Les grands yeux de Fanny, sombres et sans expression, fixés sur elle, ne la gênaient pas. Elle s’assit sur le lit, releva le bandeau de cheveux noirs qui descendait sur la joue blanche.

– À présent, racontez. Comment est-ce venu ?

Fanny serra ses mains fermées, ramassa ses forces pour se taire.

« Si je parle, Jane va s’écrier : « Comment ! c’est pour ça ? C’est parce que Farou et moi… ? Mais ça remonte à la nuit des temps ! Mais vous n’accordez à cela aucune importance ! Mais vous avez dit vous-même, vingt fois… »

– Vous ne seriez pas enceinte, par hasard ?

Le mot sembla si saugrenu à Fanny qu’elle sourit.

– Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? Vous croyez-vous à l’abri de toute espèce de petits Farous ou Faroutes ?

– Non, dit Fanny, gênée…

Ce qu’il y avait en elle de plus ordinaire et de plus sensible contempla un moment l’image qui trouble toutes les femmes : un enfant, indistinct et petit… Fanny posa sa main sur le front blond de Jane et fut imprudente avec hésitation.

– Cela ne vous…, ne vous ferait pas… Enfin, vous n'auriez pas… d’ennui si je mettais au monde un méchant petit Farou ?

Les paupières de Jane s’abaissèrent, tous les traits de son visage – par les narines dilatées et blanchies, par les coins de la bouche tressaillants, le menton qui décelait les mouvements du gosier avalant à vide – luttèrent et triomphèrent.

– Non, dit-elle en rouvrant les yeux. Non, répéta-t-elle, réfutant quelque revendication qu’elle étouffait, – non.

« Je ne crois pas qu’elle mente », jugea Fanny.

Elle ne retirait pas sa main, qui froissait les cheveux blonds. Ainsi, elle maintenait à distance, au bout de son bras, une tête, un corps qu’elle eût attirés dans ses bras, étreints dans une confusion égalitaire de harem.

Elle exigea, un peu plus tard, les menus profits de sa situation. Elle représentait une des deux puissances que révère le personnel domestique, la maladie et la richesse. Elle eut une tasse de consommé, la marmelade de pommes arrosée de jus de rôti, du raisin, les journaux illustrés sur son lit, Jane se tint dans le salon pour ne pas fatiguer « la malade ».

« Comme on s’occupe de moi », pensait Fanny.

Elle s’exerçait à demeurer couchée sur le dos, les bras jetés sur le lit, nus et cherchant la fraîcheur.

« J'ai probablement un peu de fièvre ; non, ce sont les bourdonnements de l’aspirine… »

Un son plein, de flux et de reflux, s’approchait, s’éloignait d’elle, apportant et retirant une image dont elle ne comprenait pas très bien, en ce moment, l’importance : Jane aplatie contre le mur, presque supprimée par le corps considérable de Farou…

Elle s’endormit, et s’éveilla vers onze heures ; Jean Farou demandait à Jane, d’une voix contenue, la permission d’entrer. Jane, sur le seuil de la chambre, le tenait en respect d’une manière prude.

– Vous la fatiguerez… Ce n’est guère la place d’un garçon… Demain, si elle passe une bonne nuit…

Reposée par un sommeil bref, Fanny n’aimait déjà plus qu’on la traitât en malade, et cria :

– Oui, oui, tu peux entrer ! Assieds-toi là… Je n’ai rien, tu sais.

– Rien ? protesta Jane. Elle est tombée, raide, tenez, là où je suis ! Elle rentrait de son essayage, je ne l’avais même pas entendue rentrer, et nous trouvions même qu’elle rentrait tard…

Jean, qui s’ennuyait déjà comme à un chevet d’hôpital, leva intelligemment la tête :

– Qui, nous ?

– Votre père et moi… Votre père n’est pas allé à sa répétition. Ses interprètes étaient chez les couturiers. Il s’est baigné, rasé, il a fait une toilette de mariée…

Mais Jean n’écoutait plus. Il cessait avec ostentation d’écouter, et il demeura muet quand Jane sortit de la chambre.

– Je peux parler, lui dit Fanny lorsqu’ils furent seuls. D’ailleurs, je n’ai plus rien. Je reste couchée parce qu’il fait bon dans le lit, et je ne veux pas être laide à la générale ; les gens croiraient que j’ai le trac.

Il ne répondit pas. Au bout d’un moment de silence, il dévisagea Fanny et lui jeta un « Alors » ? » si crochu, si âprement inquisiteur, qu’elle en rougit.

– Quoi ! alors ?… Alors, rien !

Elle s’agita dans son lit, et remonta son oreiller.

– Alors, répéta Jean, ils étaient là quand vous êtes rentrée ?

Elle ne répondit rien, et ses yeux fuirent le bleu minéral du regard qui la traquait.

– Et alors ?…. Alors, vous êtes… Vous vous êtes trouvée mal ?… Comment ?…

À ces mots, elle revit l’enfant gisant sur le talus, tête et pieds pendants, et les cheveux blonds grumeleux de terre… Mais aujourd’hui, l’enfant n’était plus qu’un étranger furieux de douleur, égoïstement grisé du besoin de se faire mal, et plus mal encore. Nulle ombre de pitié ne mouillait les yeux bleus, qui l’interrogeaient insoucieux d’elle, et sur la bouche pure, entrouverte, tremblait une seule question honteuse, la même, toujours la même…

– ils étaient…, où ?… balbutia-t-il.

Elle n’aurait jamais cru qu’il en viendrait là.

Nulle ombre de pitié… Elle tourna sa tête de côté sur l’oreiller pour cacher ses pleurs.

– Quand vous êtes rentrée, est-ce que…

Entre ses cils, déformé par ses larmes, elle voyait l’enfant qu’elle avait, mal et bien, soigné, qui grandissait à ses côtés depuis plus de dix ans. Fort de sa première douleur, il ne vivait plus que pour la nourrir.

“Que c’est cruel, un enfant sans espoir ! “ se dit Fanny.

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Et ses larmes plus faciles lui dérobèrent la figure blonde, l’âpre curiosité des yeux bleus.

– Est-ce qu’ils étaient ici ?

Comme elle se taisait, il fit un geste d’impatience emportée, où paraissait son mépris des pleurs.

– Si j’étais vous, Mamie !…

Une morgue enfantine excusa le grand geste de menace qui souleva Jean de son siège.

« Un enfant…, songeait Fanny. Un enfant que j’ai élevé… Il était si doux. »

Elle redoublait de lieux communs attendris, pour s’exciter aux pleurs ; mais ce qu’il y avait en elle de neuf, d’éveillé récemment, ne le toléra pas longtemps.

« Élevé ?… Parlons-en. Et quant à sa douceur… Il n’a pitié de rien, pas même, en ce moment, de la femme qu’il aime… »

Elle se refroidissait au contact de cet enfant ulcéré, et elle parla sans hoqueter.

– Tu ne seras jamais moi, mon petit. Ne l’espère pas. Et laisse-moi me reposer. Bonne nuit, mon petit, bonne nuit.

Il ne s’en allait pas. Il touchait toutes choses, autour de lui, d’un regard qui appelait de l’aide, des témoins, des partisans, une clameur universelle. Il ne se leva, avec une célérité obéissante, qu’à la voix de Jane :

– C’est bien long, cette visite tardive… Il ne vous fatigue pas, Fanny ?

– Un peu…

– Jean ? Vous entendez ? Filez vite, mon petit.

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Il passa le seuil en évitant de frôler Jane, et Fanny, délivrée de l’enfant en armes, de sa pensée rigide, effrénée et qui battait les murs, respira.

La solitude, le silence ne furent altérés que par les bruits de la rue, et par le passage de Jane, longue, claire, par le vent à peine sensible que propageaient jusqu’au lit le rythme de sa robe et ses gestes moelleux d’esclave…

Un bec de gaz, en bas, dans l’avenue, servait de veilleuse. Découvert et pâle, le lit de Farou éclairait aussi la chambre.

L’insomnie, en son début, est presque une oasis où se réfugient ceux qui ont à penser ou à souffrir ombrageusement. Depuis trois heures, Fanny souhaitait l’obscurité, et justement l’insomnie. Elle n’y trouva guère que l’image, fraîche, aux couleurs de la vie, d’un groupe pressé contre le mur de la salle de bains. Elle l’examinait dans ses détails, le coude nu posé sur l’épaule masculine, les cheveux de Farou en boule de gui sur le mur, deux coins de tabliers voletants… Rien de bien terrible, en somme, et point d’indécence, point d’éclat de chair qui justifiât dans la poitrine de Fanny ces bonds inégaux du cœur, ce durcissement imaginaire du cœur, ni le trouble, ni la crainte démesurée que le couple eût deviné sa présence.

« Il faut que je parle à Farou. À Farou, ou à Jane ? À Farou et à Jane… »

Elle ne se reconnaissait plus.

– Tu es bien trop simple, tu es un monstre, disait Farou.

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Où était cette Fanny-là, le monstre ?

« Oui, c’est à Farou qu’il faut parler d’abord. Pas de cris, pas de scène, tout bonnement le mettre en face d’une situation… impossible, voyons !… Nous ne sommes plus de tout jeunes amants, je ne parlerai donc pas au nom d’une jalousie physique qui n’intervient que pour la plus petite part… »

Mais une fantaisie de cette plus petite part lui remit en mémoire la bonne bouche nourricière et saine de Farou, et le souffle de ses narines quand il prolongeait un baiser tenace. Elle s’assit brusquement, donna la lumière et saisit un miroir sur la table de chevet. Sa figure de femme violente, superposée à sa figure douce, la dotait d’un menton pli, d’une lèvre inférieure avancée qu’elle corrigea. Sauf les beaux yeux au regard buté, elle se trouva laide, mais l’expression de sa propre violence ne lui déplut pas.

« Je peux encore me mettre en colère, songea-t-elle, comme elle eût dit, en temps de siège « Allons ! nous avons encore du sucre pour trois mois ! »

Elle lissa de la main ses joues et son menton, repoussa, rangea au second plan sa figure violente :

« En cas de besoin… On ne sait jamais… »

Elle se calma, rendue une sorte de sécurité pour avoir vu et palpé sur son visage, intacte et propre tout emploi, la sauvagerie native des femelles. Un mouvement de loyauté amena une trêve :

« Plus tard. En tout cas, après la première. »

Aussi éteignit-elle sagement la lampe, et lorsque Farou rentra, vers trois heures du matin, elle se tint immobile sous ses cheveux et l’épia.

Dans la pénombre, il tournait sans but, en toussant de fatigue et d’énervement. Puis il abandonna ses vêtements comme un vaincu. Son large dos se voûtait lorsqu’il n’y pensait pas, et ses bras tiraient en avant ses épaules. À l’aspect de cette tristesse corporelle, une indéfectible alliée d’autrefois, tapie sous la grande écharpe de cheveux noirs, faillit voler au secours, offrir breuvages, sourires, paroles, tous les réconforts éprouvés par un passé de dix années… Elle se contint, en souffrit bizarrement, et imita le sommeil.

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