VII

– Ne reste pas là, voyons, Jean !… Jean, lève-toi…

Qu’est-ce qu’il y a ? Si tu n’es pas malade, je n’admets pas une minute qu’on s’abandonne de cette façon-là ! Jean ! Tu es tombé ?… Es-tu tombé ?

Fanny n’osait pas le secouer, mais elle s’indignait que l’enfant, conscient, restât sur la levée du chemin, blond et gisant comme un faon assassiné. Son long corps délié chevauchait le faîte du talus, chevelure et pieds pendants. Une étrange couleur, verdissant son visage, dénonçait la pâleur sous le hâle à lunules de son. Un regard bleu et humide monta jusqu’à Fanny.

– Tombé… murmura-t-il. Vous pouvez le dire, Mamie. Je suis tombé.

Elle souleva une main molle qui ne serra pas la sienne.

– Où as-tu mal ?

– Nulle part, merci.

Il referma les yeux et respira longuement. Fanny, qui cherchait sur lui, incertaine, des traces de chute, un peu de sang, suspectait malgré elle l’inertie, la langueur, même la pâleur de cet enfant imprégné de secrets.

– Vous êtes restée bien longtemps, en ville, Mamie…

Il parlait les yeux clos, d’une voix égale.

– Tu es bon, toi… Tout ce que j’avais à acheter… D’abord, comment le sais-tu que je suis restée longtemps ?… Et puis, le courrier qui n’était pas trié, j’ai attendu… Je ne pouvais pas savoir que je te trouverais sur ce chemin comme une fleur fauchée… Et puis, il y a du nouveau ! Si tu savais la dépêche que je rapporte pour Farou… Ah ! ça te réveille, je vois…

Jean venait de s’asseoir aisément ; mais, sous ses paupières, une sorte de buée violâtre continuait à persister.

– Une dépêche du Vaudeville… N’aie pas l’air de la connaître avant Farou… « Mon cher maître, revenez vite, urgence mettre L’Impossible Innocence… »

– Dieu ! que je n’aime pas ce titre ! marmotta Jean.

– « … en répétitions. Passons 1er novembre. Affectueuse admiration. Silvestre. »

II y a « mon cher maître » et « affectueuse admiration ? » Oh ! là là…

– Quoi ? C’est correct.

– Très correct. Et le premier tour « nouveauté » promis à Trick et Bavolet par contrat ? Qu’est-ce qu’il y a encore eu comme coup de torchon entre eux et Silvestre !…

– Ils ne sont pas prêts.

– Pas prêts ? Comme si c'était une équipe à n’être pas prêts, ces deux-là…

Il se remettait, et conjecturait d’un ton tranchant.

« Tout le monde est toujours plus au courant que moi », pensa Fanny.

– Alors ? On part ? demanda le petit Farou après un silence.

– Oui… Ne parlons pas du départ, voilà Fraizier… Fraizier, montez mes paquets… Si Monsieur ne travaille pas, demandez-lui de descendre jusqu’ici à ma rencontre ; s’il travaille, n’entrez pas chez lui.

– Il ne travaille pas, chuchota Jean derrière le dos du chauffeur.

– Qu’est-ce que tu dis ?

Fanny dévisagea son beau-fils si brutalement qu’il baissa les yeux et se leva comme pour éviter un coup. Elle le toisa, défait, honteux, fraîchement sali d’une compétence qu’il offrait…

– S’il ne travaille pas, il va descendre. Je me repose sur ce palier. Tu sais qu’il n’aime pas les malades. Puisque tu te sens mieux, va te laver, va t’arranger. Je ne tiens pas à ce qu’il te voie dans cet état-là.

L’enfant obéit et gravit le raidillon. Il luttait contre l’essoufflement qui lui restait de sa syncope. Il emportait, dans ses cheveux blonds, du sable et des grumeaux d’humus, comme un jeune mort repris à la terre.

Fanny ne lui fut indulgente que lorsqu’il disparut.

« C'est un pauvre petit. On est si vite une canaille, un héros ou un désespéré, à son âge… »

Elle s’enorgueillit d’avoir à le juger, et se reposa sur le banc de bois du raidillon. Le ciel, mal nettoyé de la pluie matinale, venait de s’ouvrir sur le couchant ; les nuages étirés et les montagnes brillaient du même violet purpurin, un violet comtois, rival des giroflées et des clématites. Farou descendit sans qu’elle eût tourné la tête.

– Quoi donc, ma Fanny ? Tu n’es pas souffrante ?… Je ne travaillais pas, ajouta-t-il. Il s’en faut de si peu que j’aie fini… Il y a des choses qu’on ne doit pas écrire, elles s’achèvent toutes seules, comme ça, écrites dans l’air, chantées dans un train, inventées en même temps qu’un jeu de scène…

Il dessinait sur le ciel, et Fanny reconnut dans les yeux jaunes, dans les traits pacifiés de Farou, jusque dans la saine et voluptueuse odeur du corps penché sur elle, la grâce totale qui baignait Farou après l’amour. Elle s’endurcit et n’éclata pas en pleurs.

– Il faudra pourtant les écrire au plus vite, mon Farou. Tiens…

Il lut la dépêche, hennit deux petits « Hein, hein ! » vindicatifs et satisfaits, puis fronça les sourcils :

– Je n’ai pas Charles Boyer, alors… Bernstein ne le lâchera pas.

– Mais Bernstein est si gentil…

– Ça n’a aucun rapport. Gentil… Gentil… Cette façon de parler de Bernstein comme s’il était un bouvreuil ou un petit chat !… Gentil… Jane ! cria-t-il en levant la tête.

– Qu’est-ce que tu lui veux, à Jane ?

– Je lui veux qu’on rentre à Paris, naturellement… Une dépêche à Blanchar… Une dépêche à Marsan… Ah ! et ce sacré petit Carette… pour jouer le barman… On a son adresse chez Quinson…

Il fourragea ses cheveux à pleines griffes, et mollit tout à coup :

– Ça va recommencer, cette battue des interprètes… Trente noms ; au total personne… Jane ! Qu’est-ce qu’elle fout, celle-là, quand on a besoin d’elle ?… Encore à se recoiffer, ou à faire des confitures avec un petit tablier rose… L’ange domestique… Le bon génie du Vacuum cleaner… Jane !

Il rayonnait de férocité naturelle et d’ingratitude. Fanny l’écoutait, muette, et confondue pour la première fois.

L’œil jaune s’arrêta sur elle.

– Eh bien, Fanny ? Vous n’avez pas l’air de vous douter que c’est notre année et peut-être d’autres qui se jouent là, mes enfants ?… Trick et Bavolet reculés… Dieu existe, ma parole ! Remue-toi, ma fille ! Peut-on attraper un train, cette nuit ? Jane !

Vous n’allez pas nous faire prendre le train de trois heures du matin, tout de même, Grand Farou ? Un train sans couchettes, rempli de Suisses… N’est-ce pas, Fanny ?

Jane accourait, vite et sans se presser.

– À la rigueur, vous pourriez le prendre seul… Il éclata naïvement :

– Seul ? Depuis quand est-ce que je voyage seul quand ce n’est pas nécessaire ? Et là-bas, à Paris, la maison fermée, et le gaz à rouvrir, et tous les trucs… Et puis, faites à votre guise… Ah ! ces femmes ! Je suis bien bon, après tout !…

Il perdit patience comme chaque fois qu’il cédait, et remonta vers la maison avec un grand geste qui répudiait les deux femmes.

– Laissez-le, dit Jane à mi-voix. Je vais retenir les places pour le train de jour demain. Demain soir, à huit heures, nous serons à la maison, et de neuf heures à minuit, il causera avec Silvestre. Qu’est-ce qu’il ferait de son après-midi demain, à Paris ? Il faut toujours faire son bonheur malgré lui, il est comme les autres… De toutes manières, il n’aura pas Yvonne de Bray… Ah ! il lui aurait fallu Yvonne de Bray…

Elle rit, excitée.

– Un peu plus, avec vous, Fanny, on s’appliquait le départ de nuit… « Oui, mon chéri… » Fanny, je redemande Fraizier, pour porter les dépêches… Je les tape tout de suite. Nous avons chacune une malle à faire, en somme, et celle de Farou… Si on pouvait récupérer Jean, je l’enverrais à la gare… Non, j’irai plus vite que lui… La blanchisseuse a du linge en retard. Fraizier le prendra pendant que je serai à la poste…

Elle se modéra, se fit prudemment gamine :

– Fanny, je vous veux une robe magnifique pour la générale ! Branle-bas de combat… Voyez battre mes naseaux !

Fanny, passive, se penchait sur la vallée, où les premiers colchiques naissaient de la pluie. Les bruyères rouges recueillaient un rayon bas et fauchant.

– C’est curieux, dit-elle enfin, je croyais détester ce pays… À présent que je sais que nous n’y reviendrons plus, je le trouve attachant…

Elle appelait à elle l’énergie, la dissimulation, et ne trouvait qu’une douceur avilie.

– Ne le regrettez pas, Fanny. Vous en aurez de plus beaux. Il ne faudra pas écouter Farou, l’an prochain… L’an prochain…

Accotée à Fanny, elle baissait le ton avec une rancune qui ne semblait pas feinte. Fanny écoutait, dans la voix de Jane, un son complice, une malveillance qui ne visait que Farou. Elle accepta l’appui du bras qui s’offrait au sien, bras flexueux, aminci en col de serpent au poignet, évidé à la saignée, doux, adroit, officieux :

« Ce bras trop serviable… Mais s’il fallait que j’aie horreur de toutes les femmes qui ont tutoyé Farou, je ne serrerais plus la main qu’à des hommes… »

Elle reprenait courage en quittant ses scrupules, et satisfit son quant-à-soi en s’adressant à Jane d’un peu haut :

– Jane, vous serez bien gentille de me retrouver l’inventaire des meubles de la Villa Déan… Le père Déan est si tracassier…

Jane lui tenait le coude au plus dur de la montée, et répondait « Oui, oui », l’œil sur la porte du cabinet de travail d’où sortait un grand bruit de Farou, d’armoires refermées à la volée, de table raclant le parquet, et la plainte mineure d’une servante incriminée.

La soirée, la moitié de la nuit, passèrent bruyantes. Farou prit, à onze heures, la fantaisie de remanier une scène du quatrième acte, et de dicter dans le hall. Sa voix, que se rejetaient l’un à l’autre les murs nus, son air dur de fou inspiré, sa promenade à pas martelés sur le plancher gémissant, la docilité pieuse de Jane qui sténographiait, exilèrent Fanny, qui recula jusqu’à la terrasse.

L’humidité, l’immobilité de la nuit suspendaient dans le soir une odeur de roseaux, l’écœurante vanille des budleyas.

Devant la porte ouverte, les noctuelles tourbillonnaient comme une neige grise, et Jean Farou rabattait les plus grosses à grands coups de chapeau. Il sautait parfois verticalement à la manière des chats, et l’attention de Fanny allait de cette danse d’enfant gracieux au travail impromptu, respecté, difficile. Elle s’exhortait à la lâcheté, et détournait la tête toutes les fois que le visage de Farou, passant dans le rectangle de lumière couché sur la terrasse, la rappelait à son devoir de souffrir.

« Encore une pièce de Farou… La manne incertaine… Que ferai-je à Paris ? Est-ce que c’est pour moi une ruine de tout, cette histoire entre lui et Jane, ou seulement une maladie qui guérira comme elle est venue, sans que je m’en aperçoive… »

Une joue chaude chercha sa main pendante. Jean Farou venait de s’asseoir par terre, sans bruit, auprès d’elle.

– Qu’est-ce que tu veux ? chuchota-t-elle très bas, irritée.

– Rien, dit une bouche invisible.

– Tu souffres ?

– Mais naturellement, avoua l’ombre avec discrétion.

– C’est bien fait.

– Est-ce que je me plains ?

– Tu n’es qu’un petit malfaiteur.

– Ah ! Mamie, vous n’avez pas de solidarité…

La joue, humide, pressait sa main.

– Non, souffla Fanny, orgueilleuse.

Elle tâtait en elle un point ferme, un petit calus de force solitaire, et elle répugnait à la plainte autant qu’à la conspiration.

– Qu’est-ce que c’est que toutes ces fichaises, allons, allons…

Le hochement de sa tête défit ses cheveux qu’elle sentit glisser sur son dos, frais comme une couleuvre.

– Vous avez bien de la chance, Mamie, soupira l’ombre.

Elle gratta du pied le gravier :

– Il ne s’agit pas de ma chance ! Il ne s’agit pas de moi ! Tu n’obtiendras pas qu’il s’agisse de moi ! Tu as seize ans et demi, tu es amoureux, tu es malheureux, tout est en règle ! Débrouille-toi !

– Débrouille-toi ! Ah ! Débrouille-toi ! Vous trouvez que c'est un conseil raisonnable, Mamie ?…

Ils chuchotaient avec une violence et une prudence extrêmes, assurés contre leur propre emportement par le va-et-vient de Farou, qui, par moments, dépassait le seuil du hall en mâchonnant dans la nuit des « Heu… Heu… Reprends-toi, mon bon Didier… Heu… Redeviens celui que tu étais avant cette journée abominable… Non, c’est idiot. Redeviens le brave petit type qui a eu le courage de me dire, hier… »

Il ne s’occupait pas de Jane en dictant, et marchait jusqu’à Fanny, comme s’il allait l’écraser sans la voir. Elle n’aimait pas ces crises, rares, de travail en public, qu’elle comparait à une sorte d’exhibitionnisme.

– « Reprends-toi, mon bon Didier, je t’en conjure ! Ce n'est pas toi qui parles, c'est elle, par ta bouche… Heu… Je t’en conjure… » Oh ! et puis, assez ! Pourquoi me laissez-vous dicter ça, Jane ?

– Quoi, ça ?

– « Je t’en conjure » et « reprends–toi », et avez-vous jamais appelé quelqu'un « Mon bon Didier » ?… Au fait, je vous en crois très capable… Dites un peu : « Mon bon Farou ? »

L’oreille tendue, Fanny et Jean recueillirent le petit rire étranglé et malheureux de Jane.

– Vous n’avez aucune envie de m’appeler : « Mon bon Farou », hein ?

– Aucune…

– « Didier, je t’en conjure… » N’oublions pas que le Vaudeville est une espèce de théâtre de quartier… « Je t’en conjure, reprends-toi… » À onze heures trois quarts, ils ont tous l’âme haute dans la salle… « Redeviens celui que tu étais hier… » etc., etc… La suite conforme au manuscrit. Bonsoir ! Fanny, je monte ! cria Farou.

Derrière lui, Jane rangea des feuillets en les tassant sur leur tranche, houssa pour le voyage sa machine à écrire. Elle était pâle et neutre comme une employée lasse, et Fanny ne découvrait sur elle aucune trace de triomphe secret, ni même d’habitude amoureuse…

« Ne vais-je plus penser qu’à elle ? » se demanda Fanny avec crainte.

Au même instant, un regard anxieux de Jane vint à la rencontre de son regard invisible, et elle se leva, laissant Jean Farou ramassé en un petit tas honteux.

– Vous montez, Fanny ?

– Oh ! ça, oui… J’ai déjà assez de la journée de demain… Et ces figures de Paris qu’on va revoir… Farou vous a retenue bien tard.

– C’est mon emploi. Mais il se tracasse pour ce petit bout de scène, c’est à ne pas croire… Ça en devient puéril…

Elle le défendait en l’accusant, et de mauvaise grâce. Elle glissa son bras sous celui de Fanny.

– Fanny, pourquoi n’est-ce jamais vous qui prenez mon bras, mais moi le vôtre ? Je suis fatiguée, Fanny…

– Il y a de quoi ! … Depuis ce matin, quel métier vous faites !

« Un métier », recensait Fanny, « de femme de chambre, de courrier, de secrétaire, de maître d’hôtel, et une demi-heure d’amour – je suis large – par-dessus le marché… Vrai ! Je vois bien les charges de sa situation, mais les avantages ?… »

Elle se sentit un peu grossière et toute-ragaillardie. Mais son optimisme faillit, lorsque, couchée non loin de Farou qui dormait avec un doux bruit flûté de bouilloire, elle eut devant elle l’écran bleuâtre de la fenêtre sans rideaux. Vide l’avant-veille, rosacée d’or et de rouge très sombre au moment où l’œil, entre les paupières rebelles, remonte lentement vers des féeries cérébrales, la fenêtre nocturne s’orna d’un givre grimpant d’images que Fanny contemplait, immobile, gisante sur une fenaison de cheveux noirs, et bercée d’un espoir de malade « N’est-ce que cela » ? N’est-ce que cela ?… »

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