VI

Elle dormit peu, ne s’agita guère. Le petit jour lui montra Farou reposant dans le plus grand des deux lits. Fatiguée, elle l’examinait et ne pensait plus à lui, ni à elle-même. Elle observait qu’il avait, en effet, le nez large, partant les yeux écartés l’un de l’autre. « On dit que c’est signe de mémoire. » Un souffle frais suffit à la faire frissonner, et déjà elle tendait hors de ses draps une belle jambe de baigneuse, pour aller se réfugier dans l’autre lit contre un grand corps immobile, insensible et chaud. Elle suspendit son élan machinal, replia sa jambe et se recoucha.

« Je suis ridicule. On dirait vraiment que Farou me trompe pour la première fois. Il en a eu, depuis moi, des maîtresses ! Il en a eu ! »

Elle se les énumérait tout bas, et demeurait froide, presque égayée de les nommer. Un son vague de pas à travers les planchers, une toux féminine étouffée l’avertirent que quelqu’un veillait, ou venait de s’éveiller à l’aube.

« C’est elle. Je suis sûre que c’est elle. Elle ne dort pas non plus. Elle attend le jour, elle attend… C’est une fille qui doit, d’ailleurs, attendre admirablement, malgré ses petites explosions. Qu’est-ce qu’elle attend ? Tout de même, nous sommes une fille raisonnable. Nous savons parfaitement que Farou… »

Mais elle subit au même moment, docile, le choc sans violence qui, renversant une petite période de temps, lui donna de revivre un après-midi d’août, la sieste à digestion lourde, le rêve d’orage et d’attente au sein duquel Jane pleurait furtivement. Après le rêve, la réalité, pareille au rêve, lui avait montré Jane pleurant debout, dérobant une larme. Une larme, une seule larme, cueillie et éteinte entre deux doigts comme une braise… Parmi tant de larmes dépitées ou voluptueuses, la seule larme dont Fanny eût voulu, toute sa vie, ignorer le poids de perle, la seule larme aussi qui pût recréer Fanny toute neuve, rajeunie, dispose, parmi l’atmosphère lucide et respirable du malheur.

Elle se leva doucement, adroite et pleine de précautions, comme si elle se mouvait dans l’obscurité. Farou soupira, endormi, se retourna, moulant sur lui tout le drap comme un grand pli d’onde. Vingt fois, la malignité publique, la négligence de Farou lui-même, avaient convaincu Fanny d’imaginer ce corps d’homme luttant pour le plaisir, domptant un doux corps féminin… Maint repli de sa mémoire cachait des souvenirs de petites larmes aigres, d’insomnies, de lettres soustraites, puis restituées en secret à Farou. Prénoms, écritures inconnus, dessins effaçables… Les embellies venaient vite, elle les pouvait escompter, et faisait bon visage en les attendant.

« Je ne connais rien qui soit plus digne d’admiration que l’orgueilleuse indulgence de Fanny Farou pour son grand matou de mari ! » s ‘écriait Clara Cellerier, du haut de sa jeune voix aiguë de vieille dame.

« Il n’est guère difficile d’être orgueilleuse, et même indulgente, quand on est seule à régner sur quelque chose, fût-ce sur une trahison… Depuis quand ne suis-je plus la seule, dans mon ménage, à souffrir de Farou ? »

Elle rassembla d’un tour de bras son câble de cheveux noirs, qui lui semblèrent importuns :

« Oh ! ceux-là, trois coups de ciseaux… »

Elle envia les cheveux courts, argent, miel, seigle, que le vent dispersait sur le front de Jane.

« Eh ! la blonde, elle doit trouver le temps long, là-haut. Elle pleure si facilement. Je dois bien la gêner… »

Elle se sentit rougir, pressa son poing fermé contre ses dents et darda un furieux regard sur l’homme endormi que le matin gris, peu à peu rose, ne troublait pas. Couché sur le dos, il entrouvrait la bouche en rond et tout son visage exprimait une ingénuité importante. Une méprisable gaieté transporta Fanny :

« Si on ne jurerait pas qu’il va chanter ! »

Elle détaillait le nez large de Farou, l’espace plat, fendu d’une ride verticale, qui séparait ses sourcils, les cils droits et courts. Le bas du visage commençait de vieillir, détendu, mais la face, fortifiée d’un bonheur énigmatique, le cou rond comme un arbre, le nid emmêlé des cheveux, une trivialité sereine, se réclamaient de la mythologie et de la faune. Fanny se détourna de la bouche entrouverte :

« Il sent la ménagerie, à jeun, comme tout le monde… »

La large main de Farou, paume renversée, se tendit au bout d’un bras à veines sarmenteuses, s’ouvrit vers Fanny comme un hommage de confiance, et elle faillit, surprise, fondre de tendresse sur cette fleur onglée.

« Ah ! il faut que je prenne garde à tout, maintenant… Il faut que je me tienne, que je réfléchisse, que je décide… »

Elle marcha vers la salle de bains d’un pas silencieux, raidie d’attention, sourdement infatuée de son deuil tout neuf.

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